OK, l’album est sorti il y a deux mois, mais son quasi-anonymat commence à bien faire. En pleine hystérie Daft Punk qui vide les superlatifs de leur sens, et transforme insidieusement la signification de mots comme « artisanat » et « futurisme » en leur contraire absolu dans un cauchemar à la 1984, il n’est pas inutile de rappeler que des groupes radicalement indépendants produisent dans l’ombre les classiques de demain – au moins pour les gens de goût. Et dans l’inamovible axe Bordeaux-Paris-Metz, qui entretient la flamme d’un rock français contemporain et exigeant, on ne saurait ignorer ce grand joyau de Lorraine, dont la croix domine d’ailleurs fièrement, au dos d’une étrange pochette, trois petits gars du cru qui n’ont certainement jamais connu le luxe de l’exil. Reconnaissons que The Feeling Of Love ne transpire pas l’enracinement, si ce n’est dans une niche qui est la carte musicale recouvrant le territoire français : issu d’une vague confrérie dont on a du mal à cerner les limites (la « Grande Triple Alliance Internationale de l’Est ») mais autour duquel gravitent les groupes les plus passionnants du moment (Crash Normal, Scorpion Violente, Plastobéton), la bande à Guillaume Marietta ne semble pas très sensible au climat local gris-misère qui fait de chaque messin, strasbourgeois, ou carolomacérien (si si, ça existe) un candidat au suicide ou au fait divers sordide. Le trio (désormais quatuor sur scène) est plutôt rêveur, lumineux, romantico-mystique, et il a contribué avec Cheveu à renouveler le garage français depuis la maison-mère Born Bad, en le mêlant à des genres éloignés, voire ennemis (le rock prog !). Et leur truc, à FOL, ce qui a marqué leur jeunesse de bientôt-quadras, c’est le tournant 80-90 et son mélange de bruit, psychédélisme, rage et pop, quelque part entre Jesus And Mary Chain et Nirvana.
Le précédent LP, Dissolve Me, mariait avec bonheur et à l’étonnement général le garage sixties et le krautrock de Can ; pari osé mais réussi, que ne renouvelle pas tout à fait dans les mêmes termes le nouvel opus : alors qu’une lourde grosse caisse frappe l’introduction, comme les trois coups au théâtre, la scène s’ouvre sur un décor nouveau, chargé en senteurs et décorations baroques comme un boudoir hippie. Instantanément, la salle décolle dans l’espace avec la grâce d’un vaisseau hypermassif, rempli de quincaillerie électronique au clignotement affolé, qui rugit et hurle en se frottant au vide interstellaire. L’ambiance est pesante, chargée comme un trip trop fort, et, en cela, « Julee Cruise » ne fait pas qu’ouvrir l’album, il en donne la clé : plus planant, plus shoegaze donc, il véhicule un spleen bruyant, sauvage et inquiétant, à l’image de la chanteuse dont il porte le nom et qui collabora plusieurs fois avec David Lynch, raflant même un Grammy pour le générique de Twin Peaks.
Cette voix aérienne et hésitante, ce mélange d’effroi et de kitsch, c’est le nouveau cocktail de Feeling Of Love, servi sec et en shooter. Le psychédélisme inhérent à la formule du groupe continue donc de puiser dans son histoire, et s’il était déjà fatigant d’en qualifier le style (« space kraut garage »), cela ne le sera pas moins : il y a du shoegaze de toute évidence, du kraut toujours, de la pop psyché assurément, du grunge sans doute un peu, et puis du garage quand même, parce que bon, forcément… Plutôt qu’une formule à rallonge qui rangerait le combo dans un ensemble à un seul élément, appelons ce style du « Feeling Of Love » car, étonnamment, le groupe ne fait ici qu’exprimer une séquence de son ADN qui était virtuellement là depuis le début.
Le groupe colle donc à lui-même en se renouvelant, ce qui n’est pas donné à tout le monde ; ce faisant, il approfondit son sens, travaille son image, interroge ses principes : si la symbolique d’un J.C. Satan ou d’un Catholic Spray, manifestée dans des pochettes ou des flyers cryptiques, est assez claire (détournement d’icônes et ésotérisme anarchique), The Feeling Of Love est moins lisible, à l’image de cette pochette étrange, en clair-obscur morbide, comme un mélange de Rembrandt et Bacon, figurant deux corps qui semblent s’éviter par peur de se contaminer – une façon comme une autre de représenter l’impossibilité de l’amour. Car d’amour il est grandement question ici, et la symbolique du groupe s’y résume volontiers – pas moins chargée religieusement, quand on y pense, que celle de ses confrères girondo-parisiens. Chagrins et ruptures, amours finies ou perdues, jalousies et luttes d’ego, tout le registre des peines passe dans ces dix titres au spleen violent et à la nostalgie contagieuse, chantés comme des refrains innocents sur fond de guerre, entre boucles vicieuses (Castration Fields), syncopes à se déboîter la hanche (Jealous Guy), et basses de destruction massive (I Want to Be the Last Song You Hear Before You Die).
La déclaration passionnelle y est brouillonne et touchante, violant régulièrement le cadre balisé de la pop pour finir dans un chaos de sentiments où tout se bouscule, le cri d’amour se résorbant en simple cri (I Want You). Cette bafouille de jeune premier dépassé par la violence des sentiments, c’est l’image même de toute cette scène garage, si fraîche et excitante, soudainement touchée par une grâce venue d’ailleurs, et qui emporte tout sur son passage. Les dieux du rock ont voulu bénir la France, pour une fois : ne sacrifions pas aux fausses idoles.