Une fois n’est pas coutume : la Palme d’or 2010 est, aussi, le plus beau film de l’année Tout juste revenu de Cannes où le jury de Tim Burton venait de lui remettre le prix suprême pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, Apichatpong Weerasethakul nous a reçu, à Paris, pour parler des fantômes et de la Thaïlande, et aussi de Spielberg et de « Re-animator ».
Douce évidence des fantômes : à l’heure du dîner, où le film commence après un prologue sublime dans la jungle, un spectre apparaît et vient rejoindre, à table, l’oncle Boonmee et ses convives. C’est la femme de Boonmee, qui lui-même est mourant, et, beau mirage, elle semble revenue d’un film muet. Mais l’apparition n’inspire aucune terreur, tout juste un sursaut : le plus naturellement du monde, le fantôme passe à table avec les autres. Un peu plus loin, une silhouette épaisse percée d’une paire d’yeux rouges et lumineux s’invite à son tour. L’irruption est plus inquiétante mais, là non plus, nul effroi : le monstre, c’est le fils de Boonmee, qui avait disparu dans la jungle et revient sous forme d’homme-singe (un costume hirsute et rudimentaire, façon Chewbacca tropical), alors la soirée continue – tu as faim ? Tu veux manger un morceau ? Tout le film s’en tient à cette étrange tonalité, qui toujours double la sidération du sentiment que les choses adviennent avec une évidence, une limpidité absolue. Sublime conte primitif et ultramoderne, peuplé d’hommes-singes et de poissons-chats, Oncle Boonmee fait plus que confirmer le talent éblouissant de Weerasethakul (Tropical malady). S’inspirant d’une histoire de réincarnations (celles de l’oncle, qui sont un moteur secret, jamais explicite), il livre aussi une clef pour accéder à l’oeuvre entamée, il y a tout juste dix ans, avec Mysterious object at noon. D’un film à l’autre (plusieurs personnages ici reviennent de Blissfully yours ou Syndromes and a century), d’une séquence à l’autre, les choses migrent, se réincarnent, reviennent comme reviennent les spectres. Quoi qu’on en dise, rien de plus simple, rien de moins abscons que les films d’Apichatpong. L’évidence est leur formule, pourvu qu’on croie aux fantômes.
Chonic’art : Oncle Boonmee a des origines multiples, mais c’est d’abord l’aboutissement d’un travail au long cours sur le Nord-Est de la Thaïlande, qui était déjà la matière de l’installation Primitive…
Apichatpong Weerasethakul : Oui, c’était d’abord un travail sur la mémoire de cette région où j’ai grandi. J’ai été frappé par la lecture d’un livre de Terry Glavin, Waiting for the macaws, qui parle de l’extinction des cultures, des langages, des croyances. Et justement, la culture du Nord-Est est en train de disparaître. Mon équipe et moi avons alors entrepris un long voyage le long du Mékong, dans l’optique de ce qui allait devenir le projet Primitive. Puis j’ai été fasciné par un village, Nabua, qui fut dans les années 60 et 70 un symbole de la répression de l’armée contre le mouvement communiste. C’est une mémoire très douloureuse, et cette histoire politique est devenu un background, à partir de quoi nous avons développé, improvisé une sorte de performance qui a débouché sur Primitive. Mais je voulais compléter ce travail avec un film de fiction, et je me rappelais un autre livre thaïlandais, écrit par un moine à propos de cet homme, Boonmee, qui lui avait raconté qu’il était capable de se remémorer ses vies antérieures. J’ai rencontré les fils, les proches de Boonmee. Et petit à petit, j’ai inclus des souvenirs de mon père, des endroits où j’ai grandi, et aussi de films que j’avais vu, enfant : je voulais exprimer l’idée de la mémoire de cette région, de cet homme et la mienne en même temps.
Après Blissfully yours, Tropical malady et Syndromes and a century, Oncle Boonmee est le premier de vos longs métrages de fiction à ne pas être coupé en deux…
(rire d’Apichatpong, visiblement habitué à être questionné sur le sujet)
… et en même temps, le film est lui aussi scindé en plusieurs parties, qui ont entre elles un rapport flottant, indécidable.
Les trois films étaient ainsi structurés, mais ce n’était pas forcément une démarche consciente, un parti-pris expérimental. A chaque fois, les deux parties se complètent, surtout dans Syndromes, qui parlait du temps, de la réincarnation. Je voulais emmener cette idée plus loin, à partir de ce personnage qui se remémore ses vies. Le film figure différentes vies cinématographiques, d’une certaine manière : à la fin, deux chemins s’ouvrent, qui peuvent suggérer d’autres chemins encore…
La chronologie n’est jamais une notion opérante dans vos films : les lieux, les époques, sont toujours interconnectés. Les films donnent le sentiment de fonctionner par échos.
Tout à fait. C’est un phénomène de vagues, de connexions. Je pense qu’un film a sa propre vie, sa personnalité : c’est une vague que vous expérimentez, qui circule entre le film et vous, vos souvenirs, vos sentiments.
Diriger ces vagues, ce pourrait être votre définition de la mise en scène ?
Oui. Si les gens acceptent de se laisser porter, de se relaxer, et de ne pas attendre une logique narrative « classique », alors ce peut-être pour eux une expérience agréable. Ou pas. Encore une fois, un film a sa personnalité, comme quelqu’un que vous rencontrez dans la rue et dont la tête vous revient ou pas. Mon film est très spécifique : il fonctionne avec certaines personnes, pas avec d’autres. C‘est très bien comme ça.
L’oncle a eu plusieurs vies, mais vos films eux-mêmes sont très peuplés, chargés d’une infinité de présences. C’est dans ce sens que vous travaillez la bande sonore, par exemple.
J’aime que les gens soient très conscients devant mes films, que leurs sens soient en éveil, pas seulement grâce à l’image mais aussi au son : le bruit de la nature, les insectes… Toutes les autres vies. Au mixage, j’amplifie ces sons-là. Particulièrement pour Oncle Boonmee.
Vos films semblent même toujours formuler une véritable invitation à ces « autres vies ». A propos des courts métrages tournés pour l’installation Primitive, vous racontez quelque chose de très beau au sujet des moucherons qui, inévitablement en pareil décor, viennent obstruer l’objectif de la caméra. Pour n’importe quel cinéaste, ce serait un désagrément. Pas pour vous.
Ils sont comme des fantômes qui viennent envahir l’image. J’étais heureux de les inviter à rejoindre le film, je leur laisse le droit de venir « salir » les plans. Le développement de la technologie aujourd’hui fait que les films atteignent une forme de perfection, de contrôle absolu. Mais la vie n’a pas cette perfection.
En parlant de fantômes, les spectres et les créatures du film sont inspirés de récits thaïlandais que vous suiviez, enfant. Tout comme l’histoire de la princesse et du poisson-chat…
Oui, ce sont des choses que j’ai inventées mais qui sont inspirées de programmes en costumes typiques de la télé thaïlandaise, des contes fantastiques avec des animaux qui parlent, des princesses et des rois, de la magie. On peut encore tomber dessus, le matin et les week-ends. Je me suis rappelé aussi les comic books locaux avec lesquels j’ai grandi, qui mettaient en scène des fantômes et des monstres.
Ces fictions télévisées ont-elles été votre premier véritable contact avec le cinéma ?
Je pense que ma véritable découverte du cinéma vient plutôt des films hollywoodiens des années 80, des films comme Star wars ou E.T., que j’ai vus à l’adolescence. A l’époque, Spielberg et Lucas ont révolutionné l’industrie avec les effets spéciaux, tout en revenant à une forme de classicisme. Ce sont des films devant lesquels on a vraiment conscience d’avoir affaire à du cinéma, plus que devant ceux des années 60 et 70, qui se piquaient de réalisme. Spielberg, Lucas, ou même Coppola, ont popularisé l’utilisation du cinéma comme art technique, ce fut comme une réintroduction de la magie du cinéma, du filmmaking, pour les masses. L’utilisation que faisait Spielberg de la caméra a été très importante pour moi, enfant, très instructive pour réaliser que la magie d’un film est le résultat de tout le processus de sa fabrication.
Ce cinéma-là vous intéresse-t-il encore aujourd’hui ?
Bien sûr qu’il m’intéresse, mais je pense qu’ils ne font plus les mêmes films.
Qu’avez-vous pensé, par exemple, de La Guerre des mondes ?
Je l’adore, c’est un grand film, clairement le meilleur film récent de Spielberg.
Vous trouvez une solution très singulière pour faire apparaître les fantômes dans le film. Ils surgissent comme une douce évidence, c’est un événement très simple, sans effroi.
Pour moi, c’est quelque chose de très naturel. Dans ce passé de la Thaïlande que j’évoque, les fantômes sont très intégrés dans le monde des vivants. Les fantômes des femmes, des maris, vivaient parfois avec eux. Dans les comic books que je lisais, ils apparaissaient simplement. C’est une vision très romantique : les fantômes évoluent aux côtés des vivants.
C’est un mode d’apparition qui, dans le film, est aussi très lié au cinéma muet. Quand la femme de Boonmee apparaît, c’est une simple transparence.
Je tenais absolument à recourir à ces vieilles techniques. Dans ce cas précis, nous avons utilisé une glace immense, c’est tout un système de reflets, assez complexe à mettre en œuvre. C’est la technique des vieux films de fantômes hollywoodiens. Et cela coûte beaucoup plus cher, en fait, que de passer par le numérique. Il n’y a rien de plus facile, aujourd’hui, que d’utiliser un blue screen, et cela aurait été beaucoup moins couteux.
D’abord translucide, la femme de Boonmee finit par s’incarner complètement.
Parce que sinon, ça nous aurait demandé beaucoup trop de temps, et d’argent ! Mais c’est très bien comme ça : elle devient réelle.
Cette idée que les fantômes accompagnent les vivants était chère à Jacques Tourneur, qui lui aussi parlait beaucoup d’ondes, de mondes parallèles…
J’adore Tourneur, surtout La Féline et Vaudou.
Saviez-vous que pour son dernier projet, jamais tourné, il avait prévu d’enregistrer en son direct les murmures des fantômes dans une véritable maison hantée ?
Non, je l’ignorais. Quelle idée magnifique !
Quels sont vos fantômes de cinéma préférés ?
C’est difficile… Il y a, évidemment, ces deux films de Tourneur, même s’il ne s’agit pas vraiment de fantômes. Mais je suis très attaché aux films avec lesquels j’ai grandi. Il y en a un en particulier que j’adore, avec une sorte d’esprit monstrueux, adapté de Lovecraft : From beyond, de Stuart Gordon. J’adore Re-Animator aussi.
Aimez-vous, aujourd’hui, le cinéma de M. Night Shyamalan ?
Oui, beaucoup.
Pensez-vous qu’il soit nécessaire de croire aux fantômes pour faire du cinéma ?
Pas forcément ! Le cinéma est, disons, comme une religion. Il englobe différentes chapelles, différentes croyances. Certains ne veulent pas y voir d’illusions, préfèrent s’en tenir au monde connu, à quelque chose de sérieux. Personnellement, j’ai besoin de ces illusions, donc des fantômes…
Dans un essai, Ghosts in the darkness, où vous mêlez souvenirs d’enfance et évocations des films qui vous ont marqué, vous définissez les spectateurs de cinéma comme des fantômes, en référence à une histoire qui vous a été rapportée…
C’est une rumeur qui vient d’un village du Nord-Est, une sorte de conte autour d’un opérateur de cinéma ambulant qui projetait les films de village en village. Un soir où il est arrivé tard, il a démarré la projection dans le noir, parce qu’il faisait déjà nuit, et le public est venu s’installer en silence dans la pénombre. Le lendemain matin, la caisse du projectionniste était pleine, les gens avaient payé. Mais celui-ci s’est rendu compte qu’il s’était installé, sans le savoir, dans un cimetière : le public était un public de fantômes, et ils avaient payé pour voir le film… Depuis, on met parfois une pièce dans la bouche des défunts, afin qu’ils puissent aller voir des films. Les fantômes aussi ont besoin de cinéma.
Propos recueillis par
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