Quand commence le film, un homme et une chanson terminent, chacun de leur côté, un long voyage. L’homme s’appelle Django, il a marché du Mississippi au Texas, il a froid, il tient à peine debout. La chanson aussi s’appelle Django, mais elle a fait un plus long voyage encore : elle revient d’Italie et d’un film qui, lui-même, avait ramené son décor d’Amérique. Elle revient chanter la geste de Django, mais c’est un autre Django qu’elle retrouve au Texas. Le premier, celui du film de Corbucci, était blanc malgré son masque de poussière et le patronyme – Nero – de son interprète. Son pas était lourd du fardeau d’un cercueil tiré à bout de bras. L’autre Django est noir, et lui aussi marche à petits pas, entravé par la chaine qui l’attache à ses frères d’infortune : c’est l’Histoire de l’Amérique qui lui a mis les fers. Django est un esclave, on est en 1859. Mais la chanson n’a pas vu que Django était plusieurs, elle continue de chanter : « Django, as-tu toujours été aussi seul ? ». Il faudra encore un voyage, celui de Django Unchained, pour que l’homme, libéré des fers de l’Histoire, sauvé par la fiction qui lui aura appris à devenir un héros de western, ressemble enfin à la chanson.
Film brillant, exaltant, émouvant, Django Unchained prolonge le programme ouvert par Boulevard de la mort, et finit d’ouvrir à la filmographie de Tarantino la voie d’une maturité pour le moins paradoxale. On sait désormais de quel double héroïsme se réclame ce programme très narcissique : sauver, en même temps, les damnés de l’histoire des formes (toutes les sous-cinématographies, bis, z, etc, captives des marges de l’histoire officielle), et les damnés de l’histoire tout court (femmes dans Boulevard de la mort, Juifs dans Inglourious Basterds, Noirs américains ici). Ou plutôt : leur offrir de se sauver mutuellement, en mêlant la dignité de grands sujets (l’Holocauste, l’esclavage) à la logique d’érotisation forcenée du cinéma d’exploitation. Programme risqué, que Tarantino prend très au sérieux, mais avec le sérieux d’un enfant, soumettant l’Histoire et l’histoire du cinéma à la seule loi de son désir. Voire à celle du désir tout court, puisqu’en puisant dans les codes bis des revenge movies de tous poils (américains, italiens, chinois), ce fantasme de toute-puissance fleurit sur la célébration d’une jouissance pure, une catharsis rudimentaire et libérée de toute contrainte. Son horizon, fatalement, ne peut être que celui d’un incendie : comme Inglourious Basterds, Django Unchained se conclut sur un brasier, un grand feu de joie où l’Histoire et le cinéma se consument ensemble.
Pour accomplir ce programme mégalo de réforme politique des images (soit, en somme : faire don à l’histoire du cinéma des images qu’elle avait oublié de faire, ou pas osé), deux voies se dessinent parallèlement chez Tarantino. La première est strictement purgative, c’est celle du brasier ou de la correction, au double sens de la rectification et du coup de poing dans la gueule. Expédition punitive, revanche brutale, idiote et jouissive à quoi se cantonnait Boulevard de la mort, film fruste et génial. La seconde est plus subtile et généreuse, et a donné un autre grand film avec Jackie Brown : elle consiste à réparer le sort des damnés en leur faisant don de personnages (offerts dans Jackie Brown à Pam Grier et Robert Forster et à travers eux aux vieux, aux femmes, aux Noirs, au cinéma bis). Inglourious Basterds, précisément, avait cherché à soutenir son ambition énorme en tentant de relier les deux voies, cherchant entre elles un équilibre finalement introuvable – le personnage de Mélanie Laurent, trop faible, se retrouvait complètement écrasé par la charge cartoonesque et purement cathartique des basterds.
Django Unchained, lui, trouve cet équilibre avec une agilité éblouissante. Côté purge de l’histoire, le film se révèle non seulement très drôle (le gag des masques du gang proto-KKK est hilarant) mais surtout d’une finesse assez inattendue, et il n’est pas interdit de penser que cette réussite tient à ce que le sujet du film habite depuis longtemps le cinéma de Tarantino, auquel il offre une sorte d’archéologie : l’affranchissement de Django, c’est aussi, et d’abord, l’origine fantasmée des niggers flamboyants de Pulp Fiction et Jackie Brown (hypothèse malicieusement alimentée par Tarantino lui-même quand il déclare en interview que Django pourrait être l’ancêtre de John Shaft, l’icône de la blaxploitation). On sent bien que l’histoire des Noirs américains le travaille sincèrement, et qu’il s’y emploie avec tout le sérieux que lui autorise sa mégalomanie. C’est-à-dire en interprétant littéralement, et à un siècle et demi de distance, les derniers mots prononcés par John Brown, vengeur blanc qui fut pendu l’année-même où se déroule le film pour avoir voulu fournir des armes aux esclaves du Sud, et qui annonça devant sa potence que les crimes de l’Amérique blanche ne seraient « purgés que par le sang ». Cette purge toute chromatique a lieu aux deux-tiers du film, en l’espèce d’un carnage qui repeint de rouge les murs d’une riche demeure sudiste. Mais c’est plus tôt qu’elle lui donne son plus beau plan, avec l’élégante métonymie d’un plant de coton éclaboussé d’un sang écarlate.
Le film aurait pu s’arrêter là, s’en tenir à ce bain de sang libérateur, et il y a fort à parier que beaucoup seront déçus qu’il ne s’en tienne pas à ce sommet orgasmique et attendu. Mais il lui reste quelque chose à faire, quelque chose de plus important. Un personnage n’a pas fini de naître et réclame au film qu’il finisse son travail. Jusqu’au bain de sang, Django est le cœur du film, mais pas encore le personnage principal. C’est un corps encore partiellement muet (comme le « D » qui, précise-t-il souvent, ne doit pas être prononcé à l’amorce de son nom), un simple signifiant, certes chargé d’Histoire, mais encore vide de son propre destin. Et c’est à un Blanc, mais non-américain (ceux-là sont tous condamnés à la satire) qu’il revient, jusqu’au carnage, de préparer cette naissance. Le chasseur de prime allemand, abolitionniste et rhétoricien, joué génialement par Christoph Waltz, affranchit doublement Django. D’abord en lui retirant ses fers, ensuite en lui donnant, deux fois, l’onction du mythe. Pour avoir croisé la route du bon Dr Schultz qui a décidé d’en faire un chasseur de prime et de l’aider à sauver sa dulcinée, Django non seulement se redresse comme homme, mais s’élève surtout comme personnage, ramenant à lui d’un seul mouvement le western (américain ou italien, puisqu’il venge sa moitié comme avant lui l’autre Django) et, idée inattendue et superbe, la chanson des Nibelungen (sa belle s’appelle Broomhilda alors Schultz raconte à Django l’histoire de Siegfried et Brünnhilde). C’est ici probablement que Tarantino tord le plus subtilement l’héritage hollywoodien : il ne reste rien dans le personnage de Schultz des personnages de Blancs libérateurs et paternalistes (celui de L’Esclave libre de Walsh par exemple, puisque le film ressort opportunément cette semaine) à qui les Noirs affranchis devaient généralement leur salut dans les films d’époque. Avec lui, Django n’a pas seulement gagné la liberté : il a appris à devenir un personnage de fiction. Quand, à la toute fin, il fait faire une volte à son cheval devant Broomhilda qu’il vient de sauver, on dirait qu’il s’entraîne encore, pour le seul plaisir de jouer son rôle. On dirait qu’il dit : regarde, je suis devenu un personnage américain.
A lire : Quentin Tarantino – un cinéma déchaîné, sous la direction d’Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes (Capricci / Les Prairies Ordinaires)