Expliquant à Yasmine, la fille de son ami Ali, ce que son père et lui fabriquent, Avi Mograbi dit : « Le film qu’on fait est un documentaire. Il montre ce qui se passe vraiment. Ce n’est pas une histoire inventée ». Pour qui connait l’œuvre du cinéaste israélien, entamée dans sa forme longue par Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon (1999) et son entrelacement de fiction conjugale et d’impossible approche de l’ennemi politique, la définition prête à sourire. Partage trop sommaire, trop simple, entre le documentaire et la fiction, le réel et l’imaginaire, mais qui dit cependant quelque chose de la méthode Mograbi : ses films ne sont en effet pas le produit d’une histoire inventée a priori qu’il suffirait de mettre en scène, mais ce qui s’invente dans l’impossibilité même de leur accomplissement. Il y a toujours, comme coeur et comme moteur, un scénario introuvable, un projet qui bloque, une position intenable. L’histoire n’est pas du domaine du faux : c’est une façon de s’approcher des choses autant qu’un art de l’agencement, de la composition – du faire et du faire avec. En ce sens, elle appartient pleinement au « documentaire ». Dans un jardin je suis entré est ainsi, autant qu’un film, un lieu qui se construit au fur et à mesure de la rencontre des corps, des récits, des langues, des temps et des espaces. Ali et Avi, à la recherche d’un temps que d’aucuns souhaiteraient perdu, en réveillent, par la parole, les traces les plus anodines, et l’étonnante proximité.
Il faudrait emprunter à Foucault la notion d’hétérotopie pour tenter de saisir la manière dont ce film d’intérieurs (maison, voiture), presque étouffant, se raccorde au réel. Ni « directement » à la manière d’un reportage, ni indirectement à la manière d’une reconstitution ou d’une utopie. Dans un jardin je suis entré évoque pourtant un temps passé, celui d’avant 1948, où le Moyen-Orient n’était pas encore le théâtre des déchirements entre Chrétiens, Arabes et Juifs, mais le champ de « vies entrelacées », selon la belle expression d’Ali. Et, dans l’appartement de Mograbi, le tournage ne fabrique rien moins que les conditions pratiques de la résurrection de cet âge d’or. Avi le Juif israélien, Ali le Palestinien d’Israël et Philippe le Français (à la caméra) expérimentent, d’une façon qui n’a pas besoin d’être explicitée et n’est pas non plus une métaphore, ce possible. Il suffit que Philippe entre dans le champ pour aller ouvrir un rideau, qu’Avi passe en un raccord de sa position de filmeur à celle de filmé, qu’Ali enfin prenne au dépourvu les deux hommes en inventant une nouvelle manière de mettre en scène sa vie et celle de la Palestine. Cet écheveau de relations mobiles, où aucun n’est assigné à une place et à une fonction mais où tous contribuent à la création d’un espace commun, est en soi une déclaration politique. Ce qui semble n’être plus qu’un souvenir figé dans les photographies, les annuaires ou les calendriers multilingues qu’Ali et Avi se montrent et s’échangent, est, déjà et encore, là, sous nos yeux. Mais, si l’utopie est effectivement réalisée, elle l’est dans un espace qui est la contestation du réel, son envers – la maison-cinéma de Mograbi.
D’où cette double déchirure qui rend le film si bouleversant, lorsqu’il s’agit de remonter vers le passé et de s’affronter au présent, de sortir du cocon. En un geste surprenant et magnifique, Mograbi raconte, à travers des fragments de super 8 et une voix-off, la séparation de deux amants vivant à Beyrouth à la fin des années 40. Tournées aujourd’hui mais portant dans leur matière, leur chair, le grain du passé, les bandes, qui ne montrent presque que des façades, des fenêtres, des portes, autant de points de passage interdits ou suspendus, figurent la perte du paradis. Cette part de fiction concrétise partiellement le projet qui réunit Avi et Ali (Retour à Beyrouth), tout en se faisant l’écho lointain de la situation actuelle de Mograbi, incapable de rejoindre la femme qu’il aime, libanaise. L’autre déchirure, qui fait là encore travailler ensemble passé et présent, passe par Yasmine, la fille d’Ali. Palestinienne et Israélienne, indissolublement, parlant l’arabe et l’hébreu, elle découvre sur la terre où son père est né et d’où il a été expulsé, un panneau, rédigé en arabe, interdisant l’accès aux « étrangers ». Après un premier mouvement de fuite, elle revient, insiste, impose sa présence – résiste à sa manière, grattant du pied le sable dans lequel s’enfonce le piquet du panneau. Comme le dit vers la fin la voix-off de l’amante, dans cette guerre, les Juifs ont perdu le temps, et les Palestiniens l’espace. La mélancolie de ce commentaire ne doit pas faire oublier ce qu’est le film lui-même : une manière de réagencer l’espace et le temps, de faire advenir d’autres partages qui ne soient plus soumis aux mythes nationaux et aux stratégies du pouvoir d’Etat. Mograbi sait à quel point c’est peu, précaire, et d’une certaine manière dérisoire. Mais il trouve avec son ami Ali, dans cette fragilité même, un moyen de continuer à cheminer – même à l’arrêt, dans les bouchons.