« Ce sont les morts qui gouvernent ce pays », entendait-on de la bouche de deux personnages du Metteur en scène de mariage. L’un d’eux, d’ailleurs, était un réalisateur raté qui décidait de se déclarer mort pour assister enfin à la réévaluation de son œuvre par ses pairs. Il suffirait de tordre un peu la formule pour comprendre ce qui est au cœur de La Belle endormie, mais également du magnifique Sourire de ma mère : ce sont, à deux reprises, les morts qui enclenchent le récit, viennent tourmenter les vivants qui s’entredéchirent autour d’une absence qui a toujours raison – une fille dans le coma, une mère bientôt canonisée. Au drapeau de la mère tendu devant son fils répond la photo, vue au journal télévisé, de la belle endormie, Eluana Englaro, plongée dans le coma depuis 17 ans, autorisée finalement à mourir en 2008 quand la justice italienne permettra à son père de débrancher l’alimentation artificielle. Sur la photo elle sourit encore, sereinement, saintement.
C’est justement par le sourire des vivants que Bellocchio répond à celui des morts. Il était au cœur du Sourire de ma mère – ce n’était pas celui du titre, mais celui qu’esquissait le fils. Sourire ironique, indifférent et que tout le monde n’avait de cesse de lui reprocher (il y était même provoqué en duel pour avoir souri). Ce sourire, c’est aussi celui que le récit esquisse au pied de l’édifice de son sujet, ici l’euthanasie (déjà traité dernièrement chez les édifiants Brizé et Haneke) en approchant un problème moral par nappes de récit successives : l’histoire d’un médecin veillant sur une junkie suicidaire, d’une ancienne gloire du cinéma cloitrée auprès de sa fille plongée dans le coma, d’un sénateur devant voter le projet de loi anti-euthanasie et de sa fille membre de Mouvement pour la vie qui manifeste devant la clinique où se trouve Eluana, et qui tombe amoureuse d’un militant pro-euthanasie. Ce sont les fragments éclatés d’un même miroir, une série de couches venant chacune nuancer, modeler le propos de l’autre, pousser à côté d’elle, offrant ainsi un visage toujours mouvant qui évite l’impasse téléologique dans laquelle se vautre généralement le film choral – l’idée qu’une multiplicité de trajectoires aboutissent à une même morale.
Ce sourire, c’est la façon avec laquelle Bellocchio filme une scène d’amour entre deux jeunes qui s’opposent idéologiquement, dessinant comme une mosaïque, par petites décharges narratives collées les unes à côté des autres pour approcher le motif plus ample de son sujet. Il s’attarde sur une série de petits gestes qui ponctuent et dessinent le désir des personnages, comme dans ces plans magnifiques où chacun vérifie une dernière fois son portable (soit l’objet qui les rattache au récit principal) avant de se déshabiller. Où cette scène incroyable où le jeune homme couvre d’un mouchoir le visage de la jeune femme après que son frère bipolaire lui a jeté un verre d’eau à la figure – la scène sonne comme la réponse tendre au coussin tueur d’Haneke.
Il y a chez Bellochio une pure dépense narrative, un irréductible excès qu’il partage en partie avec Moretti, une façon de concilier le petit théâtre intérieur avec le grand théâtre du politique, d’opposer à une procession son propre cortège narratif, de se battre toujours à armes égales : discours contre discours, oeil pour oeil, plan pour plan. Chez Nanni Moretti c’est par exemple faire d’une piscine de waterpolo (son ancienne passion) la scène du politique dans Palombella Rossa, ou de l’attente d’un pape une zone interstitielle où glisser une partie de volleyball dansHabemus Papam. Chez Bellocchio comme chez Moretti, on s’échappe et on s’engage par le récit, on prend en otage les scènes matricielles de repas familial, de séance chez le psychanalyste ou de messe pour en faire le lieu d’un tableau intérieur.Répondre à l’esprit de pesanteur par une forme de danse, de cabriole narrative – comme ces étranges simulations sur ordinateur où des corps s’extirpent de la pierre des monuments dans le Sourire de ma mère. Dans la Belle endormie chaque personnage est ainsi vampirisé par son mort, par sa part morte : Bellocchio fait de l’euthanasie une hydre à plusieurs têtes qui pose la question de savoir ce qui mérite d’être poursuivi et d’être interrompu. La réussite du film tient alors au fait que l’euthanasie n’est jamais que le prétexte à un motif encore plus ample, à cette petite musique bellocchienne : célébrer la vie comme unique valeur, chasser les arrière-mondes cachés derrière le sourire des morts, refuser toute autre transcendance que celle du visage des vivants.