Qui s’étonnera, à ce stade de la carrière de Shyamalan, de l’accueil reçu par son film chez lui (critiques glacées ou ricanantes, bide au box-office) comme chez nous (où son distributeur a jugé prudent de ne pas le montrer à la presse) ? Personne, et probablement pas Shyamalan lui-même, qui du bonnet d’âne dont on le coiffe, s’est fait une couronne : couronne du roi des auteurs, mais un roi bien seul, voué à régner sur un royaume sans sujets ou presque, depuis le trône où l’a installé sans cérémonie son obstination narcissique à ne pas faire ce que l’industrie attend de lui. Par exemple, ici : un blockbuster d’été, commandé par Will Smith (maître lui-même d’un royaume plus peuplé, celui du box-office) à l’attention de sa dynastie – son fiston Jayden, pour qui After Eartha vocation de luxueux showreel. On ne peut pas donner tort à Will Smith d’avoir pensé à Shy pour cette transparente métaphore d’un passage de relais familial. Famille et passage de relais sont, Will Smith devait le savoir, les deux mamelles de l’imaginaire de Shyamalan. Ce dont il ne se doutait peut-être pas, pour n’avoir pas ou pas assez bien vu ses films, c’est que Shyamalan prendrait cette histoire très au sérieux. C’est-à-dire : que dans l’histoire, il verrait une histoire, et pas seulement un tapis de péripéties où faire défiler le dauphin, sous les ors de la pyrotechnie hollywoodienne.
L’histoire commence comme celle de Rio Grande, parachutée dans un futur post-apocalyptique où la Terre est devenue à la fois vestige et Nouveau Monde. Le père est militaire décoré, le fils aspirant mais déclaré inapte par l’académie, et les deux sont jetés dans une odyssée par laquelle le fils devra prouver sa bravoure au père. Cette histoire commence, surtout, là où finissait celle du Dernier maître de l’air, là où loge toute l’œuvre de Shyamalan : dans le regard d’un enfant noyé dans la terreur, écrasé sous le poids d’une responsabilité trop grande pour lui. Ecrasé, c’est le mot : le film s’ouvre, avec une brutalité inouïe, sur l’enfant face contre terre, abandonné par le père auquel se destine son cri, un « Dad ! » strident et plein de détresse qui est le premier mot du film. Sur son corps, petite poupée martyre, pèse un poids qui est la métaphore d’un autre poids. La Terre, où viennent d’échouer père et fils, est désormais hostile, et se signale d’abord à l’apprenti par une gravité plus forte que la planète où le genre humain a trouvé refuge. Subtile trouvaille pour le récit d’apprentissage, qui fait doublement peser sur les épaules de l’enfant le poids de son destin. Soit, logiquement : prendre la place du père, ici privé d’aventures par une fracture qui le condamne à veiller l’épave de leur vaisseau. Entre l’un (l’enfant, jeté dans une nature de conte particulièrement sadique) et l’autre (le père, qui dans sa retraite voit ce que voit l’enfant et, pour un temps, le guide), le film dessine un pacte très shyamalanien autour de la peur. Au premier, qui la connaît trop, la charge de la maîtriser (et donc celle de devenir homme) ; au second celle d’en faire à nouveau l’expérience en ayant, pour la première fois, peur pour le fils (et donc celle de devenir père). Une autre trouvaille ici, shyamalanesque en diable, vraiment très belle, donne sa forme au pacte : vaincre sa peur, et triompher par là de la chimère qui s’en nourrit (une bestiole sans visage ramenée de la planète refuge et qui est ici l’ogre du conte), c’est maîtriser le « ghosting » – c’est donc, littéralement, devenir un fantôme.
Pour Shyamalan, prendre au sérieux cette histoire veut dire deux choses. D’abord, n’offrir au spectacle qu’une prise réduite : dans ses habits de blockbuster d’été, le film semble un peu maigre, même si les moments d’action pure ne déméritent pas. Ensuite, et cette ambition-là est encore plus datée, prendre au sérieux la peur elle-même et donc, la voir dans un regard d’enfant. Ambition datée parce qu’à l’heure où Hollywood ne parle plus qu’aux enfants, il n’y a plus aucun film, hormis ceux de Shyamalan, pour se risquer à représenter aussi crûment leurs peurs, au risque de ne pas les consoler. La cruauté que s’autorise Shyamalan envers les enfants est, décidément, on-ne-peut-plus anachronique. Autant dire : classique, revenue d’un grand cycle hollywoodien de l’apprentissage passé par La Nuit du chasseur, par Les Contrebandiers de Moonfleet, par Cyclone à la Jamaïque, parmi d’autres. Et évidemment, par Tourneur et Spielberg. Tourneurien, Shyamalan l’est moins par goût des fantômes que pour cette conviction qu’il n’y a de terreur qu’enfantine. Spielberguien, il l’est pour la même raison, et ce n’est pas un hasard si on lui fait souvent le même absurde procès en naïveté qu’on fit longtemps à Spielberg. Alors que filmer à hauteur d’enfant signifie pour eux l’exact contraire : regarder la terreur en face. Et ce n’est pas un hasard non plus, bien sûr, si Spielberg et Shyamalan ont donné à l’Amérique post-11-Septembre ses deux films les plus terrifiants (La Guerre des mondes et Phénomènes) au moyen des mêmes regards d’enfants pétrifiés par une peur inconsolable. Dans After Earthcomme dans Le Sixième sens, l’apprentissage vient d’abord figurer une malédiction : le drame des enfants chez Shyamalan, c’est qu’ils sont des voyants. Autrement dit : qu’ils voient ce que les autres (les adultes) ne voient pas.
Voilà l’histoire à laquelle, dans After Earth, s’intéresse Shyamalan : celle d’un enfant condamné à voir ce que son père à la fois ne veut pas voir (parce qu’il a renoncé à la peur), puis ne peut plus voir du tout (parce qu’une avarie technique finalement déconnecte leurs regards et abandonne les yeux de l’enfant à leur sort). Suffit-elle, cette histoire, à faire un grand film ? Non, en tout cas pas plus que Le Dernier maître de l’air. D’abord parce que Smith père et Smith fils jouent comme des cochons. Ensuite parce que le corridor de visions d’effroi traversées par le fils finit par déboucher sur une réconciliation bisounours, certes logique au regard de la fable, mais particulièrement plate et désinvestie. After Earth n’est ni un grand Shyamalan, ni un grand blockbuster. Il ne faut pas moins chérir, en attendant mieux, ces petites graines de croyance plantées dans le désert de plus en plus sec du cinéma hollywoodien casseur de baraque.