Depuis quelques films, Woody Allen ne sortait plus de ses rêveries floues pour touristes bien traités (Midnight in Paris, To Rome with Love), bien loin de la géographie précise avec laquelle il compose habituellement ses meilleurs films (dernièrement : Match Point, Le Rêve de Cassandre, Whatever Works). Après avoir longtemps survolé les grandes capitales européennes, il atterrit enfin et, redevenu piéton américain, retrouve la simplicité du portraitiste.
Epouse d’un riche businessman menant une vie de femme au foyer idyllique entre shopping de luxe et cocktails huppés, Jasmine (Cate Blanchett) se retrouve du jour au lendemain dépossédée de tout après que son mari s’est révélé être un escroc. Elle se voit contrainte de déménager de sa grande résidence new-yorkaise pour habiter chez sa sœur Ginger (l’excellente Sally Hawkins) à San Francisco. A un âge avancé, elle devra, pour la première fois, se faire une vie à elle : trouver un appartement, un boulot et un nouveau mari, tout ceci au cœur d’un milieu trop plouc pour elle.
Blue Jasmine est un objet malaisant, et une sorte de fausse joie pour qui attendait le retour aux sources de Woody Allen. Le film donne ainsi l’impression de renouer enfin avec la veine optimiste et morale de son cinéma – dernièrement, le pessimisme détrompé du très beau Whatever Works – sans pour autant en faire partie. Dans le détail, il serait plutôt une sorte de vaudeville sec, sans intentions psychologiques ni morales, pouvant tout à fait obéir à la citation shakespearienne qui ouvrait déjà Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu : « L’histoire humaine, c’est un récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur et qui ne signifie rien. »
C’est donc le chaos, entièrement porté par le « Blue » du titre (qui renvoie au standard américain « Blue Moon », chanson fétiche de Jasmine et et de son mari) qui serpente sous les atours du récit initiatique. L’initiation est, jusqu’au dernier moment, une piste à laquelle on tient mais qui ne cesse d’être déjouée.Seule intéresse Allen la série de saynètes tragi-comiques qu’il peut tirer de l’inadaptation foncière de Jasmine, tentant de ne pas se mêler plus qu’il ne faut à un milieu social que son passé l’oblige à mépriser. Toutes les scènes obéissent à ce principe, elles n’attendent que d’être enflammées, portées à ébullition par la conscience de classe de Jasmine doublée de la menace d’une crise de nerfs ; Cate Blanchett est virtuose dans ce surjeu névrotique tout en bredouillement surmené.
A la façon d’une plante grimpante, le film ne trouve sa progression que dans l’entrelacement, au montage, du passé idyllique de Jasmine et de son présent. Cette alternance, l’une des plus belles idées du film, permet de jouer d’un décalage entre les faits réels et la façon dont Jasmine les fantasme, ne cessant de les tordre selon les circonstances. On reste alors dans l’attente de voir coïncider par le montage la ruine de son mari avec l’heureuse issue de sa nouvelle vie. Pour autant l’enchaînement passé/présent n’est jamais dramatisé, ce sont deux rubans temporels qui ne mènent nulle part et transforment le présent à San Francisco, irrésistiblement, en doublure cauchemardesque du passé new-yorkais.
L’autre raison pour laquelle le film donne l’impression d’être figé est la série d’échecs que Jasmine essuie, non pas parce que les obstacles sont particulièrement coriaces, mais parce qu’en tant que personnage archétypal elle est limitée par une certaine palette de comportements bien déterminés. Le récit n’est alors que le déploiement logique et prévisible d’un comportement pathologique, chaque film d’Allen n’étant jamais qu’une collection de pathologies à répertorier. C’est l’autre grande idée du film que d’emprisonner Jasmine en elle-même : elle ne cherche pas tant à refaire sa vie qu’à retrouver aux détails près celle d’avant. Son problème est de ne pouvoir transformer son passé en mauvais souvenir puisqu’il est plus présent à elle que sa vie à San Francisco – d’où cette égalité ontologique, portée par le montage, entre le passé et le présent.
Ce vœu de reconquête s’échappe de l’espèce de soliloque inquiétant qu’elle poursuit tout le long du film, faisant d’elle une sorte de Mrs Dalloway contemporaine. L’hypothèse d’une Jasmine devenue véritablement folle, qui erre en se parlant à elle même, semble être ici le seul moyen qu’elle a d’échapper à elle-même. Pour autant la crise de nerfs de Jasmine, qui lui fait côtoyer les pourtours de la folie, a quelque chose de glaçant et d’artificiel puisqu’elle ne se déploie qu’en terme de tare, jamais en motif d’empathie – c’est une autre pathologie dans la pathologie. Jasmine reste ce monstre incompréhensible et psycho-rigide, ce pantin tragi-comique qu’on regarde déambuler de loin et qui ne sert qu’à exciter des situations. Avec tout ce qu’il brasse, on s’étonne de trouver le film si peu émouvant. Blue Jasmine frôle parfois le film-concept qui s’amuserait à vérifier jusque dans ses conséquences une morale du chaos – comme Whatever Works pouvait être une sorte d’expérience de pensée optimiste.
C’est cette froideur de moraliste avec laquelle Allen filme la chaleur qui s’échappe encore des ruines d’une vie, c’est ce paradoxe d’une forme extrêmement pensée et maîtrisée qui ne mène à rien, laissant Jasmine abandonnée autant par la vie que par le récit, qui font de Blue Jasmine un film limité par le genre bizarre qui est le sien – quelque chose comme le feel-bad movie.