Et si le plus grand romancier américain d’aujourd’hui était belge ? Avec « Oméga mineur », fresque totale sur la guerre, l’Holocauste, l’atome et le Mur, le cogniticien flamand Paul Verhaeghen signe un des romans les plus époustouflants de l’année. Entretien-fleuve avec un écrivain hors des frontières et hors du commun.
Ne pas se fier à son humilité et à sa discrétion : Paul Verhaeghen est une anomalie sauvage de la littérature contemporaine. Né en Belgique en 1965, ce chercheur en psychologie cognitive, autoproclamé « écrivain accidentel », a commencé sa carrière littéraire en flamand dans le texte avec une pochade expérimentale sur le monde universitaire (Lichtenberg) avant de partir aux Etats-Unis pour terminer Omega minor, bâtard littéraire d’un culot et d’une force inouïs qui englobe dans un seul corps l’Holocauste, le Projet Manhattan et la construction du Mur de Berlin. D’abord publié en néerlandais chez Meulenhoof / Manteau en 2004, le livre a valu à son auteur le prestigieux « Flemish Culture Award for Fiction », un prix trisannuel flamand doté de 12 500 euros. Mais comme Verhaeghen, en tant que résident états-unien, aurait dû reverser environ 5 000 euros sur cette somme à l’administration américaine au titre de l’income tax, il a préféré refuser le chèque et le confier à deux associations, Human Rights Watch et à l’American Civil Liberties Union, en disant clairement qu’il n’avait pas l’intention de soutenir l’effort de guerre américain en Irak. Apatride malgré lui, Verhaeghen a ensuite traduit lui-même son roman en anglais et, avec le soutien de Richard Powers, l’a fait publier chez l’éditeur philanthrope Dalkey Archives (celui de Gilbert Sorrentino ou Robert Coover), le faisant ainsi accéder à un lectorat international qui n’a pas manqué d’être estomaqué par son envergure. Au passage, il a de nouveau remporté de nombreux prix, notamment le Independent Foreign Fiction Prize. Et il faut bien l’avouer : on n’a jamais lu un roman comme cette baleine blanche qu’est Oméga mineur. Ouvertement inspiré par une certaine école du roman américain à ambition totalisante (Powers et compagnie), le scrupuleux Verhaeghen a excavé dans le chaos de l’Histoire sa propre zone franche littéraire et un champ de possibilités à la hauteur de son monstrueux sujet (un livre pour déchiffrer un siècle indéchiffrable) et de son appétit démesuré (on croise le Talmud, les Mille et une nuits et toutes les mythologies du Monde, le monopole magnétique et une multitude de points de vue, du Rabbin au physicien en passant par l’assassin SS). Et à l’inverse de la pléthore de fictions indignes qui fleurissent depuis Les Bienveillantes sous la plume de médiocres décomplexés par on ne sait quel tour de passe-passe idéologique (de Hesse à Haenel en passant par le HHhH de Laurent Binet), ce roman profondément probe et intelligent tient ses promesses jusqu’à l’abysse, notamment un des coups de théâtre romanesque parmi les plus vertigineux qu’on ait lu depuis des lustres. On croise très, très fort les doigts pour que Verhaeghen soit lu, beaucoup lu par chez nous. Et pour vous convaincre de vous laisser emporter, on tend longuement notre micro à cet incroyable flamand et à son roman-monstre, ici, maintenant.
Chronic’art : Avant de traduire Oméga mineur en anglais, vous l’avez écrit dans votre langue maternelle, le flamand. Etes-vous satisfait que Claro l’ait traduit en français à partir de la version anglaise ?
Paul Verhaeghen : Après avoir parcouru le premier chapitre en français – je le parlais un peu par nécessité, à une époque –, j’ai eu l’impression que la traduction de Claro était plus proche de la version flamande que de ma version anglaise. Je crois qu’il a parfaitement saisi l’esprit du roman. Et si la traduction des œuvres littéraires est si ardue, c’est parce qu’il faut simultanément rendre une langue dans une autre, la voix de l’auteur et l’esprit du livre. Je me rappelle avoir décidé de traduire le livre moi-même en anglais après avoir lu des épreuves traduites par un autre. Le texte était correct, il ne manquait aucun mot ni aucune idée. Mais ma voix n’y était pas.
Sur la couverture de l’édition française, il y a écrit : « Traduit de l’américain ».
Je ne sais pas si les Américains eux-mêmes pensent qu’il existe une langue qui s’appellerait l’américain. Est-ce qu’en France on trouve des romans écrits en québécois ? Ce qui est certain, c’est que mon anglais a peu à voir avec celui qu’on parle en Angleterre. En tant que Belge, j’ai ai été confronté aux problèmes de bilinguisme tous les jours jusqu’à mon départ pour les Etats-Unis.
La vraie question est bien sûr : Oméga mineur est-il un roman américain ?
Il ne détonne pas dans une certaine tradition, c’est certain. Celle que représente la collection « Lot 49 » (dirigée par Claro et Hofmarcher au Cherche-Midi, et dédiée aux courants expérimentaux et « postmodernes » de la littérature américaine, ndlr), par exemple, même si je suis le seul auteur de la collection à avoir grandi en Europe.
En quelque sorte, le fait que le roman ait été écrit par un Européen lui donne une légitimité. Du moins, un Américain de naissance n’aurait probablement pas osé écrire une œuvre qui a pour personnage principal l’Europe… D’ailleurs à deux exceptions près, tous les personnages sont européens.
Il y a Hannah, la physicienne, qui est probablement américaine. Mais de fait, j’ai écrit la majeure partie du livre alors que je vivais déjà aux Etats-Unis. Et je lis énormément de littérature américaine, à tel point que j’ai l’impression de perdre mes racines culturelles. Mais les questions posées dans le livre sont très européennes : il y a bien sûr l’Holocauste en son cœur, ses conséquences, et le point de mire du récit est Berlin, ce lieu essentiel de l’Histoire du XXe siècle. Et les questionnements du livre eux-mêmes sont très européens : qu’est-ce que l’identité, qu’est-ce qu’une identité authentique ? Finalement, sa morale doit être européenne. Et on m’a dit aussi que ma manière d’écrire des scènes de sexe était très européenne.
En termes de structure et d’ampleur, Oméga mineur ne dépareillerait pas dans cette catégorie floue qu’on appelle le « grand roman américain ». N’est-ce pas ?
On peut prendre le problème à l’envers. Sans écrire directement sur l’Holocauste, certains auteurs américains comme Michael Chabon écrivent sur ses conséquences de leur point de vue de fils d’immigrés nés après la guerre. Je sais que j’ai repris à mon compte des idées de structure à des auteurs américains pour en faire autre chose. Une partie du roman est un roman d’idées, une autre est un bildungsroman à l’allemande, et l’écriture est directement influencée par Pynchon. Ca fait un roman apatride. Je me rappelle qu’à sa sortie, les Néerlandais trouvaient le livre trop flamand. Mais les Belges considèrent le livre comme américain parce que je vis aux Etats-Unis, les Britanniques l’ont catalogué en littérature américaine et les Américains en littérature européenne. Bien sûr, je ne pensais pas à tout ça en l’écrivant.
Justement : vous rappelez-vous de vos intentions au moment de l’écriture ? Aviez-vous un projet précis à accomplir ?
Je me considère comme un écrivain accidentel. Ma profession de psychologue occupe mon esprit le gros de mes journées. Mon temps d’écriture se partage entre le week-end, le soir et les nuits où je tombe du lit à 3h00 pour gratter sur des bouts de papier qui se retrouvent disséminés aux quatre coins de mon appartement. Je n’ai jamais étudié la littérature, même si j’ai beaucoup lu, et je n’ai jamais décidé que j’écrirais des romans ; c’est juste arrivé. Mon style d’écriture a émergé au fur et à mesure que je lisais DeLillo, Pynchon, Powers, c’est-à-dire des Américains, et au fur et à mesure que j’écrivais. Le sujet d’Omega Mineur aussi m’est arrivé accidentellement. Comme Paul Andermans dans le roman, j’étais moi-même en post-doc à Potsdam en 1995, et je me suis retrouvé le nez dans le nœud d’histoires qui allait devenir le roman.
C’est pour cela que l’intrigue-cadre du roman se passe en 1995 ?
C’est encore un accident. Je voulais que les choses se passent précisément cinquante ans après la mort d’Hitler dans son bunker. Et je tenais à utiliser mon expérience comme toile de fond réaliste, parce que je tenais à un contexte précis. Contrairement à Pynchon, je n’ai pas eu besoin d’avoir recours à des quotidiens pour savoir quel temps il faisait tel jour en Allemagne en 1945. Au moins pour cette partie du roman. L’intrigue remonte jusqu’à la Nuit de Cristal, et comprend beaucoup de descriptions précises d’arrestations, de gens tenus captifs dans des cours d’immeubles ou torturés à ciel ouvert. Par respect pour ceux à qui c’est arrivé et aux événements, je me devais d’être irréprochable ; quand on écrit un roman historique, on ne peut pas contourner cette contrainte là.
Cette partie du récit, racontée par le rescapé juif Jozef De Heer, est un immense collage. Est-ce que ça vous a facilité la tâche pour manipuler l’Histoire ?
Oui et non. Le recours aux journaux intimes, à des histoires qu’on m’a racontées et aux livres publiés sur l’Holocauste était indispensable pour rendre crédible l’histoire de Jozef De Heer. En même temps, la fiction pure élargit le champ de possibilités. Dans le cas de ce personnage, j’ai dû découper et coller ensemble un nombre incalculables d’anecdotes pour remplir les espaces vacants. Mais sans les grands textes de littérature sur les camps de concentration, je n’aurais jamais osé rentrer à Auschwitz. Et le roman n’aurait pas existé sans Auschwitz. Il <>fallait que j’y aille. Emotionnellement, on ne peut pas inventer cela. Quand on écrit de la fiction, on devient un acteur de sa propre histoire, en interprétant tour à tour les différents personnages. Personnellement, je ne pourrais pas écrire sans avoir recours à ce genre d’immersion.
Votre propos était-il de tromper le lecteur, ou de le pousser à s’interroger sur la valeur de la fiction à l’ère postmoderne ?
Je pense que le livre fonctionne à la relecture, quand on revient sur les lieux du mensonge. C’est un roman sur l’authenticité, sur la valeur d’une biographie en regard de celle de la vraie vie d’un homme.
De Heer est un cas ambigu même a posteriori, parce qu’il sauve des vies. Bien sûr, un homme est bien plus que l’addition de ses actes, et les bonnes actions n’annulent pas mathématiquement les mauvaises ; mais je tenais à ce que le problème de sa culpabilité et de sa responsabilité reste ouvert. Les actions sont justes ou injustes, pas les individus. Le personnage de Stella, qui trahit son peuple pour sauver sa vie, me semble être le plus intéressant. Je ne pense pas qu’une interrogation aussi simple que celle de se demander ce qu’on aurait fait à la place d’un individu voulant sauver sa mère, son compagnon ou soi-même soit stérile. Tant de débats restent ouverts, tant de questions de cette époque restent sans réponse… Et je ne parle pas de qui était là, qui ne l’était pas ou pourquoi la bombe atomique nazie a capoté, mais de questions plus profondes. Ces questions qui rendent le roman si européen dans son essence, comme je l’ai dit plus tôt.
Votre attachement à une absence de conclusion et votre manière de croiser les bonnes actions et les actes criminels rappellent plutôt le relativisme d’un auteur comme William T. Vollmann, dont la cartographie morale et politique dérange souvent en Europe. Dans Oméga mineur, De Heer dit que l’Histoire n’a rien à voir la logique ni avec l’éthique.
Bien sûr, mon travail sur la morale est bien moins consistant et orienté que celui de Vollmann. Je ne suis pas un philosophe. Mais je fais presque de la littérature par nécessité. Je me rappelle, la première fois que je suis venu à Berlin, avoir été submergé par l’Histoire, l’Université où Einstein enseignait, les vestiges du quartier juif, les traces invisibles du Mur au bout de la rue. Il fallait que je tente de répondre à ces questions qui me sautaient à la gorge. Mon premier roman, que je refuse de faire traduire dans une autre langue que le flamand, était une petite chose badine et expérimentale, dont j’ai vite regretté la trivialité. Et Berlin m’a sauvé en me soufflant mon sujet. J’ai donc d’abord écrit sans penser aux conclusions, en suivant le réseau des liens entre ces différentes facettes de la ville, entre le Berlin de Hitler et le Berlin de Ulbricht. J’ai des avis politiques si tranchés que je n’hésite pas à les prononcer quand on me les demande, mais l’art se doit d’exister ailleurs, au-delà de la morale et des avis politiques. C’est sa responsabilité de rester muet face à l’Histoire qui ne devrait être que du temps qui passe et des événements survenus dans le chaos plutôt qu’un ensemble de tissus idéologiques de dispositions d’esprit contradictoires. Beaucoup de mes lecteurs sont par exemple être passés à côté d’une partie essentielle du récit, qui est l’invention collective de la bombe atomique. Personne n’a jamais été puni pour ce crime de guerre parce qu’il a été perpétré par le camp des vainqueurs, alors que ceux qui ont livré des informations aux Russes se sont retrouvés en prison. De même pour le bombardement de Dresde. Les écrivains sont presque les seuls à avoir appréhendé ces monstrueux problèmes éthiques. Dans les faits, il n’y a pas de guerre juste. Mais je commence à prêcher, ce que je refuse à mon roman de faire.
Dans Oméga mineur, les individus sont donc plus importants que le cadre de l’Histoire ?
Un roman historique qui oublierait ses personnages n’en est pas un. Je pense souvent à une citation de David Byrne, dans une interview datant de l’époque des Talking Heads. On lui avait demandé pourquoi sa musique était bizarre et il avait répondu : « Nous faisons la musique que nous voudrions entendre, et il se trouve qu’elle n’existait pas encore ». J’imagine que la raison principale pour laquelle j’ai écrit ce roman, c’est qu’il n’en existait aucun autre équivalent jusqu’à présent. C’est un livre que j’aurais voulu lire, et ma malédiction a été de l’écrire, de le réécrire encore et encore, puis de le traduire moi-même.
Vous n’avez jamais eu peur face à l’ampleur monumentale de votre projet ?
Paradoxalement, je pense que mon statut de dilettante a été un avantage. Quand j’ai commencé à l’écrire, je n’avais pas idée que je me retrouverais avec un pavé de 250 000 mots, ni avec une histoire si complexe. Si ça avait été le cas, j’aurais été incapable de l’écrire. C’est un roman qui a grossi avec le temps. L’écriture a pris du temps et même si je n’écrivais régulièrement, le roman était toujours dans un coin de ma tête. Tout me servait, par exemple à vérifier s’il y avait bien un train qui allait de Berlin à Potsdam le samedi soir à 23h00 et jusqu’à quelle heure on pouvait envoyer une lettre. Aujourd’hui, je trouve le livre faible à certains égards. Il été très critiqué aux Pays-Bas, on a parlé d’un livre immoral, parce que j’utilise l’Holocauste comme toile de fond pour un livre de fiction et parce que je ne suis pas Juif. Je suis heureux d’avoir été momentanément aveuglé par l’écriture. Je me sens bien plus paralysé aujourd’hui, six ans après avoir écrit le roman, à l’idée d’en écrire un autre.
Vous risquez de recevoir des critiques similaires en France, où les fictions sur l’Holocauste provoquent toujours des débats complexes…
Le point de vue moral des opposants aux fictions sur l’Holocauste est très légitime. Mais même si on sait que rien ne vaudra les récits de première main de Primo Levi, Elie Wiesel et Imre Kertész, il reste de la place pour l’art. Mais encore une fois, je n’ai pas choisi d’écrire sur la Shoah. J’étais à Berlin quand j’ai commencé à l’écrire, et le vide laissé par la Shoah s’est imposé au livre. Si j’écris jamais un livre sur les Etats-Unis au XXIe siècle, je ne pourrai pas contourner la guerre en Irak et Abu Ghraib.
L’ampleur du roman est telle (de l’Holocauste à l’édification du Mur de Berlin, de la physique au cinéma, de l’alphabet hébraïque à la culture indienne) qu’on a l’impression qu’il aurait pu être infini. Quelle est sa limite ? Le monopole magnétique découvert à la fin ?
L’idée d’inclure le monopole magnétique comme horizon du livre est arrivé assez tard dans l’écriture. C’est une particule hypothétique dont l’existence n’a toujours pas été prouvée expérimentalement. Elle est liée à plusieurs théories d’unification des lois fondamentales de l’univers, comme la matière sombre ou la constante cosmologique d’Einstein. Mais aujourd’hui, les physiciens se concentrent beaucoup plus sur les neutrinos que sur lui, alors qu’il était très étudié en 1995. C’est un moment de l’histoire de la science presque révolu, mais qui joue un rôle symbolique essentiel, quoique un peu naïf, dans le récit. Un aimant dont les deux pôles seraient réunis en un mais isolé dans l’univers, enroulé sur lui-même : quelle belle idée.
C’est aussi une manière de conclure le livre et le XXe siècle, dont on sait bien qu’il ne s’est jamais terminé…
Un siècle est un système. On ne peut envisager sa fin et sa limite que longtemps après, souvent en répétant des événements que l’on espérait ne jamais voir se répéter.
La structure du livre, avec ses symétries et ses répétitions (notamment le coït entre Goldfarb et Donatella au début du livre qui revient pile en son centre) s’apparenterait presque à la lettre « oméga »…
C’est une chose qui a émergé. Quand je l’ai vue arriver, j’ai bien sûr tout fait pour l’accentuer. Pasteur a dit : « La chance ne favorise que les esprits préparés », c’est une expression qui doit plaire à Thomas Pynchon.
Après lecture, on sait qu’au-delà du contexte eschatologique du XXe siècle, le mot « oméga » du titre est surtout là pour sa valeur polysémique. Qu’en est-il du mot « mineur » ? Est-ce une analogie musicale ?
En fait, c’est encore un accident. D’ailleurs, quand j’ai vu la couverture de l’édition française (une montre sans aiguilles, ndlr), je me suis rappelé que ma première montre était de marque Oméga. Mais le mot « oméga » a émergé tout seul, parce qu’il revenait souvent. Et seul, c’était vraiment trop prétentieux. Le « mineur » n’avait initialement aucune signification, seulement une fonction pratique pour alléger le titre. Heureusement, l’analogie musicale est fortuite : c’est certainement un livre en mode mineur, avec une note bleue plutôt qu’une conclusion.
Propos recueillis par
Oméga mineur, de Paul Verhaeghen
(Le Cherche-Midi / « Lot 49 »)