The Connection est un faux documentaire présenté au spectateur sur le modèle du manuscrit retrouvé, adapté d’une pièce du Living Theater, sur des junkies qui attendent Cowboy, leur connection. C’est aussi la fiction d’un documentaire en train de se faire, dont le réalisateur et le cadreur (fictifs, donc) entrent dans le champ aussi souvent qu’ils en sortent, et dont les personnages s’adressent sans cesse à la caméra, avant de l’oublier graduellement. Enfin, c’est un incunable du cinéma underground, qui improvise sa forme et la fait entrer en résonance avec les improvisations hard bop de Freddie Redd et sa bande. Mais la postérité du film, son contexte politique et culturel (guerre froide, civil rights movement, naissance de la contre-culture, déclin des studios hollywoodiens), les accointances de Shirley Clarke (Maya Deren, John Cassavetes, Jonas Mekas entre autres) ont un peu occulté le geste formel du film. The connection est, avant tout, le périple immobile et circulaire d’un regard à l’intérieur d’un loft miteux, un regard qui scrute, enregistre, interagit – et coupe.
La présence du cadreur filtre en permanence à travers l’objectif tandis que les personnages s’adressent les uns après les autres à la caméra et cabotinent : l’écran devient littéralement un œil, et le spectateur y est greffé. D’où la sensation possiblement déplaisante de se trouver face à une version documentaire de Lady in the Lake, avec toutes les maladresses de jeu et de mise en scène qui en découlent. Mais ce dispositif se révèle remarquablement intelligent, à mesure que se déploie l’ensemble de la gamme sur laquelle joue le film. Dès l’ouverture, un carton donne le programme : c’est J.J. Burden, le cadreur du film que voulait réaliser Jim Dunn, qui a récupéré les bobines et monté le film « aussi honnêtement que possible ». Dans la fiction, The Connection est donc avant tout le film d’un monteur et ce postulat scénaristique informe le film de part en part. Si les coupes y sont peu nombreuses, elles sont décisives et d’une puissance de désorientation rare. Les premiers plans-séquences rappellent et contredisent à la fois ce précepte que Walter Murch, le monteur son d’Apocalypse Now, donnait dans In the Blink of an Eye : il faut, disait-il, que dans un film les coupes soient aussi naturelles qu’une paupière qui se ferme et s’ouvre, et qu’à la limite, chaque coupe coïncide avec le battement des paupières du spectateur, offrant ainsi à son regard un continuum d’images, scandé par un rythme régulier et syncopé à la fois, et qui se signale autant qu’il se laisse oublier. Dans The Connection, presque toutes les coupes tombent sur un temps faible, mais le film ignore aussi absolument le raccord, et propulse à chaque cut la caméra à un nouveau point de l’appartement. Le spectateur est ainsi immergé dans ce regard autant qu’il lui est étranger, et ce paradoxe lui procure les conditions d’un rapport critique à ce qu’il voit, à la fois participant et distancié, comme le serait un Malinowski devenu brechtien.
Le plus bel effet de ce paradoxe, c’est que la caméra entraîne de force le spectateur avec elle dans la fosse aux lions, au milieu de junkies d’abord méfiants et qui finissent par oublier totalement qu’on les filme. C’est ainsi que la vérité de leur condition paraît affleurer peu à peu. Sauf que la vérité, in fine, reste introuvable. The Connection est à la fois un faux documentaire et un vrai récit sur un documentaire en train de se créer, lequel est faux pour nous, mais réel pour les personnages. Cette structure à la Pirandello, surprenante pour un tel film, abolit la distinction entre le vrai et le faux, le réel et le mis en scène, l’improvisé et le composé. Le film s’affronte ainsi de biais à la question du réel, non en l’enregistrant frontalement mais en posant un cadre pour le sonder. Il en résulte un mode de vision contre-naturaliste et conceptuel, qui rapproche Shirley Clarke de Michael Snow plutôt que de Cassavetes.
On pourrait alors craindre que The Connection soit un film froid et cérébral, coupé des questions politiques et idéologiques auxquelles on l’associe habituellement. À aucun moment pourtant le formalisme du film n’évacue sa dimension politique. D’abord parce que le tableau d’époque fonctionne plutôt bien. Depuis le loft, on entend les rumeurs de la rue, sirènes de police ou junkies qui s’entre-tuent, et le filmmontre l’entre-monde de ses personnages artistes et paumés tel qu’en lui-même. Ensuite, parce que le film distribue de vrais éclairs de beauté plastique : gros plan sur une allumette qui prend feu ou sur la texture des pierres du loft, décadrages brutaux de la caméra, palpitations de la lumière sur la pellicule qui se voile, autant de moments quasi abstraits qui rappellent les origines intellectuelles de Shirley Clarke. Enfin, parce qu’en contrepoint du shoot qui redonne vie aux junkies autant qu’il les détruit, le film accroche avec brio et surprise les moments d’improvisation collective. Jamais la captation spontanée et inattendue du temps présent n’a fonctionné mieux qu’ici. On oublie alors totalement la structure en plis du film pour s’émerveiller de ce qu’enfin, le temps du défilement de la pellicule coïncide parfaitement avec le présent de l’improvisation. Pour quelques minutes, l’écosystème délétère des junkies retrouve une part d’harmonie et la vie se remet à palpiter sur les visages accablés.