Il a été question ici, il y a peu, des films-marteaux : rebelles, frondeurs, désireux de briser, ou du moins d’infliger quelques déformations au cinéma très plat qui semble parfois constituer l’essentiel des sélections cannoises, ce cinéma dont « on sait comment les personnages s’aiment, s’engueulent ou rompent, (…) comment ils mangent, comment ils conduisent leurs voitures, ce qu’ils se disent au téléphone », comme l’écrivait justement Murielle.
Contre ce cinéma, donc, les coups de marteau d’Holy Motors l’an passé, de Tip Top cette année. Goût du paradoxe ou pas, j’avoue pour ma part pencher de plus en plus pour l’option inverse. Peu emballé l’an dernier par le film de Carax, note d’intention très voyante et pas très inspirée, je n’ai pas tout à fait ressenti devant le Bozon l’enthousiasme de mes camarades : fantaisie un peu forcée (un genre / symptôme à part entière du jeune cinéma français : voir aussi, à la quinzaine, La Fille du 14 juillet), inventive et souvent drôle, mais qui me paraît constituer un retour en arrière, back to Mods, après le très beau et plus adulte La France.
Ce ne sont pas ces films-là que j’ai privilégiés, arpentant plutôt, avec un certain plaisir, la Quinzaine beaucoup, la Semaine un peu. Du côté des films plats. Un absolument remarquable : Ilo Ilo (photo), aussi beau que John John en son temps (on souhaite juste au jeune et charmant Anthony Chen une suite de carrière plus réussie que celle de Mendoza), d’autres pas mal (Los Duenos, The Lunchbox), ou franchement moyens (A Strange Course of Events). Films plats, donc, dans la mesure où ils s’inscrivent immédiatement dans un type bien reconnaissable de films de festival : un naturalisme inspiré, pour le dire rapidement. Même manière de dépeindre un environnement très quotidien, de situer les choses dans un milieu social bien défini. Mêmes enjeux qui reviennent d’un film à l’autre : les épouses témoignent de leur ressentiment pour des maris pas à la hauteur (Ilo ilo) ou indifférents (The Lunchbox), les enfants se révèlent difficiles (Ilo Ilo) ou charmants (A Strange Course of Events), patrons et employés oscillent entre cohabitation semi-apaisée et conscience de classe encore très vive. Et ainsi de suite.
Rien de renversant à première vue, pourtant mais ces films ne sont pas sans qualités. Une précision, un sens du détail dans la description, une finesse pas du tout négligeable. Et, plus spécifiquement, une vision très convaincante (ni caricaturale, ni lénifiante) des consciences et conflits de classe. Là encore, c’est Ilo Ilo qui emporte le morceau, avec sa peinture d’une famille de la petite classe moyenne qui engage une jeune Philippine comme employée de maison. Mais il faudrait aussi parler des bobos argentins et de la famille qui les sert dans Los Duenos, ou encore des employés de bureau de The Lunchbox. Comment déjeunent les employés indiens à midi, comment une famille singapourienne gère le chômage du père ainsi que l’arrivée à venir d’un enfant : voilà des questions qui, pour ma part, me stimulent plus que de savoir, gros suspense 2012, où dorment les limousines la nuit. Il est permis de préférer les petits accrocs dans une trame un peu lisse aux grosses brèches qu’ouvrent les coups de marteaux.
Au sein de la compétition, pour le moment, trois films se distinguent. Passons sur le Desplechin, que j’aime plus, pourtant, que le reste de l’équipe – lui aussi, un (faux) plat. Passons aussi sur le Kore-Eda, sans doute ma Palme d’or, dont il sera question plus longuement plus tard. Deux mots sur le Jia Zhangke. C’est peut-être la première fois que le cinéaste n’emporte pas totalement l’adhésion. On éprouve même, par endroits, la sensation désagréable d’un film « Courrier international », balançant un à un les enjeux attendus à destination d’un public international : corruption, prostitution etc. On est parfois peiné de voir le cinéaste privilégier à ce point les pistes les plus immédiatement percutantes qu’il avait su écarter jusque là. Plutôt qu’un nouveau blogueur pour dénoncer le caractère néfaste des écarts de richesse, on aurait préféré retrouver l’auteur de Still Life, capable d’observer la manière dont les ouvriers et les autres composent avec cet état de fait.
Pour autant le film ne se résume pas à cette dimension-là, ayant, comme on dit, a les qualités de ses défauts. Il frappe d’abord par sa brutalité, dont on chercherait en vain un équivalent dans les films passés de JZK. La première histoire montre un habitant cherchant à alerter les consciences sur les abus perpétrés par le patron de l’usine ainsi que les autorités politiques locales, toutes complices. A Touch of Sin peut se lire comme le parfait contrepoint à Promised Land. Celui-ci donnait à voir avec optimisme une démocratie locale en action, confrontée elle aussi à mille irrégularités, mais se montrant, en définitive, capable de retourner les choses. Rien de tel ici. Aucune action officielle n’est possible (certaines pattes ont été bien graissées), ne reste plus au personnage qu’à prendre son fusil pour assassiner un à un ses ennemis. Vision d’une indéniable noirceur : Jia Zhangke repasse une fois de plus par le Barrage des Trois Gorges, pour en faire voir cette fois les fondements, arbitraires et violents. C’est une nouvelle étape, too much peut-être, mais nécessaire, et qui débouche sur un film indéniablement beau, fort et puissant. On souhaiterait toutefois que le cinéaste ne s’y éternise pas. Et laisse tomber le marteau.