Pas facile d’évoquer avec ses auteurs un film aussi complexe que Zero Dark Thirty, dans le cadre étriqué d’un press junket. Encore moins quand lesdits auteurs, Kathryn Bigelow et Mark Boal (scénariste du film, ancien journaliste et déjà auteur de Démineurs), sont tendus à l’extrême par le débat qui, aux Etats-Unis, n’en finit plus d’engloutir le film. À la presse française, ils ont servi une routine on-ne-peut-plus hollywoodienne, façon good cop / bad cop : elle, affable et généreuse, quoique régulièrement désarçonnée par les questions un peu théoriques sur le film ; lui, méfiant à l’extrême, rembruni derrière un regard perçant qui donnait l’impression d’avoir à faire à un agent de la CIA. Mais de l’un à l’autre, une même évidente et rare intelligence, dont l’interview, trop courte, n’aura pu donner toute la mesure.
Chronic’art : Tout le débat autour de la torture a un peu occulté la dimension proprement abstraite et conceptuelle du film, pour n’interroger que sa part documentaire. Seriez vous d’accord pour dire que, autant sinon plus qu’un document sur la traque de Ben Laden par la CIA, Zero Dark Thirty est un film sur un état d’esprit, qui a été pendant dix ans celui de la guerre contre la terreur ?
Kathryn Bigelow : Oui, voire celui de la guerre en général. Et sur ce que ce type de contexte fait à l’esprit, sur la manière par exemple dont on assure sa survie. C’est quelque chose de très basique, très reptilien.
Le film ne nous apprend presque rien sur le personnage, qui n’a pas d’intimité, et à peine de psychologie au-delà de son obsession. Etait-ce votre intention dès le départ ?
KB : Oui, dès le début nous voulions que le film soit pris dans une pure immédiateté, que son action se déroule en temps réel. Notre idée était de faire en sorte que le public soit totalement dépendant du personnage, obligé de se reposer sur lui plutôt que sur une histoire qui lui préexisterait.
Parmi les nombreuses personnes que vous avez interrogées pour écrire le scénario, avez-vous rencontré l’agent qui a inspiré le personnage de Maya ?
Mark Boal : Cela fait partie des questions que l’on nous pose souvent et auxquelles nous ne souhaitons pas répondre.
Vous aviez à l’origine un autre film en tête, sur le même sujet, mais l’actualité vous a rattrapé. Quel aurait été ce film ?
KB : Nous voulions raconter le premier assaut donné à Tora Bora en 2001, pour essayer d’attraper Ben Laden, qui a finalement réussi à fuir en direction du Pakistan. Nous étions au milieu de ce projet quand nous avons appris la mort de Ben Laden (Bigelow dit : « when May 1st 2011 happened » – désignant un « 1er mai 2011 » comme il y eut un « 11-Septembre 2001 »). Nous avons été forcés de nous adapter à cette irruption de l’Histoire.
Décririez-vous le film comme un film de guerre ?
KB : J’imagine, oui, c’est tout à fait possible. C’est un film sur la war on terror, qui a affecté le monde entier. Le film raconte un chapitre de cette histoire.
A ce titre le film forme véritablement un diptyque avec Démineurs. Dans les deux cas, on a le sentiment qu’il s’agit de se confronter à la question du film de guerre aujourd’hui, alors que la guerre elle-même a changé et ne peut plus être représentée de la même manière, avec les moyens qui étaient jusqu’ici ceux du film de guerre…
KB : C’est peut-être pour ça que vous trouvez le film abstrait. C’est un processus qui est effectivement très abstrait, et vous ne pouvez plus filmer simplement une armée en train de gravir une colline. La guerre en Irak, sur laquelle portait Démineurs, a une dimension d’invisibilité. La méthodologie guerrière y est difficile à déterminer, la guerre n’apparaît que quand vous venez de sauter sur une bombe. C’est avant tout une guerre idéologique.
Tout le film pourrait être vu comme une variation sur la couleur noire, sur la pénombre. Le titre, d’ailleurs, est très clair là-dessus.
KB : C’est vrai oui, je n’y avais pas nécessairement pensé de cette façon, mais tout le film est en quelque sorte ponctué par la pénombre. « Zero dark thirty » est à l’origine un terme militaire pour dire minuit et demi, ce qui est censé être l’heure à laquelle les soldats ont atterri à Abbotabad. Mais je pense que c’est aussi une bonne définition de cette décennie, cette longue et très sombre décennie pendant laquelle nous ne savions pas grand chose sur le travail des services secrets pour retrouver Ben Laden, jusqu’à ce qu’on nous apprenne finalement qu’il avait été tué. Pour moi ce titre est d’abord une manière de nommer cette période singulière. C’est peut-être en cela, pour revenir à votre première question, que le film peut donner l’impression de documenter un « état d’esprit », un sentiment général.
Cela en fait un film très contemporain, mais dans le même temps il s’affronte à un enjeu éternel des fictions de guerre américaines, comme du cinéma fantastique d’ailleurs : l’Autre nécessaire de l’Amérique… À la limite, la conclusion du film est exactement la même que celle d’un film comme Predator : quand l’Autre disparaît, le soldat s’effondre plutôt que de célébrer sa victoire, parce qu’en mourant l’ennemi lui a tendu un miroir…
MB : Ce type d’enjeu, très théorique, est bien là quand j’écris, en toile de fond, mais l’écriture est un processus beaucoup plus instinctif. Si je commençais à décortiquer ces aspects-là, je serai incapable ensuite de m’atteler à un autre scénario, de relancer le processus créatif. Là-dessus je m’en tiens à la recommandation du poète W.H. Auden, qui invitait à se tenir le plus loin possible des sciences sociales. Que le film s’inscrive dans une tradition qui le dépasse, c’est probablement vrai, et c’est quelque chose qui m’intéresse, mais je suis incapable de me poser moi-même la question. Les idées qui sont exprimées dans le film, par définition, ne peuvent être exprimées qu’avec les moyens du cinéma. Les discussions concernant la guerre contre la terreur ont donné lieu à beaucoup de certitudes, beaucoup d’arrogance, mais les choses, bien sûr, sont nettement plus complexes que ça. Et les possibilités narratives offertes par le cinéma peuvent permettre de rendre cette complexité. Mais ensuite, il est extrêmement difficile de les traduire à nouveau. Nous avons été amené à parler beaucoup du film ces derniers temps, et nous sommes à chaque fois confrontés à ce problème. Ça me rappelle cette interview qu’a donnée Philip Roth récemment, après avoir annoncé qu’il mettait un terme à sa carrière d’écrivain. Le journaliste voulait que Roth revienne pour lui sur sa carrière, et Roth, qui est par ailleurs la personne la plus articulée, intelligente, et consciente de son propre travail et de la place qu’il occupe dans l’histoire de la littérature, a seulement répondu : « Ça va, je crois que je m’en suis bien sorti ». Je me suis dit que c’était la réponse la plus intelligente qui soit.
Il y a néanmoins un enjeu théorique que le film invite très explicitement à prendre en compte, c’est que Maya, du fait notamment du portrait très lacunaire que vous en faîtes, peut-être vue comme une incarnation de l’Amérique elle-même. Peut-on le dire aussi simplement que ça : Maya, c’est l’Amérique ?
KB : Le film se conclut sur cette question : « Où veux-tu aller ? ». Autrement dit : et maintenant ? Il y a un enjeu purement existentiel dans cette fin. C’est un miroir tendu au personnage, et à travers lui, à un pays, à une culture. Et, au fond, pas seulement à l’Amérique. La guerre contre la terreur a affecté le monde entier.
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