Jean-Christophe Menu vient, dans un premier volume, de compiler ses chroniques (Les Lundis de Delfeil de Ton 1975-1977). Après avoir officié chez Hara-Kiri et, plus tard, chez Charlie Hebdo, l’inénarrable Delfeil de Ton est aujourd’hui chroniqueur au Nouvel Observateur, en plus de collaborer à Siné Mensuel et à L’Impossible. Ce franc-tireur enjoué nous a reçu pour un entretien sans concession au sujet de la presse et du journalisme. Forcément, ça dépote !
Chronic’art : Pour revenir rapidement sur la parution du recueil Les Lundis de Delfeil de Ton, vol.1, chez L’Apocalypse, Jean-Christophe Menu parle de littérature à propos de vos chroniques. Vous, vous revendiquez un statut de journaliste…
Delfeil de Ton : C’est de la fausse modestie ! Plus sérieusement, disons que mon travail est réalisé pour des journaux avec un rythme récurrent qui correspond à celui de la presse. C’est la raison pour laquelle les journalistes ne font jamais de la grande littérature. Voyez la façon dont Céline vivait, il ne pouvait pas en même temps fournir de la copie à date fixe ! C’est aussi une question de niveau sur lequel on se place : moi je ne cherche pas à transformer ou à renouveler la vision de l’humanité, je rapporte simplement des événements, des faits plus ou moins révélateurs d’un contexte, d’une époque. Il n’y a vraiment que les journalistes politiques pour penser le contraire ! Céline te change un regard tandis que le journaliste observe et rapporte, c’est tout, et c’est que je fais.
Admettez tout de même que vous pouvez avoir une certaine influence sur les gens qui vous lisent fidèlement chaque semaine…
Les fidèles, comme tu dis, ce sont ceux qui pensent la même chose que toi. Prêcher les convaincus, voilà ma seule influence ! A ce sujet, j’avais bien plus de retours intéressants par le passé… Et sur Internet, les feedbacks sont consternants, je me refuse à rentrer dans ce jeu-là. Entre les réactions antisémites et la bêtise crasse, ça me déprime de savoir que c’est aujourd’hui à ce public-là qu’on s’adresse… Pendant un moment, j’étais harcelé par un type qui me disait que « la vieillesse est un naufrage » (cette fameuse phrase de De Gaulle à propos de Pétain). Et puis plus rien, il est sans doute mort ! Mais on sort ici du journalisme…
Comme à l’époque d’Hara-Kiri ou de Charlie Hebdo, en somme, puisque vous aviez inventé une forme de presse à côté du journalisme traditionnel…
En effet, on peut dire que le journalisme n’était pas du tout notre préoccupation ! Nous étions avant tout des humoristes et notre humour ne pouvait être accepté nulle part. On a donc monté ces journaux pour pouvoir nous exprimer et rencontrer un public. C’est Cavanna qui est à l’origine de tout ça et ce « journalisme »-là, si l’on peut dire, a finalement laissé des traces – et engendré un paquet de copieurs.
Vous avez l’impression d’avoir gardé cet esprit-là aujourd’hui dans vos chroniques rédigées pour Le Nouvel Obs ?
IIs ne pouvaient pas débaucher Cavanna puisqu’il était le fondateur et qu’il se chargeait de tout. Avec lui, nous étions les seuls à nous occuper des textes ; les autres étaient tous dessinateurs. C’est donc tombé sur moi ! Si tu relis mes dernières chroniques dans Hara-Kiri Hebdo et les premiers textes que j’ai publiés dans L’Obs, ça reste foncièrement dans la même veine. Nuance, tout de même : je ne m’adressais plus à un lectorat de 50 000, mais de 500 000 personnes.
A ce moment-là, vous ne vous adressez plus seulement à des lecteurs complices… En termes d’humour et de second (ou troisième) degré, il a fallu arrondir les angles ?
J’ai fait la même chose mais en tenant compte de la diversité du lectorat. Même si c’est une mission impossible. Prends l’exemple des comiques qui passent à la TV : aucun d’entre eux ne peut faire rire 60 millions de français ! Ou alors tu t’arrêtes aux calembours et c’est ce qu’ils font d’ailleurs, pour la plupart. Dans son sketch où il se moque des Arabes, Coluche savait que les connards qui votent FN prendraient ça au premier degré. C’était donc anti-raciste au départ et ça devenait raciste à l’arrivée. Je n’aurais jamais pu faire ça… Cela dit, j’ai un avantage par rapport à lui : je ne passe pas à la TV et ce n’est absolument pas mon ambition.
Vous vous êtes donc imposé des limites ?
Pas forcément, je n’ai juste pas cherché un public plus étendu. Je ne suis pas fait pour ça, par flemme aussi, je dois bien l’avouer. Je n’envie pas de cette vie qui consiste à faire des allers-retours de la Place de la Bourse (siège du Nouvel Obs, ndlr) à la Maison de la Radio ou à Boulogne. C’est le Diable Vauvert par rapport au centre de Paris !
On vous a quand même vu chez Taddéi, récemment…
Je le regrette, c’est un piège à cons. Sur un plateau télé, quel qu’il soit, tu n’es plus le maître et on te fait dire ce que les gens ont envie d’entendre, selon l’appréciation de l’animateur. Dans ma chronique, je contrôle tout – d’ailleurs personne ne la relit. J’ai une aversion totale pour le pouvoir, c’est d’ailleurs ce qui m’a décidé à quitter Charlie Hebdo parce que je ne suis pas un meneur d’hommes et que j’avais finalement pris trop d’ascendant sur le lectorat, j’avais trop d’influence et l’idée que je puisse être un donneur de leçons pour qui que soit me tétanise ! Ça me fait peur, pour être franc. Je ne veux pas être un maître-à-penser, ce qui m’intéresse c’est simplement de donner des modèles d’écriture.
C’est donc plus la forme que le fond qui vous motive ?
Oui, bien sûr, la façon de dire les choses. On aide davantage les gens avec du bien-dire qu’avec du bien-penser. Dans ces conditions, il n’y a pas de trucage, juste un embellissement. Ensuite, tu prends, tu prends pas, ça te touche, ça ne te fait rien, c’est pas mon problème !
Vous en côtoyez quotidiennement, des journalistes, ici, au Nouvel Obs… Qu’est-ce qu’ils vous inspirent ?
J’ai beaucoup d’estime pour les journalistes en général et les gens qui exercent ce métier-là. Ils sont malins, curieux, travailleurs. S’ils ne faisaient pas ce métier-là, ils seraient bien plus riches et mieux considérés !
Ca vaut pour les patrons de journaux également ?
Je parle des types qui vont sur le terrain, que ce soit en Afghanistan ou à Vitrolles. Parce que je pense qu’il n’est pas nécessaire d’aller loin pour observer les choses. Beaucoup de journalistes ont passé du temps en URSS, à l’époque, et finalement ils n’ont rien vu du tout ! C’est le regard qui compte… Et la connaissance. Moi je me garde bien de parler de l’Afrique noire, parce que je ne connais pas et que c’est un sujet aussi compliqué que les Balkans.
Est-ce qu’il faut nécessairement, qui plus est à l’heure d’Internet, connaître son sujet pour avoir un avis ? Est-ce que vos chroniques, du reste, n’en sont pas de parfaits contre-exemples ?
Je donne des avis de non-spécialiste. Souvent, je me mets à la place du lecteur, le Français moyen, le Parisien qui prend le métro. Aussi, j’en profite pour donner des informations que je ne vois nulle part chez les autres. Quand j’annonce que Donald Byrd va se produire au Chat qui pèche, par exemple, j’ai l’impression de faire mon boulot.
La prescription, justement, c’est aussi du journalisme, non ?
Si je peux servir à ça… je me souviens, plus jeune, avoir eu cette frustration permanente d’apprendre les choses après qu’elles aient eu lieu. Ce qui m’agaçait profondément, parce que la presse, estimant sans doute que ça n’intéresserait personne, n’avait pas fait son boulot. Dans mon domaine de prédilection, le jazz, j’ai ainsi fait en sorte que des gens puissent aller voir, et même apprendre l’existence, de Sun Ra, de l’Art Ensemble de Chicago ou de Steve Lacy – qui me doit beaucoup, en France. Aujourd’hui, je dois bien l’admettre, je ne découvre plus personne ; à près de 80 ans, je suis dépassé et cet abandon, si l’on peut dire, s’est fait petit à petit à L’Obs, où il existe un service culturel. Il m’arrive de faire quelques chroniques littéraires que je suggère à Jérôme Garcin, mais c’est l’inverse ici : je parle et réhabilite des œuvres du passé ! En ce qui concerne les nouveautés, vous faites ça très bien dans Chronic’art, dont je connais à peine 10% des noms que vous citez…
Dans vos chroniques, vous gardez en revanche cette acuité qui vous caractérise, cette vision des choses à rebrousse-poil pour démontrer les aberrations de l’actualité, comme cette récente chronique d’Yves de Kerdrel (« Un pays sans riches, ce sont des rosiers sans engrais » – 27.11.12) du Figaro qui, pour fustiger le gouvernement Hollande, qui soi-disant fait fuir les riches hors de France, fait l’éloge de l’émir du Qatar…
Je suis ravi parce que je retrouve ici ma veine harakirienne en me payant un émir devant lequel tout le monde est à genoux et moi j’écris que je l’emmerde ! Personne d’autre que moi ne peut dire ça dans L’Obs. Je n’aurais pas écrit « j’encule l’émir », par contre. D’abord parce que je trouve qu’on encule beaucoup trop (il suffit de voir Charlie Hebdo actuellement : à toutes les pages, les dessinateurs nous montrent des gens en train de s’enculer !), ça ne veut plus rien dire, c’est devenu le dernier des conformismes. Je me bats même avec Siné à ce sujet. Bon mais surtout, dans ce papier, on comprend bien que c’est Kerdrel et Le Figaro que j’emmerde. J’ai cette liberté-là, on me laisse tranquille : si Naulleau ou Zemmour avaient dit une chose pareille, ça aurait été repris partout !
Vous avez donc le sentiment d’être automatiquement en dehors de toute polémique parce que ça reste, tout simplement, gentiment, la chronique de Delfeil de Ton ?
Je me paye les gens en douceur, c’est ça. Dans ces conditions, je fais ce que je veux. On en revient à la question de l’audience. Y compris à la TV, sur les chaînes de la TNT, lorsqu’il y a 80 000 téléspectateurs, c’est un exploit (je voyais dans ton canard que Le Grand huit avec cette brochette d’animatrices ne faisait pas mieux que ça). A l’époque, 30 millions de téléspectateurs étaient devant leur poste pour regarder l’émission du soir de la Une ou de la Deux !
Vous ne parlez plus jamais de politique dans vos chroniques. C’est volontaire ?
Je n’ai pas tapé sur Sarkozy, je ne taperai pas non plus sur Hollande. Tout le monde le fait, alors quel intérêt ?
N’est-ce pas le propre du journalisme que de n’afficher aucun marquage politique ou idéologique ? Et n’est-ce pas un problème particulier à la France où les médias n’ont plus trop de crédibilité (si l’on s’en réfère aux sondages d’opinions annuels à ce sujet) ?
Les sondages… La crédibilité s’est reportée sur Internet. D’où viennent les infos sur Internet ? Des journaux et de l’AFP. La non-crédibilité c’est un truc de clients pour garder ses sous au lieu de dépenser un euro ou un euro cinquante pour le journal.
Et L’Obs, entre nous, vous le lisez ? Parce que nous, non, mais Les Inrocks non plus…
Ecoute, pour moi, honnêtement, c’est le meilleur de tous les news magazines. Je préfère lire Jean Daniel que le type à l’écharpe rouge, là… comment il s’appelle ?
Christophe Barbier (L’Express).
Oui, voilà. Eh bien il n’y a pas photo ! Jean Daniel a 92 ans aujourd’hui – de fait, il perd un peu le contrôle du Nouvel Obs -, mais c’est un gars qui a créé un bon journal. Je suis admiratif de ces gens-là.
Et Giesbert (Le Point) ?
Ah, Giesbert ! Je le connais bien puisqu’il a dirigé L’Obs à un moment. C’est devenu une bête de scène, d’un cynisme incroyable, mais tellement attachant. Il a dirigé L’Obs et Le Figaro Magazine cinq ans après, c’est incroyable !
Philippe Val, à qui l’on doit la refondation du nouveau Charlie Hebdo avec Cabu en 1992 (aujourd’hui directeur de France Inter) ?
Je ne tape pas sur les ambulances, il est mort, il va finir chroniqueur au Figaro, c’est le destin de ces types-là.
Marianne a bien changé, mais on aurait pu penser que c’était le news mag qui vous correspondait le plus…
Szafran, je ne peux pas ! L’autre jour, pour contrer Duflot, vous auriez cru qu’il passait sa vie à lire les Encycliques et à écouter Monseigneur Vingt-Trois. C’était à pisser de rire, c’est de l’indignation méprisable. Il monte sur une estrade et il fait un numéro : on peut être ridicule, mais dans ce cas il faut un certain talent. Je n’aimerais pas travailler chez des grotesques ! Bien sûr, ici, de temps à autres, ça dérape, mais jamais à ce niveau-là.
Vous avez aussi collaboré un temps à Libération…
Personnellement, j’appréhende la disparition des quotidiens. Je les regretterais, mais il ne faut pas se voiler la face : avec Internet, ces supports-là n’ont plus de raisons d’être. Néanmoins, je repêcherai Le Monde que je trouve excellent actuellement. Le problème de Libé, c’est qu’il n’y a plus grand monde. J’y ai chroniqué, autrefois, bénévolement, en effet. J’ai arrêté lorsque la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, lorsque Serge July s’est pris pour Orson Welles ! A ce moment-là arrivaient les correcteurs à l’ancienne, la CGT des correcteurs, si tu veux. J’ai connu l’époque des clavistes (avec leurs notes délirantes ajoutées dans les papiers des journalistes – elles ne se privaient pas puisqu’elles les tapaient), c’était quand même autre chose ! C’était ça, Libé, avec les annonces gratuites et les pages pour les taulards. En plus des pages culture rédigées par de vraies plumes – des grandes folles bourrées de talent ! Tout cela réalisé avec une désinvolture admirable, à l’image d’Alain Pacadis, qui débarquait au journal complètement camé, mais avec des idées formidables. Aujourd’hui, Libé est un journal comme les autres. Ils donnent plus de place, encore, aux choses culturelles, mais c’est plus la même chose…
On le lit uniquement par habitude ? Comme L’Obs, non ?
Evidemment, comme les journaux de province, dont je ne m’explique pas les difficultés et la potentielle disparition. Ils sont en position de monopole… tu te rends compte, ces patrons nuls !
Est-ce que le problème, en France, n’est pas surtout dû à la diffusion, à la distribution en kiosque ? Je me permets de vous poser cette question-là parce qu’on en souffre beaucoup, mais comme d’autres, chez Chronic’art…
C’est tragique. Comment vendre ton magazine s’il n’y a plus de marchands de journaux ? S’il n’y a pas de visibilité ? Dans les supermarchés, à l’inverse, les rayons presse s’étoffent, mais tu ne trouves pas tout, la sélection est drastique et elle correspond à une clientèle forcément très grand public… Si tu arrives à diffuser Chronic’art chez Carrefour, je suis sûr que la moitié des numéros sont volés – je me souviens du fameux slogan d’Hara-Kiri qui préconisait au lecteur de voler le magazine ! C’était pas nous qu’on volait, c’était le marchand de journaux… Dans le métro, aussi, je me souviens de l’époque où l’on en trouvait partout, et à chaque entrée, mais aujourd’hui il n’y a quasiment plus de points de ventes de presse. Les marchands de téléphone ont tout raflé.
Et Internet, comme on le sait, n’est toujours pas rentable pour les journaux…
Tous les canards perdent de l’argent avec Internet. A L’Obs, on y est plutôt bien placé, il faut dire qu’on n’a pas été les derniers à s’y mettre – j’ai même fait une vingtaine d’émissions vidéo littéraires sur le Net ! J’y croyais… mais ça n’a pas marché, c’était avant la démocratisation du haut-débit, il faut dire. Mais le public n’est pas là pour ça et puis tu peux regarder la TV en podcast maintenant.
Vous parlez beaucoup de la censure sous les années Giscard dans votre recueil paru à L’Apocalypse. Aujourd’hui, on sait que la censure a changé de nature… C’est mieux, c’est pire ?
C’est pire ! Avant, c’était l’Etat ; aujourd’hui, c’est tout le monde. Du temps d’Hara-Kiri, on avait affaire à la censure d’Etat. Elle existe toujours, du reste, mais elle ne fonctionne plus. Elle a été remplacée par une censure des associations, type SOS Racisme ou des organisations féministes à la noix, et donc par la société. On est condamné aujourd’hui pour sexisme parce qu’on ose dire qu’une femme est « jolie ». Ca devient fou ! Dorénavant, c’est révélateur, on ne censure plus Charlie Hebdo mais Le Point et Elkabbach. Tu vois comment les choses se sont retournées ?! C’est insensé ! Souviens-toi de Patrick Besson qui s’était fait attaquer après sa chronique, dans laquelle il se moquait de l’accent d’Eva Joly (alors que les Verts ont reconnu après coup que c’était une erreur que de l’avoir faite chef de file du mouvement…). Donc nous, on n’a pas le droit de le dire avant et on se fait traiter de tous les noms, mais eux peuvent le dire après ? C’est ridicule. Alors forcément, je l’avais défendu dans une de mes chroniques, parce qu’au lieu de nous voir comme des garde-fous, ces gens-là nous font des procès !
Les Lundis de Delfeil de Ton, Vol.1, 1975-1977, de Delfeil de Ton (L’Apocalypse)