Que valent les 10 commandements de l’américain Douglas Rushkoff ? Dans Chronic’art #69, en kiosque, nous consultions à ce sujet le français Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération (FING) et Président de l’Institut européen du e-learning (EIfEL), et le suédois Alexander Bard, co-auteur des « Netocrates », dont la suite (« Netocrates II – The Body Machines ») paraîtra en 2011. En complément de notre dossier « Le programme, c’est l’homme ou la machine ? », voici donc les impressions de Bruce Benderson (lire aussi notre entretien avec l’auteur à propos de son dernier essai, Transhumain).
I – LE TEMPS : Ne soyez pas toujours connecté
Le système nerveux humain est calé sur le présent et le temps qui passe de telle sorte que nous vivons dans un « maintenant » continu. Or, les technologies numériques n’existent pas du tout dans le temps. En mariant nos corps et nos esprits liés au temps avec des technologies totalement à l’écart de celui-ci, nous finissons nous-mêmes par briser les rythmes, les cycles et la continuité dont notre cohérence dépend.
Bruce Benderson : C’est beaucoup trop rousseauien pour moi. On est toujours en train de dire que la Nature est le seule modèle pour la spontanéité, pour les rythmes de la vie. « Rythmes », « cycles », etc. J’ai entendu les mêmes arguments contre l’homosexualité : c’est artificiel.
II – L’ESPACE : Vivez comme une personne
Les réseaux numériques sont des technologies décentralisées. Ils fonctionnent de loin, annihilant la sensation de distance en la remplaçant par un sentiment d’intimité (et donc de proximité). Cela les rend terriblement appropriés pour la communication et les activités de longue distance, mais néfaste lorsqu’il s’agit de s’engager avec qui que ce soit ou dans quoi que soit physiquement en face de nous. En utilisant une technologie de dislocation pour une connexion locale, nous perdons notre sens de l’espace, aussi bien que notre avantage à profiter de l’endroit où nous sommes.
Bruce Benderson : C’est quoi, « l’espace » ? Un endroit ? Est-ce que c’est une configuration unique de molécules ? Où est notre perception de ces configurations ? Evidemment, Rushkoff pense qu’il y a une hiérarchie d’expériences sensorielles, et que quelques-unes sont plus authentiques que d’autres. Pourquoi ne parle-t-il pas de la séparation de nos cerveaux par la chair de nos corps ? Quand on est dans la même pièce, on n’est pas en contact direct avec un autre. Nos cerveaux sont emprisonnés dans nos crânes ; l’intimité vient des expériences de plus en plus viscérales, qui ne sont pas nécessairement un effet de la proximité physique. Et puis quand toutes les expériences sensorielles pourront être reproduites via le numérique, l’expérience de la proximité n’aura plus besoin d’un espace physique.
III – LE CHOIX : Ne choisissez pas toujours les options proposées
Dans le royaume numérique, tout est fait de choix et cela en toute discrétion, sans que l’on s’en rende forcément compte. Cela met en avant des choses que nous n’avons pas choisi de noter ou d’enregistrer et force des choix, quand il n’est pas nécessaire d’en faire un.
Bruce Benderson : Oui, et c’est la même chose en ce qui concerne nos systèmes de langue, nos lois et la structure de nos sociétés. J’ai passé presque toute ma vie avec l’impression que je suis une exception, que mes émotions, mes idées et mon identité n’étaient pas communes, que je n’appartenais à aucune catégorie. Ca, c’est le désavantage de tous les systèmes de symbolisation. Il est évident que la technologie reproduira ou même accroitra ces problèmes, mais elle n’est pas la cause de ces problèmes.
IV – LA COMPLEXITE : Vous n’avez jamais complètement raison
Bien qu’ils nous aient d’abord permis de travailler avec une certaine complexité, nos outils numériques simplifient souvent à outrance des problèmes qu’il conviendrait plutôt de relativiser ou nuancer. Opposés à la contradiction et au compromis, nos médias numériques favorisent le manichéisme, nous projettent de facto dans des camps opposés, rendant difficile le fait d’identifier des valeurs partagées ou de percevoir le paradoxe. Sur le Net, nous traquons des réponses via des termes de recherche simples plutôt que de plonger dans une requête et suivre des principes de logique élaborés. Nous perdons de vue le fait que nos outils numériques modèlent la réalité, qu’ils ne la remplacent pas, et nous confondons ses contours ultra simplifiés avec la manière dont les choses devraient être. En reconnaissant la tendance du numérique à réduire la complexité, nous regagnons la capacité de traiter ses simulations en tant que modèles émergeant du vide plutôt que comme des représentations fidèles de notre monde.
Bruce Benderson : Je suis d’accord. Mais quoi de neuf, ici ? Notre éducation est une simplification de toutes les disciplines, de toutes les connaissances. Nos films proposent des histoires qui simplifient le narration fluide et complexe de nos vies. Ce n’est pas la technologie qui renforce cette tendance, mais plutôt les idiots qui inventent les logiciels. Nos lois sont idiotes et inégales parce que la plupart de gens qui deviennent avocats ou qui exercent dans la politique sont des cons. C’est la même chose pour ceux qui font les logiciels. La cupidité et la stupidité produisent des visions raccourcies, mais un génie, un esprit généreux et complexe possède le potentiel pour inventer des technologies qui dépassent ces limites.
V – L’ECHELLE : Tout ne rentre pas dans une taille unique
Sur Internet, tout est à la même échelle ou, du moins, tout est supposé l’être. Les technologies numériques tendent à l’abstraction et à la généralisation, ce qui porte tout à un même niveau universel. Les gens, les idées et les entreprises qui ne fonctionnent pas à ce niveau sont défavorisés, tandis que ceux qui les dépassent ont tendance à dominer. En se rappelant que tout ne rentre pas dans une taille unique, nous pouvons préserver des activités locales et particulières face à des demandes génériques et à grande échelle.
Bruce Benderson : « Abstraction » : la méthodologie de tous les grands penseurs depuis Platon, l’histoire entière de la philosophie, qui était la recherche des universalités. Oui, l’abstraction, ça m’ennuie, mais pour éviter les abstractions, il faut revenir à une période avant le développement de la langue. C’est précisément ce que le philosophe et l’activiste John Zerzan voudrait faire. Il voudrait bannir tous les systèmes de la symbolique : le commerce, l’agriculture, la langue, et même le calcul. A son avis, les seuls humains qui restaient dans un état de « maintenant » continu, que Rushkoff cite dans son commandement 1 (« LE TEMPS »), étaient les chasseurs-cueilleurs. Zerzan est l’icône du mouvement anarchiste aux Etats-Unis, et tous ces jeunes du nord-ouest qui sont contre la globalisation et qui font des actes de terrorisme contre la commerce le cite en permanence. Mais j’imagine que Rushkoff est moins radical, davantage un Rousseau moderne. Ou un Jose Bové américain.
VI – L’IDENTITE : Soyez vous-même
Nos expériences numériques sont hors du corps. Cela nous amène à avoir un comportement dépersonnalisé dans un environnement où l’identité de quelqu’un peut être une responsabilité. Mais plus nous nous engageons de façon anonyme avec autrui, moins nous faisons l’expérience des répercussions humaines de ce que nous disons et faisons. Si l’apparente sécurité de l’anonymat nous pousse à ne pas nous engager mais que nous passons outre cette facilité, alors nous restons responsables et beaucoup plus susceptibles d’apporter quelque chose à notre humanité via la sphère numérique.
Bruce Benderson : C’est vrai que le monde de l’Internet est un endroit sans corps, sans identités fixes et sans responsabilité par rapport à ce qu’on dit. Mais je crois que nous en sommes seulement au début de notre chemin numérique. Dans le futur proche, le contraire sera vrai. On sera si proche, toujours tellement en contact, que la vie privée disparaitra. Quand on parle au téléphone, les visages sont cachés. Mais imaginez une espèce de « téléphone » qui transmet non pas seulement nos voix, mais aussi l’image de notre corps, ses mouvements, notre odeur, la sensation de toucher notre chair… Il n’y a pas de question : tout cela va arriver assez tôt. Est-ce que c’est assez intime pour Rushkoff ? Mais nous connaîtrons surtout une étape de développement qui ira bien au-delà de toutes ces questions : quand toute réalité sera virtuelle, quand nous serons fabriqués complètement d’informations et de prothèses machiniques, quand tout ce que nous pourrons voir sera une projection de notre conscience, alors la distinction entre intimité et séparation n’existera plus.
VII – LE SOCIAL : Ne vendez pas vos amis
En dépit de leurs nombreuses tendances déshumanisantes, les médias numériques tendent a contrario vers la sociabilité. Dans l’évolution en cours entre les personnes et les technologies, les outils qui nous relient prospèrent et les outils qui ne nous connectent pas entre nous apprennent vite à le faire. Nous devons nous rappeler que les médias numériques mènent au contact avec d’autres personnes, et non pas seulement avec leur propos ou, pire, leur argent. Si nous l’oublions, nous risquons de passer à côté de ce que la technologie numérique nous offre de plus précieux alors que nous l’avons-nous-même créée.
Bruce Benderson : Je suis d’accord. Mais je ne suis pas très optimiste… Je dois dire que je ne suis pas d’accord avec la plupart des « commandements » de Rushkoff, non pas parce que je crois que notre futur technologique sera un paradis, mais simplement parce que je pense que ses anxiétés et ses jugements sont fondés sur une réalité qui n’existera pas au moment de la « Singularité ». Tous ces commandements supposent que les conditions de la vie ne changeront pas, que la définition de « l’humanité » sera toujours la même…
VIII – LES FAITS : Dîtes la vérité
Si le réseau est comme un sérum de vérité, mettez en ligne quelque chose de faux et cela finira éventuellement par se révéler comme un mensonge. La technologie numérique est contre la fiction et lutte pour les faits : contre les histoires et pour la réalité. Cela signifie que la seule option pour ceux qui communiquent dans ces espaces est de dire la vérité.
Bruce Benderson : Est-ce que ça veut dire qu’il n’y a plus de place pour la fiction et les autres arts de l’imaginaire ? C’est idiot.
IX – L’OUVERTURE : Partagez, ne volez pas
Les réseaux numériques ont été construits pour partager des ressources informatiques par des gens qui en partageaient eux-mêmes (des technologies, des informations, des crédits…), afin de rendre valable cette notion de « réseau ». C’est pourquoi la technologie numérique est naturellement en faveur de l’ouverture et du partage. Bien que nous ne soyons pas habitués à travailler dans un domaine avec de telles valeurs, nous exploitons souvent l’ouverture d’autrui ou alors nous finissons exploités nous-mêmes. En apprenant la différence entre le partage et le vol, nous pouvons promouvoir l’ouverture sans céder à l’égoïsme.
Bruce Benderson : Bravo. Je suis d’accord, Monsieur le Président !
X – LA FINALITE : Programmez ou soyez programmé
La technologie numérique est programmée. Cela la rend donc très favorable aux personnes capables de coder. Dans l’ère du numérique, nous devons apprendre à programmer ou nous risquons de devenir nous-mêmes le programme. Il n’est pas trop difficile ou trop tard pour apprendre le code qui se trouve derrière les technologies que nous utilisons, ou du moins de comprendre qu’il y a du code derrière leurs interfaces. Si nous ne faisons pas cet effort, nous serons à la merci des bâtisseurs, de ceux qui font le programme et des gens qui les payent. Ou bien de la technologie elle-même.
Bruce Benderson : Et la même chose en ce qui concerne tous les autres secteurs de la vie : soyez les gens qui orchestrent le meurtre (les politiciens) et pas les victimes ; soyez les gens qui établissent les plans pour gagner des profits et non pas ceux qui les suivent et travaillent dans leurs usines… Karl Marx a déjà expliqué tout cela, non ? Mais est-ce que Rushkoff désire vraiment que tout le monde prennent des cours de programmation et laissent tomber des activités un peu plus ludique, comme l’art ?
Propos recueillis par
Lire notre entretien avec Bruce Berderson, à l’occasion de la parution de Transhumain (Payot)