Passés quelques jours, Cannes prend des airs de buffet chinois à volonté : trop de titres, de noms et de films. Les mets sont parfois excellents à l’unité, mais mélangés dans la sauce cannoise, ils inspirent souvent un mélange d’écœurement et d’absurdité.

 

A la sortie de Los Duenos (Semaine de la critique), un journaliste allemand bien peigné me tape sur l’épaule. : « Were you at the Argentinian movie ? ». Il me demande de lui décrire le film, la tonalité, la mise en scène. En trois mots, je lui dis que c’est soigné, et un peu chiant. Il prend note, puis congé, très poliment. Combien de notules ciné du Spiegel, du Times, ou autres, proviennent de tuyautages entre confrères internationaux ? De jugements hâtifs ânonnés entre deux séances ? On le sait : l’effort critique, côté sections parallèles, se résume souvent à l’enregistrement des micro-évolutions des cinémas du monde. On s’affaire moins à critiquer qu’à dresser une sorte d’état civil pour bidules philippins. Pas besoin de les voir, le tout est de bien se briefer. On serait naïf d’incriminer seulement la presse – en déplorant le déclin de la critique, on tomberait d’ailleurs dans un débat trop français. Plus largement, le festival lui-même est responsable de ce phénomène de balayage mou et distrait. Son projet universaliste nous condamne à baigner parmi une foule de petites choses fragiles et indés, dont on se demande si c’est leur rendre service que de les montrer dans ces conditions, à la presse venue glaner distraitement de petites doses d’exotisme, avant de retrouver la Grosse Bertha du Palais.

 

Chez les soldats envoyés en première ligne (dont je fais partie, comme je le disais) aux films subsidiaires, un parfum d’absurde accompagne les projections. On s’y rue, on rentre à l’heure, ouf, puis on s’endort, on se réveille, on part en plein film. Pas grave : on demandera la fin à un critique allemand. Et puis, de toute façon, ces films-là, que vont-ils devenir ? Qu’allons-nous faire de ces Argentins endormis, de ces Lars Von Trier philippins, de ces Français garreliens ? La question touche aussi le festival dans son ensemble. Et surtout la section Un Certain Regard, dont on s’accorde à déplorer (hormis le Coppola, pas trop mal accueilli, et le Guiraudie, acclamé) la sélection truffée d’œuvrettes anecdotiques, voire carrément grotesques. Comme Death March, par exemple, qui présente l’étonnante audace d’être philippin (encore) et de figurer ses décors avec du carton-pâte, littéralement. Les personnages (des soldats capturés par l’ennemi japonais) s’y vautrent dans des rivières en papier-bulle, jouent le pathos à fond dans des buissons en plastique, On se demande bien ce qui, dans quinze ou vingt ans, restera de ces films-là. En fait, non : on ne se le demande pas.

 

Même question au sujet du Miike, en compétition : que retiendra-t-on de Shield of Straw ? On a l’impression d’avoir vu un film évidemment mineur, et pourtant le Japonais se retrouve à Cannes comme par réflexe. L’an dernier, Miike y venait  pour la séance de minuit, avec Ai To Makato, comédie musicale malade. La précédente, pour Hara-Kiri, en compétition. Financé par Warner Japan, Shield of Straw épouse la forme d’un road-trip sous influence Jerry Bruckheimer. Samurai-movie, comédie musicale, blockbuster US : on se demande dans quelle entreprise de relecture des genres s’est noyé Miike. Sa façon de tout défigurer, de saboter ses dialogues et son intrigue (un jeune tueur fou, dont la tête est mise à prix, est protégé des masses enragées par une escouade de flics. S’agit-il d’une propension à ricaner de tout et de rien, ou bien d’un vrai désir d’épouser les poncifs les plus rances d’Hollywood ? Comme si Miike, travaillant finalement comme une sorte de yes man (il se plaint de ne pas avoir été assez sélectif ces dernières années), se délassait en démantibulant le jouet qu’il tient entre les mains. C’est d’ailleurs la seule expérience singulière restante, dans ce road-movie difforme partagé entre avions, trains et camions (Bruckheimer, encore) : ces bouffées de fièvre miikéenne en pleine trajectoire balisée, là ou normalement, sous contrôle de la machine Hollywood, rien ne peut dérailler.

 

Face à ce genre de vrai-faux recyclages, de pastiches et d’efforts pour « faire genre », on est d’autant plus heureux de tomber sur un film comme Blue Ruin (photo). Vu à la Quinzaine, ce second film de l’Américain Jeremy Saulnier, chef-op du remarqué Putty Hill, débarque après une demi-décennie obsédée par le southern gothic, pour le pire et le meilleur. Bonne nouvelle : Saulnier, lui, honore son héritage redneck en restant résolument simple et entier. Porté également sur le hard boiled, genre par essence efficace et sans chichis, Saulnier emboite une logique de décharnement (du récit, de l’horizon) qui lui interdit toute relecture de petit malin. Blue Ruin piste un inquiétant hobo hirsute, cherchant à venger la mort de son père, et qui se verra peu à peu déshabillé, démasqué, sa vraie nature éclatant alors – celle d’une sorte d’employé de bureau subalterne, mal à l’aise dans un scabreux scénario de revenge movie. Là ou d’autres idolâtrent aveuglément le hillbilly suintant (générant la parodie d’une très vieille parodie), Blue Ruin décharne son Americana et promeut l’héroïsme simple et branlant d’un vengeur penaud, ordinaire et seul. Tout l’inverse d’autres séries noires sudistes comme Breaking Bad, qui ne croient jamais longtemps à la banalité de leurs criminels. Un homme et son flingue, donc, en territoire ennemi : c’est la formule du genre américain depuis, au moins, l’éternité ; et Blue Ruin la renouvelle sans théoriser dans le vide. On vous en dira plus, très vite –  avec à l’appui, les belles idées de Jeremy Saunier himself, avec qui nous avons parlé Jim Thompson et gros calibres au bord de l’eau.