A la sortie de son premier long-métrage, Japòn, les figures de Tarkovski ou Dreyer furent convoquées pour baliser culturellement le surgissement de Reygadas sur le marché international du super auteur. Il faut dire que l’ancien avocat d’affaires passé avec armes et valise de billets au rang de cinéaste connaissait sa grammaire d’artiste et d’officiant : avec lui, il nous fallait arpenter le territoire connu des mariages entre terre et ciel, et tirer sur la robe glamour du septième art pour le rappeler à ses vœux de vieille religieuse austère. A voir son dernier long-métrage, et son image en 4/3 tournée avec un objectif à décentrement (centre net, bords flous), ce n’est pourtant plus qu’à Gaspard Noé que l’on songe, avec ce délire vintage qui voudrait retrouver les grâces maléfiques et stupéfiantes du cinéma primitif.
Délire, car ce cinéma-là n’a peut-être jamais existé ailleurs que dans l’esprit d’esthètes égarés, adeptes des brumes en noir et blanc qui seraient comme l’encens de secrètes messes noires venues racheter un monde de couleurs ternes. Aussi, ces adorateurs de texture granuleuse, d’anamorphose et de merde morale, ne sont jamais loin de passer du sfumato au simple enfumage ; soit de l’infiniment grand à l’infiniment petit, ou de Sokourov à Noé. Chez ce dernier, l’image est ainsi toujours floue, noyant la vie dans une vapeur de couleurs chaudes et de violence métaphysique. Il suffirait que son chef-opérateur réussisse enfin à faire le point pour que ce cinéma apparaisse dans la terrible netteté de ses effets : creux, moche et sans vision, désespérément ricanant, cent fois plus bête qu’une telenovela en ligne claire.
Où se situerait alors le cinéma de Reygadas dans cette échelle du flou ? Son précédent film lui avait fait grimper plus d’un barreau, quand sa prétention de réalisateur trouvait des personnages et un espace – c’est à dire un territoire – pour la borner. A voir Post Tenebras Lux, on assiste pourtant à une terrible gamelle, dont le titre déjà portait le funeste présage : abscondité gratuite, latin de perroquet et culture au marteau, c’est sûr, personne ne va s’amuser. Mais finalement si, un peu tout de même, car on rit toujours d’un type pérorant alors qu’il rate un degré sur le chemin de son élévation. Le voilà, à terre, grognant dans son costume d’archevêque : le haut a regagné brutalement le bas, et c’est du plus grand burlesque.
C’est que Reygadas qui n’est pas un cinéaste manchot (mais gagnerait à être borgne), a jeté sa boussole, trop assuré de sa vision. Le voilà sans plus de territoire, multipliant les lieux sans raison, comme autant de gestes qui se voudraient souverains, mais ne font de l’orgueil artiste qu’une vanité parmi d’autres. Immensité de la nature, maison bourgeoise, terrain de rugby et sauna parisien : le cinéaste baguenaude d’une scène sidérante à une autre scandaleuse, liant les unes aux autres par ses personnages, un couple de bourgeois mexicains névrosés partis vivre à la campagne avec leur deux enfants. Chaque séquence devient ainsi le lieu d’une vanité, d’un geste exclamatif où le cinéaste montre ses muscles, fait tourner la tête du spectateur, filme la nature mieux que les autres, la détresse mieux que les autres, les scènes collectives mieux que les autres, les paysans mexicains mieux que les autres et les bourgeois, aussi, mieux que les autres. Reygadas est un éternel candidat, à la Palme d’or et à la première place de Sight and Sound, à l’Olympe du septième art et à sa boue. Pour cela, il est prêt à marcher sur les pieds de Weerasethakul, à renverser Bela Tarr, à s’élever à la droite de Tarkovski et la gauche de Bazin. Chacune des scènes de Post Tenebras Lux devient le syntagme scandé d’une anaphore : « moi, cinéaste », répète-t-il à l’envie, comme un candidat étourdi par le spectacle de son talent.
Mais de ces coups de marteau esthétiques, on ne retient rien sinon le sillon anarchique de son soc, incapable de tenir sa tranchée. Tout le film avance ainsi par détours et évitements, en flashs-back et flashs-forward, introduisant des personnages annexes pour très vite les abandonner, suivant une moto comme un lièvre qui fait courir le plan vers le pur artifice. Ou bien filmant des vieux et des pauvres comme des petits gages d’authenticité brute qui recouvrent paradoxalement ce cinéma d’un voile déplaisant de fabriqué et d’artifices. La magie ici ne naît pas du plan, mais s’y colle comme une mauvaise décalcomanie, un surcroît d’esthétisme et de terrorisme auteurisant qui fait jouer bien trop de trompettes sous ses dehors modestes. A deux reprises, un dieu Pan animé en fluorescence rouge s’introduit ainsi dans la maison du couple. L’effet est pauvre, et évoque le glissement brut d’un personnage d’animation à la surface des plans. Il est à l’image des intentions de l’auteur, qu’il sait trop simples et préfèrent donc maquiller. Car ce dieu Pan, protecteur des troupeaux et des chiens, est l’esprit vengeur des lieux qui vient déchirer l’humanité d’une famille venue de la ville. La civilisation, c’est le mal, voilà tout. Le reste du film consiste à feindre de plus grandes profondeurs en nous perdant dans son manège esthétique. Les scènes s’enchaînent donc dans le pur arbitraire d’un égarement volontaire, à tel point que le logo animé de la maison de production de Reygadas fait croire que le film a déjà démarré. Tout se vaut dans ce film, et rien n’a de valeur, donc.
A le voir, on se dit alors qu’il est bien difficile de faire du cinéma. Mais devant l’évidence des grandes œuvres, le cinéma paraît au contraire d’une déconcertante facilité. C’est que Reygadas a trop de talent pour la modestie, et pas assez pour la simplicité. Souhaitons qu’à l’avenir il se défroque enfin.