Après Restless, panouille teen plutôt embarrassante, il y avait autant d’espoir que d’inquiétude à voir GVS revenir à une veine plus classique, répondant elle-même à l’appel d’un sujet brûlant d’actualité. Espoir d’abord, à l’idée de le retrouver sur un terrain où, à considérer aujourd’hui son œuvre, son talent semble plus évident que sur les rives arty et délicates vers quoi son inspiration le porte naturellement. Crainte, ensuite, en considérant le détail de cette commande (un projet de Matt Damon et John Krasinski, acteurs et scénaristes, qui faillit un temps être mis en scène par Damon lui-même), d’avoir affaire à une molle fiction de gauche, requise par la seule urgence de peser dans le débat américain sur le gaz de schiste. Là-dessus, Damon et Krasinski ont rassuré d’emblée, en confessant n’avoir jeté leur dévolu sur le gaz de schiste qu’après avoir envisagé l’énergie éolienne ou l’élevage de saumon. Autrement dit : cette opportune actualité écolo n’est qu’une prise offerte aux amarres d’un feu militant qui, lui-même, et c’est heureux, cache en fait un simple désir de récit, et l’envie de s’affronter à une immémoriale tradition hollywoodienne.

 

Cet héritage, pas besoin d’aller plus loin que le titre pour l’identifier. La terre promise arpentée par le personnage de Matt Damon, petit soldat zélé travaillant pour le compte d’un groupe baptisé Global (on ne saurait mieux désigner l’ambition toute allégorique du film), ce n’est pas seulement celle de l’Amérique profonde à laquelle il vient proposer un pacte faustien. C’est bien sûr le pays lui-même, ou plutôt l’idée qu’en ont légué les pères fondateurs, et qui est autant l’initiale que l’horizon de la veine hollywoodienne populiste dont le film se réclame. Soit : une certaine idée de la démocratie, et donc du peuple, qui est bien, derrière l’argument du gaz de schiste, la seule préoccupation de ce film folk. « We’re not fighting for land, we’re fighting for people », explique le militant écolo joué par Krasinski et venu contrarier l’opération séduction du personnage de Damon. Le film, lui, se bat pour les deux, puisqu’ils ne font qu’un : la Terre promise, c’est le Peuple (celui qui inaugure le texte de la Constitution, celui de l’adresse de Gettysburg), perdu de vue par l’époque qui a renié en cela l’Amérique elle-même. Dès le début du film, il ne fait aucun doute que le personnage de Damon, bon fils de l’Amérique qui réclame légitimement de n’être pas pris pour un salaud, coupable seulement d’avoir oublié les origines péquenaudes dont pourtant il se prévaut pour vendre sa camelote, est là pour recevoir une leçon : on comprend tout de suite que, le film fini, il finira par retrouver le Peuple, qu’il avait juste oublié de regarder, faute de chercher à le voir, comme avant lui le cinéaste des Voyages de Sullivan (Preston Sturges) ou le petit trader du Wall Street d’Oliver Stone. De même qu’on reconnaît tout de suite la bataille qui fait rage ici, simplement rehaussée d’un peu de sociologie de l’époque, bataille éternelle et éternellement américaine entre l’innocence vertueuse du Peuple (bon voisinage, vie simple sur fond de pastorale) et le cynisme de ceux qui ont oublié de relire Jefferson. À bon droit, les auteurs évoquent l’ombre tutélaire de Capra, auquel de fait on pense en partie. En partie seulement.

 

Parce que l’innocence, réconfortante balise nationale, ne trouve en fait aucun personnage où s’incarner vraiment, et c’est au moment où on le comprend que se révèle l’étonnante finesse du film. C’est qu’il y a en fait deux films en un dans Promised land, et à travers eux, deux traditions retrouvées dans un même geste alors qu’elles semblaient antagonistes. Quand surgit le militant écolo et que s’engage entre Damon et lui la guerre des consentements, le film soudain trempe l’armature idéaliste de son programme dans un bain de principe de réalité qui est une autre manière de figurer la démocratie. Cette manière a, elle aussi, une dette envers l’histoire du cinéma américain. Entre cynisme et bonnes intentions, la digue cède puisqu’il ne s’agit plus ici de couver du regard une idée de la démocratie, mais de faire l’étude pragmatique de sa machinerie. Et d’explorer donc, plutôt que les voies (nationales) du cœur, celles de la séduction et de l’intelligence, autrement dit celles de la politique au travail. À ce jeu-là, plus rien ne différencie le salaud malgré lui qui croit sauver le Peuple en précipitant sa chute, du militant hargneux lui opposant résistance : tous deux sont réunis sous le même barnum (figuré d’ailleurs littéralement avec l’idée superbe de la kermesse qui finit détrempée), et jouent le même jeu, qui en dernier ressort est bien celui de la démocratie, descendue du ciel des idées pour se révéler sur les terres arides de sa pratique. Capra est loin, le film à ce moment-là a mis le cap sur une autre tradition qui passe par le Preminger de Tempête à Washington, le Ford de La Dernière fanfare, ou, récemment, le Spielberg de Lincoln. Et surtout par un documentaire, Primary, qui filmait en 1960 le duel Kennedy / Humpfrey dans de semblables bourgades et auquel le film invite tout naturellement à penser.

 

Cette autre tradition, plus complexe par définition, Promised Land trouve le moyen de s’y glisser avec une surprenante agilité. Mais le tour de force du film réside, précisément, dans la manière avec laquelle il parvient à conjuguer ces deux héritages sans en trahir aucun. Il lui faut pour ça en passer, in fine, par un retournement aussi désarçonnant qu’habile, dont on ne dira rien sinon qu’il est plutôt bien négocié. Et d’autant mieux qu’il ne s’agit pas, avec lui, de trahir une voie pour une autre, d’étouffer sous le coussin de l’idéalisme un élan vain de lucidité. C’est même le contraire : quand le film rattrape in extremis la fable qui semblait lui avoir glissé entre les doigts, elle lui est rendue poisseuse et lourde, engourdie, avec le Peuple, avec la Démocratie, dans une coriace gueule de bois.