Réchappé d’une heure et demie de terreur et d’extase dans le ventre du Leviathan, le spectateur finira recraché là où le film-monstre l’avait d’abord avalé : dans une nuit parfaitement noire. On lui suggérera toutefois d’attendre un peu avant de tituber vers la sortie de la salle. Le générique effacé, quelque chose revient sur le noir, sous la forme d’une constellation clignotante de poussières lumineuses. Les poussières qui résistent au néant, ce sont des mouettes, et leur vol lointain, microscopique, émeut bizarrement. D’une part parce que ces mouettes, on les a déjà croisées trois fois, beaucoup plus proches, formant un escadron funeste d’une stupéfiante beauté. D’autre part parce que dans cet archipel lumineux et infinitésimal, on croirait voir soufflée par le vent du large la poussière du film lui-même – un pur résidu de matière égaré là, dans les plis du générique. Il faut se fier à cette impression parce que c’est ainsi que Leviathan se donne à voir : comme une grande centrifugeuse visuelle et sonore battant une poussière élémentaire, cosmique, avec quoi composer toutes les figures montrées par le film (marins aux visages de pierre, faune marine suppliciée, machines hurlantes, mouettes d’apocalypse), et, in fine, tous les visages du film lui-même (documentaire immersif, film d’horreur, poème visuel, cauchemar utérin, son et lumière éco-terroriste).
C’est le moyen, proprement inouï, qu’ont trouvé Lucien-Castaing Taylor (auteur déjà du génial Sweetgrass) et Verena Paravel, pour rendre compte de plus de deux mois passés en mer, sur le pont d’un bateau de pêche industrielle, au large des côtes de New Bedford où s’ouvrait Moby Dick – pour plus de détails voir l’entretien qu’ils nous ont accordé. C’est ainsi que le film commence : dans une nuit noire, donc, que viennent percer d’abord, en même temps que de violents éclats sonores, de brusques éclats de couleur saturée. Du rouge, du vert, qui petit à petit s’agencent en formes, révélant bientôt l’image approximative d’une violente pêche au filet. Cette ouverture brutale et pleine de panique pourrait être celle d’un film de science-fiction : les images semblent vues à travers les yeux d’un personnage s’éveillant captif, ligoté, dans une station spatiale en pleine catastrophe. Un monstre guette, c’est entendu, et en même temps le monstre est déjà là : le monstre c’est le bateau, mais aussi l’océan, et encore le film lui-même. Dès lors, et à un plan près, Leviathan n’offrira aucun repos, broyant le spectateur dans une usine de visions d’effroi (le flux incessant des poissons amochés vomis par le filet contre la caméra, puis découpés vivants à la machette avec une furie génocidaire), de tableaux sublimes (les mouettes), et de gestes professionnels, tout juste lisibles et pourtant saisis avec une prodigieuse rigueur documentaire.
D’un film qui vise ainsi à vous noyer dans un grand bain de sidération (son programme formel n’est pas loin, en esprit, de celui d’un Grandrieux), difficile de dire autre chose que : c’est sidérant, en effet. Difficile aussi de ne pas s’armer d’une légère méfiance à l’endroit du geste totalisant qui semble vouloir ramasser sa matière documentaire, d’autant que Leviathan, inaugurant son voyage avec un passage du Livre de Job, revendique d’emblée d’être lu à hauteur mythologique. Mais ce serait prendre le film à l’envers : la Totalité est moins son horizon que son outil, et Leviathan se présente moins comme un film sur l’océan, que comme un film-océan. En plongeant toutes ses figures dans un vertigineux régime d’indistinction, Leviathan cherche simplement le moyen de représenter l’effet des deux forces qui pèsent sur elles, et qui se livrent l’une l’autre une lutte d’une extrême violence : d’un côté l’océan (et donc la nature), de l’autre l’industrie (et donc le capitalisme) – Leviathan contre Leviathan.
Soit, dans les deux cas, quelque chose de trop grand pour être représenté, et dont le film ne peut que sonder les effets. En cela, impossible de réduire Leviathan à un tract écolo opposant pêcheurs-bourreaux et océan martyre. Machines à tuer, les pêcheurs n’en sont pas moins suppliciés eux-mêmes, écrasés sous la même force. Et paradoxalement, le plan le plus clair à ce sujet est aussi le plus doux en apparence, parce qu’il semble préservé de l’enfer où tangue le reste du film. Dans la cabine où, enfin au calme, il vient de manger, le capitaine harassé de fatigue est abruti par un programme télé dont la nature, parce que le poste est hors champ, nous reste inconnu – c’est en fait, et c’est sidérant, une émission de télé-réalité sur la pêche en haute mer, soit la version publicitaire et romantique de son quotidien. Hypnotisé, le pêcheur semble s’endormir pour toujours, vomi là, dans la cale qui est pareille à un aquarium, par la modernité dont il est à la fois le soldat et le rebut, comme était vomi plus tôt sur le pont le butin glauque de la pêche. Il a l’air d’un gros poisson mort.
À l’extrême violence formelle de Leviathan, à son bain acide d’images et de son, on trouve peu d’équivalents dans le cinéma contemporain – sinon un autre film en mer, le Film socialisme de Godard, qui faisait un usage proche des images et du son numériques. Ultra-moderne et archaïque à la fois, il fait remonter des puissances auxquelles peu de cinéastes croient encore. Ces puissances, Jean Epstein en avait, en son temps, dressé le compte. Et parce qu’il voyait dans le cinématographe « le domaine par excellence du malléable, du visqueux, du liquide », lui aussi filmait la mer, sauf que son New Bedford était breton. Le cinématographe, disait-il, est un « génial augmentateur de la réalité des choses », le moyen de « rendre l’acuité de l’étonnement à notre regard ». Son Cinéma du Diable, écrit en 1947, donne à Leviathan son résumé le plus précis :« Ainsi devient évident le caractère arbitraire et relatif des frontières, par lesquelles nos classifications ont voulu segmenter la continuité des formes, compartimenter l’unité de la nature. Ainsi, de proche en proche, s’effritent les cloisons étanches établies entre l’inerte et le vivant, le mécanique et l’organique, la matière et l’esprit, le corps et l’âme, l’instinct et l’intelligence. Toute forme n’est qu’un moment d’équilibre dans le jeu des rythmes dont le mouvement constitue partout toutes les formes, toute la vie ».