Pionnier des boucles et des samples, inventeur de la « pop humoristique », l’« incredibly strange » Jean-Jacques Perrey revient à nos oreilles à l’occasion de la sortie d’un film qui lui est consacré. Retour vers le futur, quand celui-ci était encore plastique, électronique, thérapeutique. Magnifique.
Sous l’égide fantomatique de labels comme Trunk ou Ghost Box, ou sous l’impulsion de quelques crate-diggers érudits (Alexis Le Tan et Jess des compilations Space oddities), la library music (musique d’illustration sonore pour la TV, le cinéma ou la radio) semble opérer un sensible revival (autrement bienvenu que la mode easy-listening kitsch de la fin des années 90), et certains aventuriers des débuts la musique électronique (Delia Derbyshire, John Baker, Tod Dockstader, Raymond Scott, Roger Roger) vivent un heureux retour de flamme, grâce auquel toute la modernité de leurs expérimentations d’alors échappe aux jugements snobs et élitistes qui ponctuaient jusqu’à récemment leurs apparitions (« musique d’ascenseur »). De fait, sans ces pionniers de la musique électronique populaire, la synthpop anglaise n’aurait jamais existé et des musiciens aujourd’hui reconnus (en vrac : Air, Broadcast, Aphex Twin, Simian Disco Club…) n’auraient sans doute jamais eu l’idée de mélanger recherches electro-acoustiques et rythmes populaires, avec le succès qu’on leur connaît. Alors que sort en DVD le film de Gilles Weinzaepflen, Prélude au sommeil, consacré au malicieux compositeur Jean-Jacques Perrey, il nous a semblé nécessaire de tenter à notre tour, sinon une réhabilitation, du moins un hommage à un de ces outsiders électroniciens, pionniers du crossover entre musique savante (Stockhausen, Schaeffer, Henry) et culture populaire, un des inventeurs de la pop électronique.
Ondes et Lignes
Né le 20 janvier 1929, Jean-Jacques Perrey quitte la faculté de médecine de Paris en 1953, après quatre années d’études. Il décide de se tourner vers la musique, après avoir été impressionné par le potentiel de l’Ondioline, un tout nouvel orgue électronique à base de tubes à vide, capable d’imiter des instruments du monde entier : cornemuses écossaises, banjo américain, violon tzigane, sitar indien. Alors qu’il n’a jamais eu de véritable formation musicale, il apprend à jouer de l’Ondioline et réussit à se faire embaucher par son inventeur Georges Jenny, pour faire des démonstrations de son produit. Perrey se produit un peu partout en Europe pour promouvoir l’Ondioline et accompagne notamment Charles Trenet et Edith Piaf en concert. Cette dernière lui fait enregistrer quelques-unes de ses compositions et lui recommande un producteur new-yorkais, Carroll Bratman, qui, enthousiasmé par l’Ondioline, l’invite aux Etats-Unis. Perrey raconte : « Je me suis toujours demandé s’il n’était pas possible d’appliquer le principe des boucles (loops), élaborées avec des bruits environnementaux et avec des sonorités d’instruments électriques divers, afin d’innover un style de musique populaire et surtout humoristique. J’ai pu réaliser ce rêve quand je suis allé aux Etats-Unis ». En mars 1960, il arrive donc à New York, où Bratman met à sa disposition un studio ultra-moderne qui lui permet de composer des jingles publicitaires et diverses musiques d’accompagnement. Entre cartoon (le côté Spike Jones) et science-fiction (le versant Dr Who), la musique de Perrey a beaucoup de succès et d’applications au plus fort de l’enthousiasme occidental pour la technologie (le plastique, la cybernétique, le règne de l’automobile) et l’essor des moyens de communication. L’optimiste quant aux valeurs de progrès que diffuse alors la culture de masse américaine est illustré par l’utilisation du morceau Visa for the stars (qui préfigure la conquête spatiale) pour une publicité Esso, emblématique de cette utilisation d’une musique « futuriste » pour promouvoir la croyance dans le progrès. « Dans ce domaine, je suis toujours resté un optimiste convaincu ! Visa for the stars est une oeuvre « futuriste ». Je l’ai écrite avec Angelo Badalamenti, un fabuleux compositeur américain d’origine italienne, qui a composé des musiques pour les films de David Lynch. C’est Esso qui avait choisi ce thème pour leur « commercial TV », car les créatifs de leur agence de publicité pensaient que cette musique préfigurait l’avenir… L’automobile était devenue un véritable objet de culte dans la société américaine, l’objet suprême indispensable dont on ne pouvait se passer ! Il était même de bon ton de posséder plusieurs véhicules. Cela laissait présager un « futur évolutif » ».
Musique vivante
Perrey sort de cette période un LP, The Happy Moog, en collaboration avec Harry Breuer, et poursuit ses recherches en se créant des bibliothèques de samples (il est un précurseur en la matière), dont il tirera notamment une version du Vol du bourdon de Rimski-Korsakov, utilisant des enregistrements de vraies abeilles. « Ma première motivation consistait essentiellement en un désir d’adaptation d’une œuvre musicale dite « classique » ou « romantique », en l’interprétant sur un rythme actuel et avec des sonorités d’instruments non conventionnels. Quand j’ai eu l’idée de créer une version du Vol du bourdon en utilisant des sons d’abeilles vivantes, mes collaborateurs m’ont d’abord considéré comme étant devenu dingue ! ». Reprenant les thèmes de la musique classique et les popularisant en ritournelles électroniques (comme Walter / Wendy Carlos le fit avec le répertoire de Bach joué sur un synthétiseur Moog à la même époque), le travail de Perrey rejoint cependant nombre de préoccupations des musiciens dits « sérieux », en intégrant et en manipulant des sons naturels et, en animant les sons. L’utilisation de sons concrets (bruits d’animaux, de machines, fields recordings) rend sa musique particulièrement vivante. « John Cage avait raison : « Le Son est une des victimes de la Musique ». J’ai toujours aimé couper des bandes magnétiques sur lesquelles étaient enregistrés des éléments sonores et les mettre en phase, en triturant les sons, en les mixant et en les manipulant. J’ai toujours voulu animer les sons, les rendre vivants. C’est devenu une idée fixe… Dans les années 70, j’ai travaillé pour Antenne 2. Les dessins animés de Jean-Pierre Chainon montraient les tribulations des « Petits 2 » sur une portée musicale, lorsque le journal télévisé était diffusé en retard (ce qui était fréquent). Les gosses, et souvent même leurs parents, souhaitaient que le journal télévisé soit en retard plus souvent, afin de pouvoir bénéficier de cet interlude, qui a fait la renommée d’Antenne 2… ».
Jean-Jacques Disney
En 1964, Jean Jacques Perrey rencontre le compositeur Gershon Kingsley (qui composera par la suite Popcorn, premier grand succès de musique électronique). Leur collaboration se concrétise par deux albums, The in sound from way out et Kaleidoscopic Vibrations et entérine la « popularisation » de la musique électronique, puisque leur morceau Baroque Hoedown sera choisi en 1972 pour accompagner la parade électrique des parcs Disney. Le côté européen (une cavalcade baroque de synthétiseurs sautillants) de cette musique, allié à l’effet futuriste des sons électroniques, séduit l’équipe de Disney à l’époque (toute l’imagerie de Disney implique une certaine nostalgie de l’Europe, pour les immigrants américains). « J’ai eu, en 1962, l’honneur de rencontrer Walt Disney. Il m’a conseillé de ne pas faire de la musique « à la mode » ; il prétendait que « rien ne se démode plus vite que la mode » ! Il m’a encouragé à continuer dans le style que j’avais choisi… Et il avait raison ! Malheureusement, il nous a quittés en 1966. Mais en 1972, les responsables de Disney-Land et de Disney-World ont choisi le thème de Baroque Hoedown pour illustrer leur Parade Electrique, laquelle a été applaudie (et est applaudie encore) par des millions de visiteurs. Merci Monsieur Disney ! ». En 1968, il sort The Amazing new electronic pop sound of Jean-Jacques Perrey, puis Moog indigo en 1970 (contenant le tube E.V.A., remixé dans les 90’s par Fat Boy Slim). Il rentre alors en France, laissant derrière lui Gershon Kinglsey et une carrière qui prenait vraiment son essor. « Pourquoi suis-je parti des Etats-Unis ? La réponse se trouve dans la conclusion de ce célèbre poème : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage. Ou comme celui-là qui conquit la Toison, Et puis est revenu, plein d’usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge »… ».
Happy Sleeper
De retour en France, Perrey se consacre essentiellement à des recherches en musique thérapeutique. Son travail semble ainsi rejoindre sa première vocation de médecin, de scientifique (d’ailleurs, dans le film Prélude au sommeil, il présente son studio comme un « laboratoire » et y porte une blouse blanche de docteur) réfléchissant sur la manière dont la musique peut influencer les comportements ; notamment le sommeil ou l’état de veille, poursuivant à sa manière le travail de Raymond Scott (avec ses Soothing sounds for babies). « J’ai rencontré Raymond Scott quelques semaines après mon arrivée à New York en 1960. Nous avons très vite sympathisés, car nous partagions les mêmes opinions quant à l’influence du son sur l’organisme humain. Les disques qu’il a produit pour calmer les enfants perturbés sont une pure merveille, et sont toujours extrêmement efficaces… Le son (à travers la musique) peut avoir une grande influence thérapeutique sur certains problèmes psychopathologiques humains. Cela a été officiellement reconnu. Toutefois, il n’est considéré que comme un adjuvant secondaire… La raison en est fort simple : il est impossible de lutter contre la toute puissante pharmacopée internationale qui rapporte énormément d’argent aux gouvernements de la planète… Ce serait la lutte « du Pot de Terre contre le Pot de Fer »… ».
Postlude
La musique de Jean Jacques Perrey, à la fois fantaisiste, humoristique, et rigoureuse, savante, a agi sur l’inconscient de nombreux musiciens actuels. Sa modestie et sa discrétion ont fait de ce personnage enfantin et cartoonesque une référence plus souterraine que fameuse, alors que son travail aurait mérité tous les honneurs, ne serait-ce que pour la joie qu’il procure à son auditeur. Cette (relative) marginalité pourrait s’achever avec le très poétique film de Gilles Weinzaeplfen qui sort en DVD, contenant des interviews de Jean-Jacques Perrey à Lausanne ou Evian, mais aussi de Air dans l’herbe, Gershon Kingsley face à son ordi, Angelo Badalamenti devant sa piscine, ou Etienne Charry sur sa batterie. Le film retrace la carrière de Perrey, de son beau voyage jusqu’au reste de son âge et les intervenants lui rendent un hommage toujours chaleureux. Comment faire autrement ? Perrey est un vieux monsieur attachant et souriant, qui joue avec des peluches et met des points d’exclamations partout. Il incarne en cela magnifiquement sa musique : à la fois ancienne et éternelle, enfantine et joueuse, percussive et rêveuse, exclamative et danseuse. On souhaite longue vie au radieux futur de Jean-Jacques Perrey.
Jean Jacques Perrey, Prélude au sommeil, de Gilles Weinzaeplfen
(DVD / Les films d’un jour)