On pourrait, bien sûr, s’amuser de l’amateurisme certain avec lequel Brisseau bricole les effets spéciaux de La Fille de nulle part. On le pourrait si Brisseau (lire notre entretien) ne parlait si gravement, si sérieusement, de ce dénuement, s’il n’expliquait qu’il a tourné ce film pour voir « si l’on peut créer de l’émotion avec rien ». Ce ton, propre à Brisseau, c’est aussi celui avec lequel Michel, veuf et ancien prof de mathématiques à la retraite auquel il prête son imposante stature, tente d’expliquer le plus rationnellement du monde à Dora (Virginie Legeay) comment un mégot tombé sur sa terrasse a pu se déplacer tout seul, sans l’aide du vent. Ce ton bouleverse, parce qu’il est plein du sérieux d’un petit garçon qui est sûr de ce qu’il a vu, contre l’avis de tous. C’est aussi le sérieux du magicien, celui qui remet en doute ce que tout le monde avait cru voir. Stanley Cavell disait que, contrairement aux autres arts, le cinéma ne venait pas de la religion mais de la magie. Avec La Fille de nulle part, Brisseau se présente à nous comme un dévot magicien qui aurait fait vœu de pauvreté.
Cette pauvreté c’est, de toute façon, le bricolage d’artificier avec lequel Brisseau fait ses films, lui qui aimerait filmer l’absolu avec trois sous en poche. Il faut donc beaucoup suggérer, filmer l’invisible, parler beaucoup (la figure du savant ou du professeur revient toujours), faute de pouvoir tout montrer. Cet art de la suggestion charrie avec lui ses thèmes, filmables sans moyens : la marge, la rébellion et le paranormal, très tourneurien ici, et que Brisseau partage aussi avec Rohmer. Il suffit d’ailleurs de traduire le titre du film en anglais – The Girl from Nowhere – pour redonner au film toute sa dimension de série B. Cette influence américaine, qui pousse sur fond de paysage français très marqué, donne à la filmographie de Brisseau un caractère instable et hybride, difficile à identifier, quelque part entre les productions RKO et la série Sous le soleil.La Fille de nulle part assume presque malgré lui cet arrière-plan américain, et il s’agit d’ailleurs littéralement d’un arrière-plan : impossible de regarder le film sans balader son regard le long des piles de DVD et de VHS qui jalonnent les murs de l’appartement de Michel (qui est celui de Brisseau), impossible de ne pas le voir à la lumière de ces titres qui fonctionnent comme des portes entrouvertes laissant passer des courants d’air américain.
Lorsque Michel recueille Dora qui vient de se faire agresser devant chez lui, commence une sorte de fuite en appartement qui aurait très bien pu prendre les atours du road-trip de bandits amoureux (façon Les Amants de la nuit) puisque l’horizon est le même : les amants traqués tentant de vivre en autarcie, contre le monde et contre la vie. Dora est sans logement, Michel est seul et meurt d’ennui. Dora (qui renvoie sans doute à la Dora de Freud) deviendra sa secrétaire, sa maîtresse désirée, la réincarnation de sa femme, sa fille, son amie. Chacun va ainsi prendre soin de l’autre, à l’image de ce parapluie qui fait canne de fortune pour Dora et qu’elle-même tiendra plus tard sous la pluie, au-dessus de la tête de Michel. Mais cette Dora apparue de nulle part risque de disparaître à tout moment, la moindre escapade hors des murs de l’appartement menace le petit couple – rien ne saurait retenir une jeune fille.Une émotion très forte,une sorte d’angoisse, de nausée existentielle, traverse le film, prend corps avec le peu qu’on voit de Paris, ville triste et ironique, peuplée de filles jolies comme des cœurs. Elle passe aussi par ce regard d’homme vieux et seul porté sur l’éternité des jeunes filles, un regard qui n’a jamais été aussi plein de renoncement. Il faut voir cette très belle scène sur un banc entre Michel et son ami médecin, personnage rothien, qui s’ennuie profondément et constate tristement que le déclin de ses désirs charnels n’a jamais eu lieu – à deux pas, le vent (ç’aurait pu être le souffle d’une bouche de métro hollywoodienne) soulève la jupe d’une jeune femme, laissant apercevoir ses cuisses et sa culotte cruelle. Michel, lui, s’amuse comme un fou avec sa sorcière de Dora, écrit son livre sur le rôle des croyances dans la vie quotidienne tout en se laissant croire ironiquement que cette jeune fille est la réincarnation blond cendré de sa femme brune.
Il faut voir aussi ces plans douloureux de belles endormies qui jalonnent depuis le début les films de Brisseau, ces plans hallucinés d’un corps de femme nue qui tend la croupe ou bombe le torse. Dora, bien qu’objet d’un amour platonique et paternel, sera elle-même hallucinée, prise dans le rêve balthusien de Michel, projetée nue dans le couloir de l’appartement, sur fond de petites étoiles foncées. Elle-même verra dans ce couloir des phénomènes paranormaux : la jouissance et l’érotisme sont toujours identifiés chez Brisseau à des phénomènes paranormaux. Dans A l’aventure, jouissance féminine et hypnose rejoignaient le même gouffre, expériences interdites filmées comme des mystères dont on ne peut rapporter aucune véritable image, aucune idée précise de l’arrière-monde d’où elles reviennent.Ce poids que traîne La Fille de nulle part tient aussi à cette relation condamnée d’avance entre une jeune fille et un vieux monsieur, relation morte-née, pourrie en ses prémisses, comme dans Noce Blanche. Michel reconduit la figure familière de l’initiateur, du professeur, omniprésente chez Brisseau, figure de celui ou celle qui enseigne à l’autre en frôlant parfois le vampirisme. Ce vampirisme qui cherche à s’étendre rappelle le Ferguson malade de Vertigo et d’ailleurs, sans hasard, le DVD du film trône sur l’une des étagères, pendant que Dora défile devant Michel dans ses nouveaux vêtements, rappelant Madeleine retrouvée défilant dans son tailleur gris. Ferguson et Michel partagent cette même agonie du deuil, ce même regard hébété devant une apparition impossible à figer, et qui glissera toujours du plan pour disparaître.
Lire notre entretien avec Jean-Claude Brisseau