Dans le petit monde du shoot’em-up, Hiroshi Iuchi est une légende. Auteur de trois titres les plus vénérés du genre : Radiant Silvergun, Ikaruga et Gradius V, l’homme a de quoi rejoindre le panthéon des game designers japonais. Pas celui des Kojima ou Miyamoto, mais des auteurs de l’ombre, connus seulement d’aficionados voyant encore dans l’arcade un lieu de culte où prier la métamorphose perpétuelle de Space Invaders. Après avoir oeuvré pour Treasure, maison chérie des gamers old school, Iuchi a rejoint G.Rev. L’un de ces derniers bastions nippon du shoot’em-up, studio auteur de titres aussi cultes que conceptuels ou définitifs : Border Down, Under Defeat, Senko no Ronde. C’est dans ce refuge qu’Iuchi revient avec Kokuga, nouveau projet transversal sur 3DS signant son premier retour aux manettes d’un titre après dix années à jouer les petites mains pour G.Rev.
Le shoot selon Iuchi tient à une bête équation à la limite de la tautologie : puisque le genre repose sur une alternance de patterns, pourquoi pas le systématiser ? Pourquoi ne pas lui rendre ses vertus mathématiques (addition/soustraction/multiplication) en gérant les formations et combinaisons d’ennemis à la manière d’un puzzle game ? Cela donnera Radiant Silvergun et Ikaruga, jeux mythiques aux concepts vertigineux pour qui joue le score. Kokuga ne pousse pas aussi loin la radicalisation stylistique et théorique du shoot, mais n’en demeure pas moins obsédé par l’abstraction. Par ses décors ultra minimalistes d’abord, qui encastrés derrière une grille misent sur le dépouillement, une vision du shoot épurée où le spectacle son et lumière est laissé de côté au profit du pur gameplay. Un système de jeu perpétuant les métissages chers à G.Rev (là où Senko no Ronde associait shoot et jeu de combat, Kokuga fusionne shoot et jeu de carte), pour revisiter le genre du jeu de tank à déplacement libre avec la volonté de signer l’ultime titre du genre. Car si la dernière génération de console a vu fleurir nombre de shoots en arène répétant jusqu’à plus soif le concept d’Asteroid. Iuchi prend un autre chemin et non seulement anéantit toute ressemblance avec un Geometry Wars, mais rappelle au passage qui est le sensei du shoot’em-up.
Après quelques minutes de jeu, Kokuga a pourtant de quoi laisser sceptique : une progression libre (donc soumise à la seule volonté du joueur de s’investir), un tank aux déplacements manquant de rapidité, des ennemis et niveaux recyclés qu’on enchaîne parfois sans trop savoir comment. Il faut passer une première impression probablement mitigée pour retrouver la philosophie d’Iuchi et le sens de sa démarche : chaque pattern du jeu est gouverné par une logique. Par un souci de pure cohérence et de complétude visant à ce que le gameplay ne soit que stratégie au carré – jusqu’à forcer la main du joueur dans ce qui a des airs d’Ikaruga au ralenti. La vitesse du tank a priori laborieuse est ainsi non seulement gouvernée par l’inertie des ennemis, mais aussi leurs déplacements sur la grille de jeu servant à mieux calculer les angles de tir. Les mécanismes classiques du genre reviennent alors associés à ceux du puzzle game ou d’un chess shooter : l’enchaînement des patterns se joue avec les décors (multipliant parois et autres éléments), et tout ce qui permet de se débarrasser des ennemis plus rapidement (mines, bases) ; ceci en misant toujours moins sur les réflexes que la compréhension des niveaux. Mais la composition générale répétant (et soulignant) cette fabuleuse alchimie du shoot géométrique ne fait pas tout l’attrait de Kokuga. C’est aussi son système de carte, qui en distribuant aléatoirement et en nombre limité les power ou defense up, ajoute une forme de hasard inédite au genre. Cette nouvelle approche renforce avec ingéniosité l’aspect stratégique, le joueur n’étant plus soumis au principe classique d’accumulation des pouvoirs, mais sa dépense. A chacun ainsi de gérer sa cagnotte pour traverser des passages difficiles ou pulvériser un boss en cinq secondes.
Comme avec Senko no Ronde, il manque toutefois à ce combo de gameplay le degré d’efficacité supplémentaire qui transformerait le jeu en chef-d’œuvre. La mécanique est maligne de prendre le shoot à l’envers (gloire à celui n’utilisant que le tir de base sans toucher à son deck). Mais elle peine à pleinement s’imposer comme le font les plus addictifs des puzzle games (le hasard des cartes obligeant le jeu à ne jamais forcer leur utilité, le concept est parfois tué dans l’œuf). C’est finalement en voulant aller toujours plus sur ce terrain qu’Iuchi perd aussi la force de sidération de ses chefs-d’œuvre (Gradius V touche au génie par ses mécanismes et son sens du spectacle). Malgré ses limites, Kokuga reste un titre passionnant qui dans l’univers du shmup propose une jolie alternative à Cave et ses énièmes versions de DoDonPachi. Un regret, celui de n’avoir pu tester son multijoueur (dans une récente interview sur shmup.com, G.Rev dit avoir conçu le jeu dans cette optique). C’est aussi ça l’inconvénient des jeux de niche : parfois on est seul dedans.