La logique managériale s’apparente-t-elle à un délire totalitaire ? On n’est pas loin de le croire quand on lit le premier roman de Thomas Coppey, Potentiel du sinistre, satire glaçante de l’emprise du management sur nos cerveaux. Rencontre avec l’un des auteurs-découvertes du moment.
Chronic’art : Pourquoi avoir consacré votre premier roman au monde de l’entreprise ?
Thomas Coppey : Dans le monde pris comme gigantesque entreprise, celle que je décris n’est qu’une succursale, encore qu’étant une banque elle fasse partie des éléments flamboyants de cette entreprise. L’entreprise est partout. Le couple peut être une entreprise, le sujet peut être une entreprise.
C’est un univers que vous connaissez bien ?
De l’entreprise, j’ai des expériences d’entrée de gamme, comme celle de standardiste, un poste que j’ai occupé à la fin de mes études pour le compte d’un grand groupe bancaire. C’est là, en ouvrant l’intranet (internet n’était pas autorisé) que j’ai découvert le merveilleux langage de la finance et du management. Sinon, ma connaissance en est limitée.
N’est-ce pas gênant ?
Non : c’est un atout, en fin de compte, qui permet de garder une certaine distance et de prendre beaucoup de liberté avec la réalité que connaissent les salariés, de rester dans la fiction. Et peut être que les salariés experts du secteur prendront ce texte pour une jolie fantaisie, d’ailleurs.
Aviez-vous des romans ou des films comme références ?
En matière de fiction, pas de références particulières, non. Mais j’ai vu récemment le film de J.C. Chandor, Margin Call, sorti en 2011 : un film sévère, qui ne fait pas porter la responsabilité de la crise à un système en se défaussant sur l’impalpable, mais qui rappelle sans cesse qu’à la tête de tout système on trouve des individus capables de prendre des décisions, des êtres responsables. La scène d’ouverture, où l’un des cadres se fait licencier par des consultantes extérieures, des « coupeuses de tête » obligées de consulter son dossier au cours de l’entretien pour savoir qu’il a passé 19 ans dans la compagnie, est implacable. A compter de la fin de leur discussion, elles lui laissent 24h pour vider son bureau : c’est superbe.
Dans votre roman, les structures n’ont pas de nom : juste « le Groupe », « la Société », « l’Association »…
Les structures ainsi uniformisées rappellent à tous ceux qui ne les connaissent pas combien elles sont opaques et identiques. Un même langage, une même volonté. Une banque n’est jamais autre chose qu’une banque, quels que soient les produits qu’elle vous propose pour se distinguer de la concurrence. A un certain stade de généralité, je trouve intéressant de se concentrer sur les ressemblances.
On remarque aussi que les personnages sont nommés par leur nom de famille, mais pas les femmes… Sauf une cadre, De Beer. Pourquoi ?
Il y a un double motif. Les femmes sont finalement assignées à l’espace domestique, où il est important de pouvoir répondre à un nom simple, sujet à des diminutions mignonnes, des petits noms. De Beer, qui tente de faire jeu égal avec les hommes, est donc un cas limite, comme Marie, l’assistante, qui est en fin de compte la bonne mère de l’équipe. Dans l’entreprise, c’est différent : le vouvoiement et l’emploi du nom sont en fait contraires à ce qui se pratique.
Dans les boîtes, on s’appelle par son prénom…
Oui : du coup, l’idée était d’inverser le parti-pris officiel du tutoiement commun et de l’interpellation par le prénom, tels que le management l’impose chez McDonald’s comme chez Apple, je suppose, ou au Crédit Agricole, où le prénom doit fonctionner comme un anesthésiant. Dès lors que je te tutoie, je peux être honnête et tu ne te formaliseras pas, car ce que je te reprocherai, je ne le ferai pas au titre d’un rapport hiérarchique (nous sommes à égalité) mais parce que tu as vraiment déconné quelque part.
Le pari stylistique du roman était de s’imprégner du langage du management pour le faire infuser dans le langage commun. C’était difficile ?
A vrai dire, j’ai plutôt l’impression que la difficulté aujourd’hui est de se prémunir contre la diffusion de ce langage dans la langue courante, et donc à l’idéologie dont il est le véhicule. Quand on entend parler au quotidien de challenges à relever, de situations à gérer, quand on décrit ses humeurs ou ses intentions sous la forme de « modes » (cf. la phrase malheureuse de Didier Lombard, ex-PDG de France Télécom, sur la « mode du suicide » dans son entreprise, ndlr) comme s’il n’y avait qu’à passer d’une application à une autre pour se mettre en mode win ou en mode happy, j’ai l’impression que la langue du management est à portée de tous.
Vous avez lu pour vous en imprégner ?
Bien sûr, je me suis documenté, j’ai interrogé quelques personnes, mais dans une large mesure, il suffit d’être attentif.
C’est comme une novlangue à la Orwell ?
C’est en effet le génie de cette langue de pouvoir s’adapter à toutes les sphères de la vie sociale, à toutes les institutions. L’armée d’abord, puis l’entreprise et ensuite l’hôpital, l’école, la famille… C’est une langue simple, chargée d’anglicismes, qui ne s’embarrasse pas d’exactitude. Elle est ronflante, l’appel aux concepts de la philosophie est un plus, « éthique » étant un exemple courant, et bien sûr ces concepts sont vides de toute substance, mais qu’importe puisqu’on a le nom.
A propos d’éthique, il y a dans l’entreprise que vous décrivez une ligne téléphonique de délation des collègues baptisée « EthicsLine » !
Oui ! Ici, le subterfuge qui consiste à faire passer la délation pour un acte de courage est si grossier qu’on peut se demander qui quelqu’un l’a déjà utilisée dans la réalité.
Parleriez-vous de totalitarisme soft ?
Je crois que le totalitarisme dont il est question n’a rien de soft. Il n’atteint son but que lentement, il se donne le temps d’absorber la critique, comme l’ont montré Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme, mais il vise au totalitarisme. C’est une impression qui ne cesse d’être confortée par la préoccupation croissante de l’entreprise pour le bien-être, ou disons le confort du salarié, en tout cas dans les grands groupes : santé, garde des enfants, alimentation, congés, prise en charge psychologique, etc. J’attends le moment où un psychiatre officiera à l’infirmerie d’une grande banque et prescrira anxiolytiques et antidépresseurs aux salariés défaillants. D’ailleurs ça doit exister quelque part. Chez Google ?
Vous ironisez sur les théoriciens du management, dont beaucoup sont des universitaires qui n’ont jamais mis les pieds dans une entreprise…
J’aime beaucoup cette anecdote d’un manager-théoricien qui vient de publier un manuel de management. Il explique à un journaliste qu’il a été poussé par une urgence à écrire le livre qu’il vient de publier : il est hanté depuis longtemps par une série de convictions. La première étant que le monde est changeant et complexe… On peut effectivement avoir cette impression qu’à la façon d’une certaine philosophie politique, les modèles sont montés si hauts en généralité qu’ils sont très beaux et oublient qu’en bas, il y a des individus avec lesquels il faut compter. L’ennui avec le management étant que ces individus sont aux prises avec les élaborations de théoriciens qui se rêvent en nouveaux maîtres de la Cité. On vous dit « travail d’équipe » et on valorise vos résultats individuels. Donc ce langage, pour insignifiant qu’il paraisse, a des conséquences, notamment parce qu’il fait évoluer les structures en gardant toujours la même finalité : optimiser le rendement d’un travailleur, d’une équipe.
Votre couple de héros, Chanard et Cécile, est prisonnier de cette logique. Elle explique par exemple qu’elle va démissionner pour qu’ils aient un « mode de vie optimisé »… Sont-ils victimes ou complices ?
On pourrait les dédouaner en considérant qu’ils laissent le management devenir l’organisateur de leurs vies, mais j’ai du mal à les voir comme des victimes passives. Ce mode de vie, ils l’embrassent ; ces directives, ils se les appliquent. Chanard et Cécile sont des individus éduqués, responsables, qui ont les moyens de la réflexion. Ils savent ce qu’ils font. Leur honnêteté, leur goût du travail, l’éducation de leur fille, c’est très bien, mais le couple comme machine et la famille comme entreprise, c’est plutôt effrayant. C’est ce qui rend la sympathie difficile à leur égard. Cécile qui démissionne, qui renonce à une forme d’indépendance parce que finalement un schéma de vie traditionnel, tourné vers le ménage et la domesticité, lui convient mieux, comme si elle vivait en 1955, ça n’est pas sympathique.
Et pour lui, Chanard, le héros ?
Du côté de Chanard, c’est plus nuancé, il montre une certaine fragilité. Le fait qu’il remette le fonctionnement de son entreprise et sa propre vie en cause le sauve en quelque sorte. De là à dire que c’est un personnage sympathique, je ne sais pas, mais ce n’est pas un parfait salaud. En revanche, je ne suis pas sûr du tout que la soumission aux normes du management soit l’état d’esprit de la population aujourd’hui. C’est la volonté des différents pouvoirs, oui.
Il y a plusieurs scènes de réunion dans le roman, et on est frappé par une chose : l’humour est totalement proscrit.
Plutôt le sarcasme. En fait, je suis sûr que différentes formes d’humour ont cours dans l’entreprise, mais le sarcasme ne doit pas en faire partie. Le sarcasme, quand on se souvient que le terme signifie littéralement mordre ou arracher la chair, est logiquement un motif de licenciement.
Vous montrez aussi comment les managers mettent une couche de vernis culturel sur leurs discours creux, citant Euripide ou Sade à tout bout de champ…
On enseigne la culture générale des les grandes écoles, comme si la culture générale était une discipline en soi. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que cette culture soit mobilisée comme un vernis. Rester en surface, c’est l’art de la culture Trivial Pursuit. Trois dates historiques, trois capitales, trois citations. Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était président de la République et entrait en campagne pour sa réélection, a tenté à sa façon de faire appel à cette culture. On le voyait plongé dans la lecture de Proust ou d’un long mélodrame de Tolstoï, on l’entendait s’extasier sur le cinéma italien des années 1950 et 1960. C’était cohérent. L’illusion vient de ce que ce sont des références à une culture classique dont on n’attend rien d’autre qu’un peu de prestige. Citer Sade en réunion d’entreprise, se souvenir que c’est un « grand écrivain français » et oublier le reste.
A travers l’exemple de Cécile, vous illustrez les pressions des boîtes pour que leurs cadres femmes ne tombent pas enceintes. Pour s’être arrêtée, Cécile voit sa carrière stagner irrémédiablement. Mais le plus étrange est qu’elle ne s’en offusque pas : au contraire, elle est honteuse d’avoir déçu ses boss…
Cécile connaît les règles et en accepte l’essentiel. Comme elle est un individu avec sa part d’ambivalence et que ses ambitions se situent aussi du côté du ménage et du couple, elle choisit d’avoir un enfant sans en avertir la hiérarchie. Mais voir sa carrière handicapée par ce choix fonctionne comme un rappel, puisqu’il en était besoin, que sa position de femme dans l’entreprise n’est pas la plus simple qui soit, qu’elle part désavantagée dans la compétition avec les hommes. On aimerait bien que sa volonté se teinte d’une forme de féminisme, mais on doit constater qu’elle porte une part de responsabilité. Elle pourrait mais préfère ne pas. Comme les deux femmes du roman d’Elfriede Jelinek, Les Amantes, elle se trouve bien sous la domination d’un homme, dans l’espoir d’un confort, ici bourgeois, et de chimères domestiques.
Le titre du roman vient d’une idée géniale de Chanard pour faire gagner de l’argent à sa banque : spéculer sur les catastrophes naturelles…
Je n’invente rien. Le produit financier appelé « Catastrophe Bonds » existe réellement et il porte ce nom. Je pense qu’on peut trouver bien mieux. Parier sur l’espérance de vie du titulaire d’une assurance-vie, par exemple, il existe quelque chose comme ça. Les ingénieurs qui inventent ces produits sont souvent pleins d’imagination et d’une intelligence brillante.
A la fin, Chanard pète les plombs. Vous connaissez des travailleurs « grillés » par le système, comme lui ?
Disons plutôt que je ne sais pas si je connais des travailleurs qui ne soient pas grillés.
Potentiel du sinistre, de Thomas Coppey (Actes Sud)