Cannes, onzième jour, qui semble le cent-unième. Tout se vit dans l’urgence, et pourtant, on finit la course avec l’impression d’avoir traversé l’éternité. C’est que, pour le journaliste, le marathon est rude. Mais à Cannes, ami lecteur, même l’éreintement vous fait voir le monde autrement.
Dans l’état d’épuisement caractéristique de Cannes, dont on vous parle chaque année, la foule devient vite monstrueuse. Les visages ne sont qu’obstacles, retardements potentiels sur la trajectoire que l’on se trace, vaille que vaille, chaque jour. A Cannes, l’Autre empiète sur le territoire de survie que chacun se fabrique ici, modelé selon divers besoins vitaux (trouver une bonne place, trouver une invit’, avoir une bouteille d’eau). Quand aux discussions qu’on est forcé d’avoir à chaque coin de rue, elles prennent un tour franchement absurde : complètement cuits, on parle de cinéma vite et mal, à s’en rendre malade. Dans les soirées compactées au Baron ou ailleurs, heureusement, la nausée s’estompe. L’open-bar aidant, on se réconcilie avec la populace. Et on se prend alors à un certain jeu : transformer sa misanthropie aiguë en observation froide de cette faune cinéphile, si compartimentée à Paris, et pourtant jetée ici comme dans un grand salad bowl composite.
Le plus amusant, c’est d’examiner les frictions produites. Plus que nulle part ailleurs, les clans cinéphiles cohabitent dans un affront silencieux. Ils dansent souvent à moins d’un mètre sur les plages (et même, parfois, collés-serrés), mais se livrent en vérité une guerre féroce. Régal suprême : passer d’une base à l’autre. Sauter de la planète post-Starfix à la planète post-Cahiers, des post-Cahiers à Positif, de Positif aux étrangers qui se foutent éperdument de tout ça. A chaque fois, le transit est brutal. Le rire n’est pas le même, l’histoire du cinéma non plus, curieusement. La presse parisienne (et plus largement, la galaxie cinéphile française, auteurs, producteurs, distributeurs, exploitants) dessine une topographie où apparaissent très nettement les chapelles, comme sur la première page des Astérix : Petibonum, Babaorum, Laudanum et Aquarium. Les films déclenchent des prises de positions fortes, parfois sincères, mais très souvent outrées jusqu’à la posture. Les escadrons ne se mitraillent pas avec des balles, mais à coups d’éditos pamphlétaires, de micro-brulôts semi-sérieux. C’est toujours enfantin mais, lorsqu’elle est bien menée, cette guéguerre devient galvanisante, et intellectuellement passionnante. Ces allers-retours entre les écoles, qui obligent un peu à se travestir, à moduler son discours, à se faire schizophrène pour quelques jours, rappellent que Cannes est aussi fait pour ça : discuter, en découdre, porter les débats mollasses à ébullition. Sous cet angle, on se dit que non, la cinéphilie n’est pas morte. Si le geste critique est détaché (ou presque) de toute contingence économique, le champ de bataille n’est pas encore dépeuplé. Certains groupes se livrent, certes, au remake parodique de vieux combats ; mais mieux vaut ça que le vide, mieux vaut l’emportement hâtif que le mauvais storytelling factuel, ou l’enthousiasme mort-né. Non, donc, la critique, « l’art d’aimer » le cinéma ne sont pas exactement morts. Simplement, tout ça a pris le tour, de façon assumée, d’un grand jeu de rôles. D’une comédie plus codifiée que jamais, à laquelle les films eux-mêmes prennent part. Sans surprises, les dandys jouent au festival une partition de choix : on a plus que jamais besoin d’eux pour incarner, au sein de ce jeu, la figure de l’intellect, de la sensibilité face à la vie et face aux films. Pour se convaincre, aussi, que la chose a encore du sens. Ces dandys rétros étaient d’ailleurs les rois de la fête, cette année, de Bozon à Macaigne en passant par Forgeard. Tous ont dialogué à travers des films qui me semblent, pour certains (je n’ai pas tout vu), et contrairement à mes camardes de Chro, annoncer purement et simplement leur mort prochaine. Le jour où nous saurons jouer (filmer, voir, critiquer) en nous passant de costumes, ce genre de petits manifestes audiovisuels devrait faire long feu.
Certains films, aussi, exacerbent les antagonismes : Only God Forgives, par exemple. Pourtant, j’ai l’intime conviction qu’en majorité, les festivaliers ont vécu cette chose de la même manière. De fait, globalement, le film a été rejeté sans mépris et sans haine, plutôt avec une sorte d’hésitation bipolaire. Le film, d’ailleurs, m’inspire la même chose : le découpage, les compositions sont d’un maniérisme à la limite du supportable, aux confins du grotesque. Dans tout ça, alors que la plupart des spectateurs et des critiques rejettent finalement le film (par ralliement plus ou moins implicite à leurs obédiences), un geste singulier est négligé par tous. On a souvent dit qu’Only God Forgives était un commentaire de Drive, son négatif absolu, son body snatcher déceptif. C’est juste, mais c’est s’arrêter trop tôt : le film ne fait jamais que reprendre le mode d’emploi de Drive, pour l’outrer, le triturer jusqu’au point de rupture. Ce maniérisme était déjà à l’œuvre dans Drive, film fédérateur parce qu’il était justement composé entièrement de fétiches, de particules de « genre » et d’entertainment, connus par l’inconscient du public ; ce dernier n’avait qu’à fabriquer mentalement un souffle épique, à partir des micros-gestes, des micro-détails distillés par Refn. Et déjà, ce qui énervait plus ou moins les détracteurs, c’était l’incertitude face à cette mise en scène : Refn visait une frontière, où la jouissance cinématographique la plus noble se changeait en réclame putassière. Qui n’aimait pas le film, bien souvent, prenait ce putassier trop au sérieux. Cette fois, plus d’hésitation possible : sans action et (presque) sans scénario, Refn n’avance plus masqué. On ne peut pas refuser de voir l’évolution de son geste fou, purement théorique : il y a, de Drive à ce film-ci, l’esquisse d’un geste expérimental très cohérent.
On ne peut pas non plus lui reprocher son hiératisme papal, sa prétention noyée dans le sérieux : nouveauté par rapport à Drive, Only God Forgives connaît le rire, et perçoit le grotesque qui plane au-dessus de lui à chaque instant. Non seulement le film s’offre quelques embardées comiques (les scènes de Kristin Scott Thomas), mais NWR s’invente une sorte de double, un messager qui révèle son dessein : ce mafieux thaï coupeur de bras, qui entonne ses tubes karaoké favoris juste après une boucherie, c’est l’auteur en personne. Ce petit monstre, tiraillé entre classe distanciée et démonstration de force éruptive, c’est le cinéma de Nicolas Winding Refn.
D’autres choses, plus secrètes, permettent de simplement respirer loin des débats houleux. C’est le cas de The Major de Yury Bykov (photo), tout petit polar russe suintant de virilité. Filmé en allant droit à l’os, habité par des escogriffes hivernaux, sortes de Mathias Schoenerts de la Toundra, l’objet s’attaque à la corruption des institutions russes. Encore ? Oui, mais le film a l’intelligence de dresser ses constats sans dériver un seul instant des nécessités de l’action, de la beauté burinée et des joutes verbales entre brutes glaciales – préludes à de très beaux gunfights. On remarque alors que les meilleurs films de genre (ou obsédé par lui), cette année, sont ceux qui filent droit au but, se taillent un visage affûté et bannissent toutes fioritures. Sans tomber dans le piège inverse, celle de l’épure volontariste. Après le Blue Ruin de la Quinzaine, la Semaine aura donc également proposé son polar sec, sa pépite joliment décharnée.
Effaçons-nous maintenant jusqu’à l’annonce du palmarès : la constellation cinéphile se remettra à jaser bien assez vite. Le jeu de rôle cannois trépigne en attendant la partie finale.