Alors, contents ? Plutôt, d’autant qu’on a eu chaud : les rumeurs qui ont circulé dans la journée faisaient entendre de plus en plus fort le nom de Farhadi. Bilan général, avant de fermer boutique.
En tout cas, on ne pourra pas reprocher à cette Palme de ressembler à la précédente. Entre le puritain Haneke et l’ogre Kechiche, entre le cinéma de l’un (qui est sec comme une trique) et celui de l’autre (qui ne prospère qu’en s’étourdissant dans la dépense), il y a un indéniablement un monde – et ce même s’ils ont en commun, à des degrés divers, de fâcheuses habitudes de donneurs de leçon. Débordant, intense, dépensier, La Vie d’Adèle est vraiment l’envers de son prédécesseur. Il l’est avec d’autant plus d’évidence qu’il aurait pu, avec plus de justesse que l’autre, s’appeler Amour. Ou alors, en pensant à Cassavetes (dont le cinéma de Kechiche, qui ne se dépense jamais que dans les limites dessinées par des récits balisés et démonstratifs, reste très loin) : Torrents d’amour. Il fait peu de doutes que, si le film a suscité parmi la critique un pareil enthousiasme, c’est aussi parce que sa démesure venait à point nommé dégoncer une sélection pour le moins mesurée. Ça n’enlève rien à ses qualités, mais on sait bien que l’effet produit par les films vus en festival tient pour une bonne part au rapport entretenu avec leurs voisins de la sélection. Il suffit de se rappeler l’effet produit, l’an dernier, par la liberté d’Holy Motors sur les festivaliers malmenés par les coups de bâton d’Haneke ou Mungiu : à la sortie de la salle Debussy, c’était le summer of love pour la critique française, reconnaissante à Carax d’avoir ainsi tranché dans la morosité ambiante, et exprimant sa gratitude en élisant chef-d’œuvre vitaliste un film qui, pourtant, ne respirait pas la santé.
Contents, donc, mais sans plus d’enthousiasme. Au terme du festival, et face au palmarès, ni vrais regrets, ni grande joie. La Palme accordée à La Vie d’Adèle est un choix légitime, et juste : le film en effet, sans être pour autant un grand film, se détachait du reste. Il y a bien le regret de voir James Gray repartir bredouille une fois de plus mais Gray, qui était reparti les poches vides avec ses trois précédents films pourtant sublimes, a livré avec The Immigrant un film moins évident, moins parfait, alors il y avait peu d’espoir, et il ne fallait peut-être même pas le lui souhaiter.
La mesure : ça aura vraiment été la tonalité de cette édition 2013. Beaucoup de films regardables, pas antipathiques, plus ou moins réussis, mais peu propices à susciter la passion. Des fêtes auxquelles il était permis de s’amuser mais, je l’ai déjà dit, de plus en plus chiches. Celle donnée hier soir à l’occasion de la remise de la Queer Palm le disait tout particulièrement. Sponsorisée par Martini, elle avait remplacé l’open bar par un système de jetons, distribués au compte-goutte à l’entrée et donnant droit à un cocktail maison pas terrible. Une fois le jeton dépensé, ceinture : impossible d’obtenir une nouvelle mise ni même de se ruiner par dépit en payant pour le cocktail. La barmaid à qui je faisais remarquer, peut-être un peu lourdement, l’absurdité de la situation, a fini par me faire sans aucune ironie cette réponse étonnante : ce système incongru était, disait-elle, la garantie d’une « consommation raisonnée ». Ce que devait confirmer à la sortie la présence, irréelle, d’un distributeur d’éthylotests, dont je m’explique mal l’utilité étant donné la proportion, qu’on peut raisonnablement juger limitée, de festivaliers venus à cette fiesta après avoir garé leur auto sur la Croisette. Et puisque la sélection cette année n’invitait, elle aussi, qu’à une consommation raisonnée de cinéma, on pourra voir dans le sacre de La Vie d’Adèle, et de son élan irraisonné, quelque chose comme la palme de l’open bar.
Le Palmarès 2013 :
Palme d’or : La Vie d’Adèle, chapitres 1 et 2, Abdellatif Kechiche
Bravo Spielberg, applaudit-on sur les réseaux sociaux à l’heure où j’écris ce billet. Sauf que, d’après les rumeurs de cet après-midi, Steven penchait plutôt pour Le Passé – les mêmes rumeurs disent que Lynne Ramsay, en revanche, a défendu le Kechiche avec passion. Sur scène où l’accompagnaient ses deux actrices désignées gagnantes en même temps que lui par le jury, Kechiche fait une blague pour excuser un raté au démarrage de son discours : « j’ai toujours besoin d’un temps de réflexion pour me lancer », explique-t-il – « c’est mon rythme, désolé ». Ce rythme qui est de notoriété publique celui de sa méthode, c’est aussi, un peu, celui du film lui-même, qui ne se lance pour de bon qu’après avoir cerné lourdement les contours sociologiques de son sujet. Je n’y reviens pas, Murielle et moi-même avons déjà beaucoup commenté le film, ici et là. Sinon pour redire que, ces réserves mises à part, le film est bel et bien impressionnant sur son versant gargantuesque.
Grand prix du jury : Inside Llewyn Davis, Joel et Ethan Coen
Pour le film, c’est le juste prix. Cette odyssée de l’échec, très belle, ne pouvait sûrement pas prétendre à la Palme, d’autant que les Coen en sont à leur cinquième prix cannois (dont trois pour la mise en scène).
Prix du jury : Like Father Like Son, Hirokazu Kore-Eda
Beaucoup avaient fait le pronostic un peu couillon que le film se verrait remettre la Palme d’office au motif que Spielberg aime les enfants, et les histoires avec des enfants. On m’a raconté par ailleurs que Spielberg avait beaucoup aimé Michael Kohlhass : il faudrait peut-être interroger, à ce compte-là, son amour des chevaux. En tout cas bravo à Thierry Frémaux, pour avoir eu la présence d’esprit de ne programmer aucun film avec des dinosaures. Le film de Kore-Eda, sans être renversant, est un joli film, je ne vois aucun inconvénient à ce prix.
Prix de la mise en scène : Heli, Amat Escalante
Je n’ai pas vu le film, dont Yal disait beaucoup de mal ici. Il fut cette année, à ma connaissance et d’après ce que j’ai compris, le seul représentant d’un genre (austérité, sadisme, radicalisme radical) qui a depuis longtemps les faveurs du festival. A ce titre, ce prix de la mise en scène n’a rien pour surprendre, c’est souvent le moyen de distinguer ce genre-là (Reygadas, qui est d’ailleurs le producteur de Heli, le recevait l’an dernier ; Kinatay de Mendoza il y a cinq ans ; Haneke en 2005).
Prix d’interprétation masculine : Bruce Dern dans Nebraska
Le film est parfaitement insignifiant, et Bruce Dern, en vieillard cacochyme et taiseux, y cabotine au-delà du raisonnable. On peut néanmoins voir avec bienveillance cette reconnaissance tardive d’un acteur important des seventies américaines, qui confirme là son grand retour après Twixt et son apparition dans Django Unchained.
Prix d’interprétation féminine : Bérénice Béjo dans Le Passé
Sur scène, au moment de recevoir son prix, elle confiait qu’elle n’en revenait pas. On la comprend : on n’en revient pas non plus. Dans le film de Farhadi, elle rame vraiment beaucoup.
Prix du scénario : A Touch of Sin, Jia Zhang-Ke
Pas vu, et c’est regrettable si je m’en remets aux échos, très bons, reçus sur le film. Lesquels échos, pour le coup, évoquaient moins le scénario que la mise en scène, mais on sait bien de toute façon que ce prix a souvent vocation de lot de consolation.
Caméra d’or : Ilo Ilo, Anthony Chen
Pas vu. Echos plutôt bons.
Prix Un certain regard : L’Image manquante, Rithy Panh
Loupé également, mais je ne doute pas que le film est aussi beau que l’affirment ceux qui l’ont vu. Un regret toutefois, sur le principe, pour L’Inconnu du lac, qui se contente d’un prix de la mise en scène.
Grand prix de la Semaine de la critique : Salvo, Fabio Grassadonia
Pas vu, échos partagés.
Prix de la Quinzaine des réalisateurs et prix SACD : Les Garçons et Guillaume, à table !, Guillaume Galienne
Le film, passé totalement inaperçu pour nos services, est promis d’après ceux qui l’ont vu à un petit succès public. On jugera sur pièces le moment de sa sortie venu. Bozon, de son côté, repart pour Tip Top avec une mention spéciale du Prix SACD.
Queer palm : L’Inconnu du lac, Alain Guiraudie
Guiraudie qui n’était pas très emballé par ces honneurs-là puisqu’il n’avait pas envie, et on le comprend, de voir son film ainsi ghettoïsé – il faut tout de même savoir, même si c’est difficile à croire, que les films de Guiraudie sont rangés, à la FNAC, au rayon LGBT. De même, il n’a dû apprécier que modérément de voir son film, par la faute d’un editing malheureux et consternant, consacré « chef-d’œuvre du cinéma gay » en une de Libé.
Palme de l’éthylotest : la Terrazza Martini
Sur ce, dodo, jusqu’à Cannes 2014 si possible.