C’est une histoire américaine qui traite de thèmes universels. Elle parle de grandeur et de décadence, d’amour et de rédemption, et un peu d’architecture. Sa puissance est à chercher ailleurs, dans une écriture de l’individualité et des rapports uniques que chacun entretient au monde. Idiosyncratique, riche d’inventions, cette écriture se veut surtout propre au langage de la bande dessinée.
Pour commencer, une réponse à la question : qui est David Mazzucchelli ? Un jeune prodige des années 80 qui se fait connaitre par son travail sur les super-héros. A l’époque, son style naturaliste tranche. Alors que les confrères cultivent, en majorité, l’image du justicier masqué à l’américaine par le biais de musculatures disproportionnées, Mazzucchelli s’attache lui, au contraire, à délinéer le corps dans ce qu’il a de plus ordinaire. Tout au mieux, la silhouette du héros se devine sportive, mais rien ne la distingue réellement, si ce n’est son costume aux accessoires étranges, son logo inquiétant et ses tissus chamarrés. Pour détacher cette figure-là de la masse, pour l’édifier en une allégorie, Mazzucchelli préfère la grammaire des films noirs et la photographie expressionniste. Les jeux d’ombres et de lumières, le choix des points de vue et l’imitation des aberrations de lentilles photographiques propres au cinéma viennent sublimer les corps anodins de Daredevil et Batman. C’est la mise en scène qui transforme l’ordinaire en exceptionnel, l’humain en surhumain. Et cette incursion de jeunesse chez les super-héros surligne déjà l’obsession au coeur de son écriture : tout est question de perceptions, toujours.
Big man
Puis au début des années 90 s’opère un virage brutal. Finis l’industrie et le récit de genre, Mazzucchelli a essoré le sujet. Ses désirs d’expérience ne peuvent plus s’épanouir avec 22 planches à rendre par mois, le topos du justicier ne lui correspond plus. Avec sa femme, la peintre Richmond Lewis, il lance la revue Rubber blanket, atelier d’écriture où ils explorent de nouveaux thèmes avec, pour ligne de mire, la recherche de convergences entre bande dessinée et perception du monde. L’hétérogénéité règne : Big man impose un naturalisme émouvant et une narration cinématographique, un trait souple et des formes massives influencés par Jack Kirby ; La Mort de Monsieur Absurde travaille sur des mécanismes narratifs hérités de Will Elder et Harvey Kurtzman, un dessin à la limite du design. En trois numéros, son goût pour le formalisme s’affirme et, surtout, un thème s’impose : celui de l’idiosyncrasie, soit des moyens de rendre compte des perceptions humaines propres à chaque individu à travers des outils spécifiques à la bande dessinée. Un an plus tard, avec l’adaptation de La Cité de verre de Paul Auster, en 1994, la recherche se poursuit. Le roman est parfait, qui ne parle que de la structure du langage, de l’identité faite de changements et de paradoxes et de la relation entre les deux. Mieux encore : le texte n’encourage aucun présupposé graphique puisque toute pensée y transite par la parole, avec peu de descriptions. Sur une invitation d’Art Spiegelman, Mazzucchelli et Paul Karasik s’attellent alors à traduire le matériel d’Auster en bande dessinée, à recréer une dialectique entre intrigue et image. La page est découpée en structure de neuf cases, le dessin varie du réalisme au logotype, du symbolisme à l’abstraction, en fonction des péripéties et des besoins de la mise en scène. Le thème de la ville permet à Mazzucchelli de poursuivre l’exploration des relations entre perceptions et espaces (obsession au centre d’Asterios polyp et liée à son enfance, illusion du petit garçon de la province qui fantasme sur les mégapoles qu’il découvre à travers les bandes dessinées de super-héros). La grâce sensuelle qui animait sa ligne s’évanouit peu à peu. La conceptualisation et la métaphore s’installent, le sens règne. Avant quinze ans de silence…
Le retour du fils prodige
Quinze ans d’un accouchement difficile, celui d’Asterios polyp, paru l’année dernière aux Etats-Unis et qui sort ce mois-ci en France. Plus que jamais, l’idiosyncrasie et sa traduction en bande dessinée sont le cœur du projet. L’histoire narre la crise de la cinquantaine d’un architecte qui, tout le long de sa vie, aura évalué le monde selon les principes de l’architecture, à savoir classer avec une rigueur scientifique les hommes selon deux catégories : les êtres faits de lignes et les êtres faits de formes. Le dessin, littéralement, transcrit cette vision. Le regard bleu acier d’Asterios dissèque l’environnement en formes géométriques et en lignes organisées. Jusqu’au jour où le froid et calculateur héros s’énamoure d’une artiste au regard anarchique et sensitif. Le monde perd ses contours et se forme en creux, par la matière, la lumière, amas de petits et anarchiques traits roses. La vision de l’un et de l’autre, les volumes céruléens et les hachures roses, se combattent, s’accouplent et se repoussent, au sein des pages, rythmant les hauts et les bas de leur relation. Au-delà du travail sur la ligne, l’idiosyncrasie contamine tout outil propre à la bande dessinée. Comme dans La Mort de Monsieur Absurde, publié dans Rubber blanket, et dont Asterios polyp est en quelque sorte la continuation artistique, chaque personnage s’accompagne de sa propre grammaire de bande dessinée : un phylactère, une typographie, une dominante chromatique, une ligne plus ou moins courbe ou anguleuse, uniques sont à chaque fois attribués, chargés de retranscrire l’accent, le phrasé, le tempérament, ce qui fonde leur ontologie.
Une odyssée moderne
D’une esthétique des perceptions humaines, échafaudée sur l’expressionnisme et sa philosophie illusionniste, pleine de sensualité, Mazzucchelli a lentement mais sûrement dérivé vers une approche à de nombreux égards contraire : conceptuelle et sémiologique. Asterios polyp marque l’aboutissement de ce cheminement. Ici, le dessin se love dans un tissu de références et de concepts attachés à remettre en cause le primat de la perspective dans la représentation de l’espace, que ce soit les cubistes comme Leger ou Picasso, les peintures figuratives de Philip Guston, les noirs et blanc de l’illustrateur Saul Steinberg ou les bandes dessinées de Chester Gould. Or, là se tient l’exploit de Mazzucchelli, qui réussit à placer cette esthétique, complexe, bardée de codes et de réflexions philosophiques sur la nature humaine, au service de l’émotion, et plus encore au service d’un thème cohérent : celui de l’incommunicabilité des êtres. Cette odyssée moderne, d’un homme dont les certitudes s’effondrent, est faite de chair, quand elle ne renvoie pas avec émotion au propre cheminement de l’auteur. Comment ne pas voir, en effet, dans la figure de cet architecte d’une cinquantaine d’année, auteurs de livres théoriques et maître de conférence, penseur respecté qui n’a cependant jamais réalisé de projet concret, un double fantasmatique de David Mazzucchelli lui-même ; lui qui, depuis quinze ans, enseigne dans de prestigieuses écoles d’art graphique, mais n’avait jusqu’alors jamais mené à terme de grand livre qui lui soit entièrement personnel. Avec ce pavé de presque 350 pages, affichant dans sa forme même son ambition de faire œuvre, Mazzucchelli franchit une étape fondamentale. Au passage, il accouche d’une esthétique de bande dessinée d’une cohérence rare. L’osmose entre fond, forme et medium y est poussée à son paroxysme. Ni la photographie, ni le cinéma, ni la littérature ne pourraient mettre en scène cette dualité humaine-là sans tomber dans une outrance graphique, à la limite de la vulgarité. Mais la bande dessinée (comme l’animation), par la nature hétérogène de ses images, y parvient en conservant émotions et nuances. En découle Asterios polyp, histoire ordinaire, contée de la sorte pour la première fois.
Asterios polyp, de David Mazzucchelli
(Casterman)