La mythologie des bayous dormants, le folklore marécageux sur fond de blues cajun, tout cela est très bien, mais on a le droit de soupçonner l’entourloupe sous l’emballage. Le plus inquiétant, à cet égard, tient dans ce filmage à hauteur de gosse, qui est l’une des attractions du film et constitue un argument d’autorité vieux comme le monde. Glissez votre propos dans la bouche d’un Gavroche quelconque, et vous court-circuiterez tout reproche de prétention : le regard enfantin cure l’intellectualisme, le cynisme, et permet de recouvrer la « candeur ». Or, la candeur est à la mode – elle a ceci d’avantageux qu’elle légitime la bêtise. Le cœur d’un enfant, c’est le lieu du recueillement, un point c’est tout. Bref, tout ça sentirait fort l’exotisme, si Zeitlin ne contournait pas le pire en maltraitant ses bayous avec franchise : agrégat de bouillasses et de soupes terreuses, la nature appelle certes une sorte d’ode panthéiste, mais une ode qui n’oublierait pas la haine répugnée de Baudelaire. A travers les yeux de la fameuse Hushpuppy (héroïne Disney 2012, dans toutes les têtes), cette géographie a bien quelque chose de nauséeux, on lui associe une répulsion irrationnelle. Un peu comme le ferait une gamine forcée d’aimer courir dans les broussailles visqueuses, et qui détesterait ça.
Discipliné, Zeitlin se tient tout du long à cette échelle enfantine. D’un côté, c’est tout à son honneur, et c’est ce qui lui permet de toujours sauver les meubles, avec un vrai souffle. De l’autre, c’est sa limite, discernable quand il filme autre chose que les forces telluriques. Dieu merci, la neutralité de la gamine permet d’échapper relativement à la mythologie codifiée de la Louisiane : sans elle, le film rejoindrait sans doute la chronique paysanne en chiffons, actuellement aussi bankable que le panthéisme. Il n’y a pas de sociologie possible dans le crâne de Hushpuppy, c’est l’avantage. Une fois acceptée cette façon de s’insinuer partout avec elle, comme une souris à travers les fissures d’une épave, le Sud ravagé perd sa gravité estampillée Katrina – ni majestueux, ni dangereux, il se contente d’être abstrait, et un peu dégoûtant. La partie initiatique fonctionne sous cet angle, comme quand la fillette, transformée pour l’occasion en apprenti gaillard, découvre la pêche, regarde un poisson frétillant sans savoir si c’est une proie ou un ami, sans savoir si les tréfonds du bathtub brunâtre sont dignes de confiance. Avec la même perplexité, le film explore la carte louisianaise, vue tour à tour comme énigme opaque et comme maison-fantôme immense, avec terrains vagues attrayants à perte de vue.
L’abstraction disparait quand Zeitlin se pique de filmer les hommes. Ici, le film cherche à grandir d’une traite, soudainement à l’étroit dans un pyjama trop petit. La séquence des urgences, lourdement psychodramatique, illustre ce tic documentaire, comme si une fable louisianaise devait avoir sans faute son quota humanitaire. Idée : la misère est humaine cette fois, les hommes sont connectés aux éléments, mais pas entre eux. C’est précisément à ce carrefour qu’on bascule entre candeur de gosse et simplisme bêta. Ce n’est qu’un détour, heureusement, et Les Bêtes du Sud sauvage poursuit ensuite son papillonnage impressionniste. Papillonnage dérivant vers une exaltation océanique un peu suspecte, mais qu’on peut vivre sans mal comme une pétarade hébétée, où les violons survoltés, pour une fois, sont à leur place.