Quoi de pire qu’un critique ? Un critique mouillé. Parce que mouillé, il est irrité, un peu méchant, il n’a plus envie de faire la fête, il « rentre à l’appart » puisque c’est comme ça. Dans la queue pour accéder au Palais des festivals, entre deux coups de parapluie on se laisse bercer par la mélodie des plaintes débitées dans toutes les langues. C’est un peu l’Eurovision de la plainte, d’autant que les contrôles de sécurité n’ont jamais été aussi drastiques, surtout depuis l’attentat contre Le Grand Journal et ses images d’apocalypse.

 

L’apocalypse, de toute façon, c’est un peu l’autre nom du festival, il suffit pour le voir de longer la Croisette, de se frotter aux palaces et de coller ses cils aux vitrines des magasins de luxe. Qu’il pleuve ou qu’il pleuve, la population cannoise ne dégrossit pas : groupes de copines en costume indien traditionnel, enfants stars, hommes d’affaires, femmes-licornes, wannabes Mickaël Vendetta, petites Américaines en robe bustier acrylique au dos érotiquement mouillé, brandissant des pancartes « Gatsby please ». Les papys cannois, eux, s’en tiennent à un modeste « Le passé, s’il vous plaît ».  Les festivaliers, on le lit partout, n’ont jamais été aussi nombreux. Les salles sont pleines à craquer, les files d’attente plus longues que jamais malgré la pluie. Dans ce mouvement continu d’agglutinement et de dispersion, on verrait, depuis Google Earth, le dessin d’une sorte de grosse méduse humaine, qui se ferme et puis s’ouvre alternativement.


Il a donc fallu lutter un peu voir Suzanne, le nouveau film de Katell Quillévéré, vers lequel le souvenir d’Un Poison violent, son précédent film, ne nous poussait pourtant pas. C’est ici l’histoire d’une famille composée d’un père veuf et de ses deux filles, dont Suzanne : le nom à l’évidence revient d’A nos amours. La référence à Pialat est revendiquée mais écrase totalement la première partie du film, qui appartient à la costumière et fait passer d’un chouchou 80’s à un jean grunge 90’s avec une application embarrassante. On se pince longtemps le nez devant la valse des fous rires, engueulades, gros câlins, scène de boîte de nuit, fronts qui brillent de sueur, glandouille dans le lit en t-shirt mou, en pensant que le film n’arrivera jamais à se relever de ces clichés. Si le film séduit finalement, c’est que Quillévéré parvient à pousser plus loin, vers un terrain plus étonnant, cette matière réchauffée, en lui donnant un élan mélodramatique assez inattendu dans sa facture. A propos d’Un Poison violent, Quillévéré évoquait Douglas Sirk et c’est une bonne piste pour comprendre la réussite finale du film. Au-dessus du bouillonnement naturaliste, quelques degrés au-dessus, l’effusion du mélodrame, course passionnée, mouvement diagonal qu’esquisse Sarah Forestier (qui est, tout comme Adèle Haenel, excellente) vers son amoureux (une scène, très belle, où sous la pluie elle répète trois fois un baiser d’adieu à son copain, s’éloignant pour lui courir après deux secondes plus tard), façon de verser toute la salade naturaliste dans le bain du mélo. Façon aussi, surtout, d’(ab)user de l’ellipse et de se contenter d’une fine mousse narrative pour ne retenir des scènes qu’un substrat émotionnel. N’en reste, au final, que le doux souvenir d’étreintes et de disparitions.

Sous une fatigue et une pluie torrentielles, direction le Jimmy P. de Desplechin, adapté de l’essai Psychothérapie d’un indien des plaines de George Devereux, pionnier de l’ethnopsychiatrie. On attendait beaucoup de ce film aux rencontres improbables : Del Toro, Amalric, un indien, un psychanalyste… L’envie de voir les films est souvent proportionnelle à leur aspect (synopsis, casting) improbable, c’est à la fois une promesse et un piège : il y a toujours le risque que le film rêvé se casse les dents sur le film réel et c’est ce qui finit par se produire. Au final, on déchante bel et bien un peu. Parce que le film, au-delà de sa séduction immédiate, s’avère extrêmement et étonnamment linéaire. Desplechin de toute façon le disait en conférence de presse : le défi était contenu précisément dans l’aspect totalement anti-narratif du livre de Devereux. On pense un peu à A Dangerous method, à cette utilisation de la psychanalyse comme machine à récit, qui fait pousser les images sur le bord des lèvres des personnages. L’idée était pourtant belle, d’inverser en quelque sorte la logique de Comment je me suis disputé (le divan à la périphérie) pour faire du divan le cœur du film, en y intercalant rêves et  flashbacks. On repense au goût de Desplechin pour les écrits de Stanley Cavell sur la conversation comme concept intimement cinématographique. Le film le dit bien au début : il s’agit moins d’une analyse que d’une simple discussion, d’une aide, finalement d’une amitié – Desplechin décrit le film comme « l’histoire de deux hommes qui deviennent Américains ». Il y a ce sens cavellien de la conversation dans Jimmy P., l’idée que filmer une conversation égalerait le fait de filmer une histoire, que la conversation serait en elle-même une aventure suffisante. C’est une belle idée, une idée un peu malade aussi, parce que Desplechin se prend les pieds dans la littéralité de son adaptation et dans cette sorte de romanesque intellectuel qui lui est propre. Tout, ici, ne passe plus que par la parole, et plus assez par ces sorte de bouffées folles d’images qui caractérisaient ses précédents films. Il y avait chez Cronenberg davantage de latence, d’invisible – un film sous le film. On soulignera toutefois la présence de Benicio del Toro, qui n’a jamais été aussi beau et bon, avec ce visage ciselé dans la glaise, une glaise encore mouvante, encore molle, proche en cela de celui d’un Javier Bardem – corps mastocs et visages d’acteurs de cinéma muet.