Un budget fleurant les 250 millions de dollars. Quelques jours à peine pour rafler 1 milliard de recettes. Moins d’une semaine pour rassembler plus d’1 million de joueurs en France. Un jeu plus vaste en KM que tous ceux de la série réunis. N’en jetez plus, Grand Theft Auto V ne serait donc qu’un rouleau compresseur pour Guinness Book. Le blockbuster autoroutier et dont tout le monde parle, si possible lors d’un coup de pute médiatique. Des chiffres, Rockstar n’en brasse jamais autant que sur GTA. Par l’économie réelle et pharaonique sur laquelle il repose, mais aussi humaine : les 40 minutes du générique final de cet épisode explose tous les crédits des films, séries ou jeux du monde, c’est un bottin. GTA ou le monstre, la machine, le projet délirant voué à l’appétit insatiable et entropique des frères Houser. Leur obsession de tenir l’Amérique dans sa poche, de la réduire à la surface d’un écran, dans son immensité, sa mythologie, ses fondements politiques. Tout ça balayé d’un grand rire british où le sérieux se cache toujours derrière le masque de la dérision et du cynisme. GTA ne serait jamais aussi fascinant s’il n’était ce pari d’un jeu décadent et démesuré crânant devant les banquiers hollywoodiens. Son succès, son côté remake permanent de Scarface, ses histoires de villes démesurées et corrompues, sont le miroir cohérent d’une modernité née avec la renaissance américaine. Ce moment où l’histoire se récrivait en scénarios sur les coins de table d’un Diner de Los Angeles, où GTA V a pris ses quartiers.
On a beaucoup écrit sur L.A. Cette ville fascinante et vide où l’Amérique a posé les valises de sa conquête de l’Ouest pour commencer à filmer son passé. Ce grand espace insignifiant et si souvent moche, plat, entièrement voué aux voitures et la légende en polystyrène d’Hollywood. Ce n’est pas la première fois que Rockstar s’y installe (le gangsta San Andreas). Mais après Red Dead Redemption, tentative archéologique d’un retour aux fondamentaux du mythe américain, GTA V donne un autre écho à ce retour. Celui d’un aboutissement. D’une grande fin épuisée qui, par une série de coïncidences heureuses et malheureuses (on y revient), rejoint l’image de Los Angeles. Cette fatigue, c’est d’abord ce ton subversif qui semble plus que jamais engoncé dans son propre mode automatique. Après une intro rejouant le braquage mythique de GTA IV, les premières heures du jeu sont une catastrophe de dialogues surlignés et d’intentions baddass confinant à la parodie. Le jeu semble alors pris au piège de son propre système, ses codes, sa satire au bazooka d’un American Dream échoué ivre sur Venice Beach – et qui ici vise pêle mêle le star system, le matérialisme bourgeois, la corruption et l’hypocrisie de la défense américaine, du FBI aux armées privées financées par l’état ou des millionnaires pourris. Vient alors l’idée que GTA a pris un petit coup de vieux. Et qu’à l’image de son personnage central, un Tony Soprano californien, il est lui aussi aspiré dans une spirale lasse dont il ne sortira jamais vraiment, et qu’il lui vaudra mieux accepter.
Si c’est peut-être aussi les choses qui ont changé (après une décennie on est plus blasé et les enjeux pour Rockstar n’ont plus le même poids), la suite du jeu, et ses deux autres personnages avec lesquels switcher tout au long de l’aventure, nuance toutefois quelque peu la donne. Entre Franklin, un Mc Solaar aussi fade que l’original gagnant seulement en épaisseur sur les dernières heures de jeu, et Trevor, beau personnage aux allures de faux redneck psychopathe, GTA V tente une mise à plat. Si le trio répond à celui du quatrième épisode (DLC compris), il est aussi une manière de disséquer un système. Les Houser font ainsi une véritable thérapie (Michael, le Soprano, va chez le psy) de leurs obsessions et influences. Entre le homeboy en quête d’une vie meilleure reniant ses racines, l’ancien gangster père d’une famille dégénérée à laquelle il ne veut renoncer, et le marginal gérontophile débarqué d’un épisode de Breaking Bad, toutes les ramifications hip hop, punk ou cinématographiques de Rockstar passent au tamis pour finir dans un exercice critique sur l’égoïsme et la moralité au sein de GTA. A ce petit jeu, le plus passionnant est bien sûr Trevor, figure extravagante et émouvante d’un héros anar dont la violence décomplexée tente de renvoyer le joueur à lui-même. Au risque de fricoter avec un Gaspar Noé dans une scène qui a déjà fait beaucoup parler d’elle, les Houser proposent une intéressante expérience réflexive sur l’immoralité comme seuil ultime et tragique d’une liberté absolue.
GTA Vpourrait n’être que ce grand jeu bilan, le bistouri des frères Houser trifouillant à froid dans la bête qu’ils ont créé. Et ses mécanismes un peu usés pourraient avoir raison des plus patients n’y voyant que la preuve d’une machine essoufflée dont il ne faudrait pas trop faire l’éloge. Car c’est vrai, les mêmes poursuites et gunfights se répètent, la formule n’évoluant guère que par une optimisation technique estimable mais peinant à faire bouger les bases. Jamais suivre les points jaune, rouge ou bleu sur la carte n’a semblé parfois si dérisoire lorsqu’on regarde les autres intentions plus sérieuses du jeu. Jamais non plus un épisode n’a paru autant tirer à la ligne sur ses missions, malgré le retour des rocambolesques et parfois tordantes quêtes aléatoires empruntées à Red Dead Redemption. Sauf quelques scènes épiques où jongler d’un personnage à l’autre, peu de passage dans GTA V resteront des morceaux d’anthologie. Rockstar voudrait pourtant répéter voire dépasser la grande scène de braquage inspirée de Heat dans le quatrième épisode. Ainsi les cambriolages se succèdent, plus variés dans leurs enchaînements, leur level design, avec des choix même dans la stratégie à adopter (ninja ou bourrin ?). Pourtant aucun ne retrouve vraiment cette magie du jeu qui soudain percute le cinéma de Michael Mann, malgré un très beau score original de Tangerine Dream qui permet aux Houser de payer plus que jamais un tribut à leur idole.
On pourrait continuer ainsi la liste, chipoter sur certaines activités annexes qui font toujours autant de peine face au Yakuza de Sega. Dire que jamais dans un GTA le joueur n’a été autant drivé et contrarié dans son appropriation des personnages ; qui ici changent de tenue sans notre autorisation à chaque switch ou presque, quand Trevor ne vous laisse pas sur une plage, bourré, en slip, à des bornes de vos objectifs et sans véhicule. Drôle au début, la blague est un peu lourde à la longue. Elle souligne surtout un changement pour Rockstar dans la volonté de reprendre le contrôle afin de donner le ton, raconter une histoire en limitant les libertés du joueur (quand on lui offre simultanément le mirage d’en avoir plus avec ces trois personnages dont les capacités sont finalement identiques). Le sacrifice est-il lourd à payer pour le nostalgique de Vice City ? Pas tant que ça. Après une décennie de sand box à jouer les sales gosses, à moins de vivre dans un éternel espoir de recommencement, le message est passé, d’autant que le jeu vidéo regarde désormais ailleurs. Si GTA perd un peu de son esprit rock’n roll, l’essentiel n’est plus là ou en tout cas plus sous cette forme, depuis reprise par Saints Row. Il est dans la cohérence inespérée et bizarrement séduisante qui lie l’épuisement du gameplay, toujours agréable mais sans éclat, le déclin de la punk attitude, moins primitive et plus théorique, à la ville, son image, son symbole, et même ce que Rockstar en raconte.
Si GTA V s’installe à Los Angeles avec son intrigue de série B a priori sans profondeur, voire dérisoire, c’est aussi pour y trouver paradoxalement du sens. Là encore le constat peut sembler léger : survol express de la peoplisation, timide intrusion dans les studios hollywoodiens, regard acerbe sur le culte du sport et, on l’oublierais presque, critique de l’ère écolo bobo des années Obama que le jeu a en ligne de mire derrière le mythe californien. Tout ça suffit difficilement à composer une caricature qui compte, tant elle vire le plus souvent à l’enfoncement de portes ouvertes un brin réac. Mais ce n’est pas très grave. On attendait pas que GTA V soit le Zabriskie Point des frères Houser. Ceci n’est qu’une partie au fond logique du dessein plus passionnant que le jeu illustre avec la ville. Alors oui Los Santos n’a pas l’âme de Liberty City dans GTA IV. Logique, New York et L.A sont des villes que tout oppose. Jusque dans notre imaginaire. Et surtout leur vie urbaine. Leur flux. Leur circulation. Tout ici n’est fait que pour la voiture. Et si on peut se trouver déçu par la réelle étendue de la ville par rapport au reste (désert, montagne, plage, routes isolées), ce serait encore s’écarter des intentions du jeu, voire la licence. Qui pousse infatigablement à bouffer du bitume, à rouler des heures pour traverser sa carte. Jamais sans doute celle-ci n’a été si folle, si riche, organique et variée. Red Dead Redemption avait poussé déjà loin cette relecture du mythe de la frontière. Mais c’était l’Ouest sauvage. GTA V est sa version urbanisée plus belle que jamais.
Tout GTA V finit par se justifier avec Los Angeles. Cette ville mirage et obscène à l’image des personnages et leurs intrigues superficielles. Cet espace gigantesque, plein de vide et pourtant hypnotique, tel que le jeu demande de le parcourir. L’ampleur quasi indescriptible de l’espace, les millions de détails, dans les enseignes, l’usure de la voirie, l’architecture qui n’imite pas mais réinterprète en permanence la ville, font de cet épisode et de ce point de vue un chef d’œuvre. A la fois puissant par sa capacité à reproduire un environnement, et lui conférer une logique où sans cesse la vraisemblance côtoie la relecture. Celui qui n’a pas erré des heures sur les routes de nuit (avec le souvenir de Collatéral) pour s’arrêter à l’aube contempler la ville bleutée et nimbée d’un brouillard polluant, ne peut saisir la magie digitale de GTA. Celle-ci n’a rien de nouvelle. Mais GTA V pousse cette passion pour le désœuvrement touristico-numérique au maximum. Et il n’y a pas de plus grands moments que ceux-là. Aucun jeu n’arrive à la cheville de Rockstar pour créer ces instants de contemplation solitaire. On veut souvent faire la peau de l’atmosphère, qui ne serait que superficialité transformant le joueur en spectateur. C’est pourtant ce qui scotche sur un GTA. Et c’est surtout la grande ambition des Houser, depuis toujours : reproduire une émotion urbaine, faire vivre son rythme, sa pulsation, ses formes, ses lumières et couleurs. On perd en profondeur de jeu ? Mais GTA n’a jamais reposé sur une quelconque complexité. Il est le plaisir pur de chiller en bagnole la musique à fond sur des autoroutes sans fins. En vérité, GTA est un jeu d’esthète. Et GTA V son plus grand plaisir coupable, à la fois sublime et vain.