On attrape Delorean en pleine tournée sur les routes de l’Amérique, peu avant un grand concert de louanges dont le quatuor ne cessera de s’étonner, au moment même où il franchit une étape critique de son développement avec son nouvel album Subiza : celle où il trouve enfin un couloir entre les couplets électroniques modernes et le son barcelonais qui fait vibrer les foules depuis le second « summer of love » de 88. Comme on ne comprend pas bien comment cette anomalie a pu se frayer un chemin dans le paysage pop moderne alors qu’elle n’invite pas vraiment à danser, ni même à chanter ses refrains (tout juste à se sentir bien), on demande à Ekhi (le chanteur qui choisit les mots our tout le groupe) d’où ça vient.
Chronic’art : C’est assez spectaculaire d’observer la vitesse avec laquelle votre musique a changé ces dernières années. En tout cas moi, je me suis beaucoup étonné d’observer comme votre musique a mûri. J’ai entendu dire que vous veniez du punk. C’était quoi votre idée de la musique à l’époque ? Elle a dû changer depuis, non ?
Delorean : Eh bien, notre musique est effectivement issue du hardcore et du punk, mais Delorean, c’était notre moyen à nous de sortir du hxc, parce que très souvent la musique pouvait se montrer très pauvre et d’un commun accord, nous nous sommes ouverts à tout ce qui nous semblait intéressant. A la « musique », en fait. C’était un point de départ, et notre musique a bien sûr changé, parfois plus obscure sous influence techno, et aujourd’hui, plus lumineuse et plus pop. Mais l’idée de base est toujours restée la même.
J’ai aussi en tête votre moment presque new-rave, vers 2007/2008, avec des synthétiseurs plus agressifs, presque trance (comme ce remix des Teenagers). C’était le moment où j’ai découvert les clubs et j’ai cru comprendre que c’était un peu votre cas aussi. Vous en gardez quels souvenirs ?
Toute cette période avant Ayrton Senna, on écoutait beaucoup de techno type Kompakt ou Border Community, avec des atmosphères un peu obscures dans le genre. Le remix de The Sky was pink par James Holden a par exemple beaucoup compté pour nous. On aimait bien aussi toutes ces pulsations trance qu’on entend sur le Innocent thoughts de Kosmas Epsilon, ou Gui Boratto… C’était beaucoup cette musique-là, avec ses marges de progressions très lentes, qui se déploient et se dévoilent tout en longueur, toujours très linéaires, très atmosphériques, entre la danse et la révélation. On aime toujours bien sûr, mais aujourd’hui, on voudrait faire autre chose.
Justement, depuis votre dernier EP (Ayrton Senna), on trouve des rythmes plus rave, des cut-ups issus du garage, ou des motifs piano-house. C’est pas chose si courante dans la pop d’aujourd’hui, ça vient d’où, vous pensez ?
Eh bien, là aujourd’hui, on est un peu entré dans une seconde étape où, sans jamais avoir vraiment laissé tomber la techno qu’on aimait bien, on s’est ouvert à des choses beaucoup plus pop, mélodiques et immédiates. Sans que jamais on perde de vue les beats, on s’est mis à la recherche d’une chaleur qu’il n’y avait pas avant dans notre musique. Ce pourquoi on écoute sans doute plus de house que de techno à l’heure où on discute. Mais surtout, on essaie comme on peut de tendre vers un format « chanson ». On tient beaucoup à cette idée de pouvoir écrire une vraie chanson, qui touche nos parents et nos amis de manière égale.
Vous pensez à quels artistes / quels labels ?
Depuis quelques temps, on écoute beaucoup les vieux Dance Mania, des morceaux comme Breath again avec ce sample de R. Kelly. Transformer 2 aussi, Fruit of love et Pacific symphony. Des gros hits comme Action (Piano mix) de Alfredo. Et puis les classiques, Mr. Fingers, Marshall Jefferson, etc.
C’est des influences qu’on entend aussi un peu chez John Talabot, qui vous produit justement. C’est quoi votre relation avec lui ?
John Talabot a un son encore plus particulier que ça, en descendance de tous les genres de dance-music, qu’il connaît en plus très bien. Il les a simplement porté plus loin, avec un son et une façon de produire qui lui sont tout à fait propres. Ses nouveaux morceaux sont par ailleurs incroyables -sans parler de son disque, qui sera incroyable aussi, c’est certain.
A ce propos, on dirait qu’il se passe quelque chose avec Barcelone en ce moment, dont vous-mêmes et John Talabot êtes originaires, et d’où nous viennent également Extraperlo et El Guincho. C’est quelque chose que vous vivez comment ? Ca vient d’où, vous pensez ?
Je ne sais pas trop… C’est dur à dire. Je ne sais pas si on peut vraiment parler de scène. On se connaît tous plus ou moins, il y en a parmi eux dont nous sommes plus ou moins proches, d’autres qu’on connaît à peine. Il y a toujours cet afflux de personnes qui passent par Barcelone de toute façon. J’aimerais dire qu’il n’y a pas vraiment de scène, même si, oui, il doit bien y avoir une unité quelque part, dans la mesure où nous sommes tous musiciens et nous vivons tous dans la même ville et il se peut que parfois, ces amitiés proches tournent en vraie complicité. En plus des groupes que tu nous cites, et qu’on aime tous beaucoup, il y en a plein d’autres aussi qui n’ont pas encore trouvé le chemin jusqu’à la reconnaissance publique, mais qui font tout autant parti de la vie musicale de Barcelone. Il doit certainement y avoir des racines communes entre nous tous que je ne parviens pas trop à identifier, mais il serait délicat ici d’évoquer une sensibilité commune, dans la mesure où tous ces groupes sont différents, et ont leur propre vision de la musique.
D’un autre côté, si votre musique prend bien racine dans Barcelone, on y trouve surtout des envies d’été, de soleil et d’ailleurs – ce qui me semble très contemporain. Vous en pensez quoi ?
Cela doit sans doute venir de la recrudescence de ces idées en ce moment, non ? On vient de traverser une période assez noire et démoralisante, il semblerait qu’aujourd’hui, les gens se tournent plus volontiers vers quelque chose qu’ils aiment, et qui les aide à se sentir mieux. De là à dire que ces idées sont contemporaines, il y a un fossé que je ne franchirais pas, au risque de tomber dans des explications trop faciles. Pour moi, c’est un regard sur la musique qui enferme le tout dans un cadre très étroit, laissant de côté des marges qui n’ont rien à voir avec ces idées là, alors que ce sont ces marges qui sont les plus intéressantes. Ces envies d’évasion dont on parle, c’est davantage à mettre en relation avec notre expérience personnelle, comme un chemin qui nous aurait aidé et inspiré.
Pour les contemporains, je pensais à Sincerely Yours en fait… C’est un label qui compte pour vous ?
Sincerely Yours est un label qu’on admire parce qu’ils sont intègres, forts, avec des prises de position sur la musique très courageuses, en plus d’éditer des morceaux vraiment chouettes. Ils ont cet enthousiasme très spécial qu’on aime beaucoup.
A propos d’évasion, Ekhi, on trouve cette phrase récurrente dans les morceaux Big dipper et Warmer places : « if you want to we could run away off into the sun / but we would only turn from black to black into the dark ». Que signifie-t-elle pour toi ?
J’avais en tête cette image traditionnelle d’ascension à la lumière, comme évasion et fuite en avant, d’où l’idée d’échappée vers le soleil. Mais bon, c’est quelque chose auquel personne ne croît vraiment, et moi-même je ne l’ai jamais fait. L’idée me semble tout à la fois caressante et fausse, pire encore quand il s’agit d’amour (quoique l’amour croise le politique dans ce contexte). Deux choses alors : soit on réalise cette ascension à la lumière et on se brûle ; soit elle ne se produit jamais, et ne reste que l’égarement dans la pénombre, entre tout l’espace qui te lie au soleil. L’idée de cette phrase, c’est d’affronter pleinement ce nihilisme comme flottement à l’air libre, cette désillusion et ce découragement face à l’avenir pour remettre ta vie en jeu, ce qui exige de toi une bravoure et un courage absolus face à la vie et aux tiens. Face à ceux qui vivent à tes côtés et à qui tu tiens bien sûr, mais surtout face à la personne que tu aimes.
Propos recueillis par
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