Dans ses entretiens avec Serge Toubiana parus sous le titre Persévérance, Serge Daney vantait les mérites des Cahiers en notant qu’elle était la seule revue de cinéma capable de ne consacrer que trois lignes à un film que tout le monde avait vu. Ce film, c’était Le pont de la rivière Kwaï. L’anecdote résume assez bien le destin du cinéma de David Lean chez nous, où il fut condamné à la réputation d’être suranné, pompeux, académique. Les films de Lean, de fait, vieillissent mal, comme s’ils n’avaient jamais prévu de vieillir, embourbés qu’ils sont dans l’arrogance de leur présent, devenu le passé inoffensif du cinéma, celui que plus personne ne va désormais consulter et qu’on ne recommande plus à la jeunesse. C’est ce qui rend ces films si vulnérables dans leur superbe, si naïfs dans leur conception du cinéma-spectacle : il n’y a aujourd’hui plus de place pour les pré-blockbusters leaniens et leur sens de l’honneur militaire, ils ont été depuis longtemps techniquement surpassés.
En dehors des plus connus, les films de Lean sont surtout des films durs à voir, et ce n’est que depuis quelques années qu’on a pu redécouvrir, par une succession de rééditions et de rétrospectives, la quasi-intégralité d’une filmographie riche en fait de tout un pan méconnu, fait de mélodrames féminins, chroniques familiales, comédies romantiques. Sorti en 1970, La fille de Ryan se trouve à équidistance des films épiques et des films romantiques de Lean. C’est une sorte de Docteur Jivago d’auteur, son meilleur film, pourtant maudit : le tournage aura duré un an et le flop qu’il fit en salles conduira Lean à ne plus tourner pendant quatorze ans. Tout en étant une sorte d’ovni dans sa filmographie, cette adaptation de Madame Bovary sur la côte irlandaise en 1916, en pleine résistance contre l’occupant britannique, n’en reste pas moins un film profondément leanien, traversé par les thématiques habituelles de l’oeuvre et les résumant à peu près toutes. Dans cette brève rencontre prise dans les rets de l’Histoire, on retrouvera ce romantisme épique qui définit le cinéma de Lean, chaque film, quasiment, constituant les divers degrés de ce mélange.
Lean est un réalisateur spectaculaire au sens où ses films atteignent à une forme d’ampleur abstraite qui frôle parfois le pompiérisme. C’est ce qu’il a toujours visé : une sorte de virtuosité dans l’abstraction, d’agilité extrême dans la mise en scène qui créé un effet paradoxal d’abstraction surchargée, d’onirisme tonitruant – en cela Spielberg est bien son héritier. C’est par exemple les scènes nombreuses de tempêtes, qui sont autant de climax formels, ou celles situées dans des déserts de sable ou de glace. Dans le cinéma de Lean, le désert est l’image même de ce désir d’abstraction, ce point de confluence entre un paysage naturel et un autre qui serait intérieur. Faire coïncider les mouvements naturels ou machiniques avec ceux de ses personnages, serait une clef du style leanien, opérant depuis ce moment de bascule où la mise en scène se retourne comme un gant en image intérieure, et cherche à se transformer, parfois maladroitement, en papillon.
Une jeune femme, Rosy Ryan (Sarah Miles) se promène avec son ombrelle sur une plage de la côte irlandaise, elle attend le retour du professeur du village (Robert Mitchum) pour lui déclarer sa flamme. En quelques scènes magnifiques (une plage, une salle de classe), un premier amour, profond et pudique, est dépeint. Leur mariage sera d’abord le récit étonnant d’une déception sexuelle, filmée comme telle, puisque l’effroi de Rosy pour les « plaisirs de la chair » laissera place, dans l’acte, à la plus grande indifférence. Il est curieux de voir qu’en trois heures de film Lean atteigne à une sorte de précipité de son cinéma, une manière de ligne claire leanienne. La plage, la forêt, la grotte des amants, les falaises et les vagues, un prêtre errant, recomposent ainsi un petit théâtre à ciel ouvert. Ici, enfin, la nature devient spontanément la scène où s’épanchent et s’épanouissent les coeurs. La grande réussite de La fille de Ryan tient justement à l’idée d’avoir fait de cette amplitude épique l’écrin où vient se déposer naturellement, non plus la grande destinée d’un Lawrence d’Arabie, mais le destin sentimental et sexuel d’une femme. Ce faisant, Lean élude les deux écueils de son cinéma en les confondant : la dentelle littéraire des premiers films est soutenue, fortifiée, par la pompe formelle. L’académisme s’est dilué, ne reste plus que le suc leanien : ses bourrasques formelles au service d’un romantisme sauvage et minéral où les falaises et les fleurs ont quelque correspondance avec les pensées d’amour. Preuve en est cette idée, magnifique, de faire des diverses récurrences du sable les preuves de l’adultère (les traces de pas sur la plage, un peu de sable retrouvé sur un chapeau ou un coquillage caché dans du linge féminin, quelque chose qui serait entre une preuve tangible et les hallucinations d’un mari jaloux). Idem pour cette passion naïve pour les fleurs et le soleil, qui voyait déjà dans Jivago les jonquilles se fondre sur le visage de la femme aimée. C’est aussi la scène du premier rapport sexuel entre Rosy Ryan et son officier anglais (Christopher Jones), venu prendre le commandement de la garnison régionale. Nus au milieu d’une clairière, le trouble sensuel de Rosy s’accouple au bruit du vent dans les feuillages, les deux corps enlacés sont comparés à deux pissenlits mis à nu par le vent, à deux filaments d’araignées en équilibre précaire, fragiles images vite écrasées par les souvenirs du front qui hantent l’officier.
La fille de Ryan est d’ailleurs l’histoire d’amour, la brève rencontre entre deux personnages leaniens : l’un hanté par le désir du romantisme, l’autre par les traumas de la guerre et sans cesse rattrapé par elle. Sur la brève rencontre la cohérence est extrême, elle est la scène matricielle du cinéma de Lean, le noeud narratif de la plupart de ses films (Brève rencontre, Madeleine, Summertime, La Route des Indes, Jivago, Les amants passionnés). Cette contingence de la rencontre amoureuse est la définition même du romantisme leanien : ils n’auraient jamais dû se rencontrer mais insistent pour le faire. La scène de sexe dans la clairière en évoque d’ailleurs une autre : celle, largement discutée, du Munich de Spielberg qui entremêlait sexe et souvenirs de tuerie. On retrouve chez Spielberg et chez Lean cet onirisme halluciné, cette absence de prudence formelle qui révèle l’envers lumineux de l’esprit de sérieux avec lesquels ils exécutent leurs films : une forme de sincérité naïve, une impossible ironie qui les fait souvent osciller entre le sublime et le ridicule. Si La fille de Ryan est une oeuvre mûre et le chef-d’oeuvre de Lean, c’est que ses emballements et ses délires formels trouvent ici des corps et des esprits à leur exacte mesure. Dénuée des oripeaux du cinéma-spectacle, le plan leanien devient alors cette fine crête prélevée entre la matière et l’onirisme.