Raya Martin et son air d’adolescent frêle peuvent surprendre, devant la maturité impressionnante de son œuvre. A peine 26 ans, une douzaine de film à son actif, la plupart inédits en France, mis à part le génial « A Short story about indio nacional ». En instance à Paris, Martin nous parle avec grande simplicité de son triptyque historique des Philippines, dont le deuxième volet, Independencia, sort en salles. Elevé dans une famille d’artistes et d’intellectuels, il pourrait être le parfait prototype d’un nouveau snobisme théorique. Ce que les apparences peuvent être trompeuses devant la sincérité du jeune surdoué à éviter toute étiquette de phénomène mondain pour mieux se concentrer sur son obsession : faire des films à tout prix.
Chronic’art : Independencia est le deuxième volet de votre trilogie sur l’Histoire des Philippines, comment le définiriez-vous ?
Raya Martin : Comme je le dis souvent : je n’ai pas décidé en un jour de faire un film sur l’Histoire de mon pays. Mon père était un journaliste passionné d’Histoire. Quand j’étais gamin, il y avait cette bibliothèque entièrement constituée de ce genre de livre. J’ai eu, dans un sens, une enfance assez particulière où je lisais ces contes et histoires de mon pays, qu’on n’enseignait pas à l’école. Quand j’ai décidé de faire ce film, je voulais que ce soit un projet personnel, qui parle de cette enfance. C’est venu naturellement d’intégrer ces souvenirs, mais aussi d’autres histoires que ma famille me racontait lorsque j’allais à la campagne. Mon intention n’a rien d’ambitieux ni de grandiose. Pour moi, même si ça peut paraître étrange, l’Histoire est quelque chose de personnel avant tout. Mon père était militant actif d’un mouvement underground durant la dictature des années 70-80. Il a souvent a été arrêté, j’ai grandi avec ça. Il y avait toujours ces discussions, lors des repas de famille, sur la lutte et la résistance, suivre une idéologie, le sentiment national. Il était donc naturel pour moi de parler d’Histoire sous cet angle et de le partager dans mon film. J’ai développé à cette époque une conscience, une façon de penser et de comprendre cette autre facette de mon pays, dont personne n’osait parler.
Pouvez-vous nous parler de vos personnages ?
La mère et le fils pourraient former un seul et même personnage. C’est leur relation qui m’intéressait avant tout. C’est un thème qui m’a toujours fasciné, même dans mes films précédents. C’est peut être parce que j’avais une relation particulière avec mes parents. Je voulais traiter cette dynamique relationnelle à travers quelqu’un de fictif et la replacer dans un contexte historique. Dans cet épisode, il s’agissait de confronter cette expérience personnelle avec l’occupation américaine aux Philippines. Les protagonistes sont face à un dilemme : quitter la ville et commencer une nouvelle vie. La jeune étrangère qui arrive au sein de cette famille ouvre une relation particulière qui trouble les liens familiaux. Je ne sais pas si en France l’esprit familial est aussi fort. Mais, dans mon pays, on reste longtemps avec sa famille. Quand on doit grandir et se confronter au monde extérieur, quand on tombe amoureux, les liens familiaux changent fortement. Cela les complique même souvent : on est déchiré entre la loyauté familiale et l’attachement envers de nouveaux sentiments. J’essaie d’introduire, avec ce personnage, cette idée selon laquelle le colonialisme n’est pas juste ce cliché d’un simple massacre par les armes. Le personnage a eu une liaison avec un soldat américain, comme beaucoup de femmes philippines. Beaucoup ont aussi été violées et sont tombées enceintes de soldats. L’enfant qui naît de cela est une projection de ma personnalité en quelque sorte. J’ai en moi ces racines philippines, la culture, les émotions, la philosophie, mais je me sens tout autant américain dans ma façon de parler, de penser, de regarder des programmes TV. Pour moi, cet enfant est une extension de ce colonialisme, il n’est pas du même sang que les autres personnages et apporte une dimension nouvelle.
Votre trilogie a pour thème principal la lutte contre la colonisation de votre pays. Quels aspects de la résistance vouliez-vous montrer dans cet épisode ?
Dans le premier opus, A Short film about indio nacional, le personnage principal était un pur observateur de la colonisation espagnole, il gardait ses distances. Dans Independencia, le personnage doit faire ses propres choix au vu des circonstances. Il est bloqué dans ce monde où tout est sous contrôle. Sa rébellion n’est pas innocente et ne naît pas de nulle part. Nos choix naissent de l’Histoire, de l’environnement où on vit. Il était important pour moi de montrer ce libre-arbitre.
Indio nacional était un film muet. Pour ce nouveau film, vous passez au cinéma parlant. Vous vouliez confronter l’histoire de votre pays à celle du cinéma ?
C’est l’idée générale du film : parler simultanément d’Histoire et du cinéma. Chacun est le périphérique de l’autre. J’ai coutume de dire que l’évolution des images a été coupée par l’arrivée du son. L’image, et ses possibilités infinies d’exploration, sont passées au second plan, je pense. Mais il faut peut être voir cela comme une évolution du concept même de cinéaste. Quand on étudie le cinéma et qu’on fait ses premiers films, on commence par des images basiques, dans le but de se confronter à quelque chose de plus complexe, de les assembler ensemble, de construire une histoire, un fil narratif etc. La chronologie historique de ma trilogie est liée à mes changements de dispositif : je me suis d’abord confronté aux images muettes afin de bâtir une structure narrative simple voire minimaliste. L’arrivée du son pour Independencia m’a permit de construire un récit beaucoup plus complexe.
Etait-ce une manière, grâce au cinéma, de rendre une mémoire à votre pays ?
Cette idée de mémoire n’a rien de conceptuel, pour moi. Vous savez, j’ai une très mauvaise mémoire en général. Je ne voulais pas ranimer un passé froid et distant. Je tente au contraire de laisser une empreinte de ma propre mémoire en faisant des films. Avec cela, j’essaie de récupérer des souvenirs et de les revivre. C’est comme se regarder dans une glace, mais là, ce sont les films les miroirs. C’est avec eux que j’essaie de faire sens sur l’état actuel de ma propre vie. C’est une chose très pragmatique, en réalité. Ainsi, les gens peuvent s’identifier au film, à l’Histoire des Philippines mais aussi à leur propre histoire. Ma démarche n’a rien d’une proposition intellectuelle. La plupart des films philippins ont été perdus ou détruits durant la Guerre, il doit en rester 4 ou 5. Il ne s’agit pas de fournir une reproduction de ce que pouvaient être les films de cette époque mais de se confronter personnellement à l’Histoire, sans vouloir classer les événements. Il faut peut-être creuser sa propre intimité pour comprendre l’Histoire.
Pourquoi reproduire une forêt en studio ?
D’une part, parce que c’est fun (rires) ! Durant l’occupation américaine, beaucoup de studios avaient des bureaux aux Philippines. Hollywood était devenu l’influence principale du cinéma philippin naissant. On tournait en studio, avec des décors en carton pâte. Cette artificialité dit beaucoup de cette simplification dont Hollywood pouvait user pour ses histoires. Cette concision de la narration permettait de véhiculer beaucoup d’émotions et de limiter les choses complexes. La plupart des réalisateurs contemporains sont fortement attiré la nature. C’est probablement dû au fait de notre mode de vie actuelle. Quand on est chez soi, en train de fumer un joint (sourire), on ressent ce besoin de retrouver cette simplicité, cette vie basique. La foret à un rôle dans l’histoire. Tous les mouvements de guérilla y voient un refuge de résistance. Mais la forêt est aussi le lieu des rêves, des mythes et des légendes. On l’a souvent mystifiée à l’écran, comme le théâtre d’événements fantastique, du moins dans le cinéma occidental. Le cinéma asiatique a vraiment essayé de démystifier cette image de la Nature.
Pourquoi ne pas avoir pris un point de vue documentaire ?
Je ne devrais probablement pas le dire, mais j’ai comme projet de faire le remake d’Independencia, que je tournerais cette fois-ci dans une vraie forêt. J’aime l’idée que les deux films puissent communiquer entre eux. Mais vous pouvez considérer Independencia, comme un documentaire sur des gens vivant dans une forêt factice. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de plans de nature filmée pour elle-même. C’est presque observer le cinéma lui-même et de mettre à nu cette dynamique entre réalité et fiction.
La nature est donc un personnage…
Oui, je m’en suis rendu compte pendant le tournage. Il y avait des éléments réels dans cet environnement artificiel : des oiseaux, du vent.
Ce sont des choses que l’on ne peut pas contrôler. C’était un personnage autonome, il n’y a pas d’explication concrète à cela. Les humains aiment bien se donner un pouvoir sur les choses. Mais s’il y a bien quelque chose qu’on ne pourra jamais contrôler, ni rationnaliser, c’est la Nature.
La météo joue aussi un rôle important dans la dramaturgie.
C’est un effet de contrôle de la Nature sur l’Homme. C’est aussi une manière de contraster à la avec ce qui se passe en ville. La guerre est une météorologie en soi, dans un sens. Ce qui est drôle, c’est que l’orage est un effet spécial dans le film. Mais par essence, c’est quelque chose de complètement incontrôlable.
Le temps semble s’être arrêté dans cette forêt, comme-ci la nature était une bulle intemporelle par rapport à la ville.
Les gens qui ont vu le film me disent souvent : « c’est très lent, il ne se passe rien ». Je ne sais pas si vous avez déjà vécu en forêt. Moi-même, pendant 2 ou 3 semaines, je l’ai expérimenté. Et j’ai découvert ce sentiment de temps alternatif. On est moins distrait par des futilités et on prend beaucoup plus de temps pour les choses quotidiennes, pour les relations avec les autres. La forêt est une bulle, c’est vrai, mais comme peut l’être la ville. Elle offre un refuge aux citadins qui cherchent une libération lorsqu’ils vont à la campagne durant leur temps libre. Tout comme mes personnages trouvent un havre de paix dans cette Nature.
Cela a affecté votre façon de réaliser ?
Dans un sens. Le tournage a commencé avant Noël : nous restions en studio du matin jusqu’au soir et rentrions seulement pour dormir. Lors de cette période, aux Philippines, le quotidien change : tout est plus festif, les rues sont plus lumineuses. J’ai réellement vécu un choc culturel en sortant du studio et en voyant toutes ces lumières, ces gens à l’état d’esprit si différent. Le simple sens du temps change, le cycle jour/nuit aussi, le tournage devient un univers parallèle.
La place du conte est importante dans votre film. C’est une base de votre dramaturgie ?
Mon père était aussi écrivain de romans pour enfants. Il parlait tout le temps comme un conteur, même pour des choses banales. La tradition du conte est essentielle dans notre culture. Mes personnages sont des figures de conte. Le conte est un moyen d’humaniser l’événement historique. Les personnages vivent dans une sorte d’intemporalité. C’est moins leur histoire qui importe que la charge émotionnelle qu’ils dégagent.
Vous jouez beaucoup sur les différents formats d’image : un faux film de propagande américaine, des intrusions de couleur dans le noir et blanc, etc.
Chaque format a une signification particulière. Pour ce qui des fausses actualités américaines, j’ai beaucoup lu sur les techniques de projection de l’époque. Les interludes entre les films étaient pour la plupart des actualités produites par les studios. Je voulais l’utiliser dans mon film, pour le placer comme un entracte. C’est un bon dispositif pour faire provoquer une ellipse : juste après, le garçon a grandi. Pour les rêves, j’ai incrusté des bulles dans l’image, ce qui rappelle de manière conventionnelle l’esthétique des comic books. L’emploi de la couleur est comme une introduction au troisième volet de la trilogie. J’adore Stan Brakhage. Cette partie reprend son idée de pur film peint. La couleur donne une représentation graphique de l’état psychologique de mes personnages. La couleur donne plusieurs couches de sens : le rouge peut représenter le sang, le feu, mais la colère aussi. Je pense que l’usage de la couleur était beaucoup récréatif avant qu’aujourd’hui, même quand on s’amuse à recréer une esthétique de studio. C’est un rappel pour moi : je m’ordonne d’être plus joueur avec ma façon de filmer. On oublie souvent qu’au cinéma, tout peut être possible. Jouer, c’est s’amuser mais on peut donner un sens pédagogique au jeu. Quand on est enfant, la notion de divertissement n’existe pas. On s’amuse, c’est tout, c’est quelque chose de complètement naturel. Il s’agit de s’inventer un rôle, mais au sens naïf du terme.
Vous vous considérez plasticien plus que réalisateur ?
Sérieusement, je ne cherche pas à être catalogué. Je ne dirais pas de nom, mais tous ces artistes-vidéastes que je rencontre sont tous si sérieux, ils ont cette rigueur de vie, à l’inverse de leurs films qui sont fous. Je cherche vraiment autre chose. C’est ce que j’aime avec le cinéma, c’est que tout est ouvert. Je ne veux pas m’enfermer dans des discours comme : « Ok, je suis un filmeur expérimental qui fait comme-ci, comme ça… ». Bon, maintenant, promettez-moi de ne pas rire, mais, en fait, je suis complètement frustré, je trouve ça tellement cool les artistes expérimentaux ! (rires).
Quelle est votre définition du cinéma ?
Question difficile… Je pourrais vous dire une chose maintenant et une autre différente demain. Ça dépend de mes humeurs. Je pourrais dire : le cinéma est un outil philosophique qui m’apprend ça et ça. Mais aussi : le cinéma peut être un jeu, on joue avec le public mais aussi avec soi-même, les formats, la pellicule, la vidéo. Mais aussi : le cinéma est un moyen détourné de communication. Je ne sais pas vraiment quoi répondre, il y a tellement de possibilités de définir le cinéma. Peut être…bon ça peut paraître cucul de dire ça mais, le cinéma sert peut être à combler une sorte de vide qu’on a en soi. Je suis quelqu’un de très émotionnel. En public, je peux paraître à l’aise. Mais quand je rentre chez moi, je peux me mettre à écouter de la musique très triste et me mettre à gamberger sur le sens de la vie. Ce processus d’introspection apporte peut être des réponses en faisant des films. Mais faire du cinéma, c’est aussi le bon plan pour faire des fêtes et rencontrer des gens en interviews (rires) !
Pourquoi avoir voulu être réalisateur ?
Parce que je ne sais pas écrire (rires) ! Mon père est romancier et journaliste, mon frère écrit de la poésie. J’ai essayé étant jeune mais j’ai un problème : je n’aime pas lire, je n’arrive jamais à finir un bouquin, parce que ça me frustre de ne pas pouvoir écrire comme cela. Je sens un plus grand confort à jouer avec les images, la photographie, avec la simple idée de porter une caméra numérique et de me balader avec. C’est comme d’avoir un ami invisible. J’ai aussi découvert que j’aimais travailler en « masse culturelle » : se retrouver avec plusieurs personnes sur un plateau et essayer de créer une sorte de famille pendant 2 ou 3 semaines. Pour moi, c’est presque plus important que l’idée de faire un film. Je préfère largement le tournage plutôt que le montage. C’est une période extraordinaire pour un réalisateur.
Quels sont vos influences ?
Cela fait un peu cliché mais je dirais Tarkovski. J’ai vu Le Mirroir pour la première fois quand j’étais étudiant. C’est mon film préféré, il a changé ma vie. J’ai compris que le cinéma n’était pas seulement le fait de raconter une histoire. Il y aussi eu un réalisateur philippin qui s’appelle Mike de Leon, qui était un contemporain de Lino Brocka. Mike de Leon faisait beaucoup de films politiques qui parlaient des gens de son époque face à la dictature. Ses histoires tournent toujours autour de la famille. Ce sont des films de genre mais qui conservent encore un pouvoir d’actualité.
A propos de Lino Brocka, vous avez participé à un film collectif en hommage à ce cinéaste, Manila, en Séance Spéciale à Cannes, l’année dernière.
C’est un film en deux parties. J’ai réalisé la première, sur Ishmael Bernal, que je considère être un meilleur metteur en scène que Lino Brocka. Il fait un cinéma plus psychologique, il sonde vraiment l’esprit de l’époque, alors que Brocka reste plus en surface. Quand vous regardez ses films, vous avez aussi l’impression d’être dans une œuvre intemporelle. On peut voir l’univers entier simplement par ce qui se passe dans la tête de ses personnages. L’action se passe dans les années 80, mais on a l’impression que ça pourrait être aujourd’hui.
Que pensez-vous de la situation du cinéma philippin contemporain ?
C’est une question dangereuse (rires) ! Je peux paraître cynique, à force d’être critique envers ce qui se passe en ce moment. Nous connaissons une situation politique différente aujourd’hui, tout a changé tellement vite, les modes de production aussi. Dans les années 80, il y avait beaucoup de réalisateurs qui tournaient très vite, clandestinement, en réaction à la dictature en place. Aujourd’hui, la liberté est totale, chacun peut avoir une caméra et peut parler de ce qu’il veut. C’est presque une industrie en soi et ça me fait peur : que les gens oublient leur sens critique, leur capacité à utiliser le cinéma pour des choses plus pertinentes. Je n’ai rien contre le cinéma de divertissement. Un film de genre est un film de genre, je n’ai aucun problème avec ça, plus avec ce que les gens en font. De temps en temps, il m’arrive de voir des films contemporains qui me plaisent. Il y a ce jeune réalisateur, qui est sans doute le cinéaste philippin le plus sous-estimé du moment, Sherad Sanchez, qui a réalisé The Woven stories of sthers (inédit en France, ndlr). C’est quelqu’un qui a fait les films les plus expérimentaux et aventureux du moment.
Pouvez-vous nous parler du prochain volet de votre trilogie ?
Rien n’est finalisé pour le moment, je suis encore en train de l’écrire. Le film sera évidemment en couleur, mais je voudrais expérimenter les techniques d’animation. Ça parlera de l’Occupation japonaise des Philippines durant la Deuxième Guerre mondiale. Ce qui m’a marqué avec cette période, c’est l’art de propagande qui a circulé. Les mangas véhiculaient très facilement les idéologies colonialistes et touchaient plein de gens. C’est une période qui a été très violente pour mon pays, très courte mais vraiment désastreuse. Les générations suivantes ont dû vivre avec ce trauma.
Propos recueillis par et
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