Au diable le froid, rendez-vous est donné sur une terrasse. Warwick Thornton, qui enchaîne les entretiens, a besoin de fumer. L’homme paraît épuisé par son séjour parisien. Mais, dès les premières questions, l’enthousiasme renaît. L’expérience d’un premier film, la consécration cannoise de Samson & Delilah (Caméra d’Or 2009), la question aborigène, autant de sujets de conversation faisant exulter l’interrogé, qui ne cède jamais à la facilité pour défendre une cause qui le suit depuis son enfance. Souvent, un cinéaste ressemble à sa première œuvre. Direct, tendu, terriblement attachant, Warwick Thornton n’échappe heureusement pas à la règle.
Chronic’art : Comment est né Samson & Delilah ?
Warwick Thornton : J’avais déjà réalisé plusieurs courts métrages. Certains ont eu du succès à l’étranger. Des producteurs sont venus me voir en me disant : « Vous avez un projet de long métrage ? Nous avons de l’argent pour le financer ! ». C’était inouï (rires) ! Je me suis alors demandé : « Est-ce que j’ai quelque chose à dire ? Est-ce que mon film doit être un blockbuster ou doit-il apporter quelque chose à la société ? » C’est comme ça que Samson et Delilah est né. Mon scénario partait d’une idée simple : une histoire romantique entre deux adolescents. Il est progressivement devenu un portrait de la jeunesse aborigène, de sa détermination face au rejet de la société.
Les noms de vos personnages ont une consonance biblique…
C’est avant tout parce qu’ils me plaisent. Pendant cinquante ans, les missionnaires religieux ont exercé une certaine influence sur les communautés aborigènes. C’est pour cela que beaucoup de gens de mon entourage ont hérité de noms tirés de la Bible : j’ai côtoyé pas mal de Samson, de Delilah ou de David. J’ai même connu plusieurs Jésus. Si j’ai choisi ce titre, c’était pour interpeller les gens. J’aime l’idée qu’ils arrivent en croyant assister à un conte biblique et se retrouvent devant un spectacle complètement différent. Personnellement, je n’ai jamais lu cette légende, ni la Bible d’ailleurs. Je savais juste que, Samson, le héros perd sa force surnaturelle lorsque Delilah lui coupe les cheveux. Dans la culture aborigène, quand quelqu’un meurt, ses proches se taillent les cheveux. Le rapprochement entre les deux cultures me convenait parfaitement.
Le début du film insiste sur une idée de répétition, d’un quotidien sans fin.
Vous savez, quand un ado s’ennuie profondément, il se met à agir bizarrement pour combattre cette inactivité. Il se met à fumer ou sniffer de la drogue pour passer le temps, par exemple. Souvent, il s’attire des ennuis à cause de cela. C’est quelque chose d’universel. Dans cette communauté, c’est pareil : le paysage a beau être somptueux, leur existence s’avère d’une monotonie écrasante. C’est comme dans Groundhog day (Un Jour sans fin), les journées se répètent à l’infini. Pour échapper à cette routine, il fallait plonger les personnages dans cette logique de répétition insensée. C’est comme les tapisseries peintes par Delilah et Nana, sa grand-mère. Elles dessinent constamment des points qui sont enfermés à l’intérieur de cercles. Autre exemple : le chant qu’elles fredonnent toutes les deux. C’est une comptine aborigène que les parents répètent à leurs enfants comme un cycle sans fin.
La mort de Nana amorce d’ailleurs une cassure dans le rythme.
A ce propos, Nana était un personnage récurrent de plusieurs de mes courts métrages. Lorsque j’écrivais le scénario du film, j’ai cherché un background pour Delilah. L’idée de faire cohabiter les deux univers m’est venue assez rapidement. Delilah est un peu le relais de mes anciens films. Elle se montre très maternelle avec sa grand-mère. Elle est comme Mère Nature qui prendrait en charge l’Humanité entière. Lorsqu’elle se retrouve seule, Delilah n’a plus aucun lien avec la communauté, ce qui la plonge dans une certaine dépression. C’est humain : personne ne peut vivre pour soi. Samson arrive au moment où elle cherche un nouveau lien. Pourtant, au début du film, elle l’ignore. Mais elle finit par en tomber amoureuse, et le prend sous son aile. C’est en quelque sorte la tragédie et le besoin de survie qui les réunit. Souvent, la mort rapproche les membres d’une même famille, malgré leurs différends. C’est une chose universelle. On retrouve cette idée dans les contes initiatiques.
Vous parlez de conte initiatique. Vos personnages deviennent adultes par une expérience traumatisante. Vous laissez cependant planer une part de mystère autour d’eux…
Le public n’est pas idiot. On n’a pas forcément besoin de le prendre par la main et de tout lui expliquer. J’ai l’impression, lorsqu’on parle du public, qu’on imagine une bande de zombies, la bave aux lèvres, hypnotisés par l’écran. J’aime l’idée de donner des clés pour que chacun se fasse son propre film. Ce qui m’importe, c’est que deux personnes, qui ont vu le même film, puissent avoir deux versions différentes : est-ce que ce garçon est sourd ou est-ce l’essence qu’il sniffe qui le rend complètement hermétique au monde ?
C’est en laissant une liberté d’interprétation au public qu’on le traite intelligemment. C’est en cela que le cinéma est unique.
Vous avez dit ailleurs que ce film était votre combat. Dans quel sens ?
Quand on a l’opportunité de raconter une histoire, par la littérature ou le cinéma, il est possible de porter la voix de sa communauté, de créer un dialogue pour faire avancer les choses dans une société. Ou alors, c’est pour s’acheter une maison (rires). Est-ce une question d’argent ou d’humanité ? Le cinéma nous donne accès à des lieux inconnus, à des choses ou des sentiments inédits. Voilà pourquoi ce film reste un combat personnel. J’ai grandi dans les rues d’Alice Springs (décor de l’action du film, ndlr), je voulais parler de tous ces jeunes avec qui j’ai partagé ma jeunesse et qui n’ont jamais eu la parole.
Vous considérez votre film comme un geste politique ?
Vous savez, à l’origine, je voulais juste filmer une histoire d’amour entre deux adolescents au beau milieu du désert australien. Mais on ne peut pas raconter l’histoire de ces gens sans faire état de la politique actuelle. La question aborigène n’est pas la force directrice du film, surtout au début. Elle évolue suivant les obstacles croisés tout au long de leur voyage.
Que pensez-vous des autres réalisateurs australiens, comme Baz Luhrmann, et de leur vision de l’Australie ?
J’ai vu Australia. J’aime bien ce film. Je l’ai trouvé plutôt hilarant. Je comprends que ça existe. Quand on va voir un film de Baz Luhrmann, on y va pour retrouver l’esprit d’Autant en emporte le vent, de Moulin rouge. Ce sont des films romantiques un peu fous. Si on tient compte de ça, on ne peut que les apprécier. Australia, c’est l’Australie des années 40. Samson et Delilah se déroule à notre époque, il est normal que les deux films soient totalement différents. Luhrmann fait des films historiques. De mon côté, c’est l’avenir qui m’importe. Alors oui, l’image qu’il fait des aborigènes est complètement déformée, over the top, bigger than life (rires) ! Mais ça n’a rien de réaliste, donc cela ne me pose aucun problème.
Mais vous, vous vouliez donner une vision réaliste de la situation aborigène en Australie ?
Ça peut paraître paradoxal, mais je voulais avant tout que mon pays ouvre les yeux sur cette situation. On ne peut pas en vouloir à la population australienne : les seules informations sur la condition de vie des aborigènes sont celles qu’elle voit au JT. Il suffit juste de leur offrir un nouvel accès à la réalité. En Australie, mon film entame sa 28e semaine d’exploitation, et les taux de fréquentation sont encore très bons. Beaucoup de spectateurs n’avaient aucune idée de ce qui se passait dans leur propre pays. La majorité de la population vit dans les villes : les gens sont souvent aveuglés par leur propre égocentrisme et ne connaissent pas de vision alternative.
A ce propos, la mise en scène change d’un environnement à l’autre : lorsque les personnages se retrouvent en ville, le point de vue se resserre, comme un étouffement…
Absolument. Dans leur communauté, ils possèdent encore un espace de liberté. Le point de vue reste assez large, on voit le monde avec plus de recul. Lorsqu’ils arrivent en ville, ils ne connaissent personne, ils sont anonymes. Il y a un sentiment d’insécurité et d’agression qui les angoissent constamment. L’échange de regards devient presque impossible. C’est l’effet négatif d’une ville : cette façon d’être constamment rabaissé, d’être prisonnier d’un espace réduit, comme dans un cadre en gros plan. Aujourd’hui, je vis en ville, mais j’ai grandi dans une réserve aborigène. Cette idée est inspirée de ma propre expérience. Tous les événements dans le film, je les ai déjà vécus. Je ne sniffais pas d’essence mais j’avais des amis qui le faisaient. J’en ai même vu se faire renverser par une voiture, se faire humilier ou tabasser en public.
Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ?
Aucun des deux n’était professionnel. Il m’importait qu’ils soient originaires d’une réserve aborigène. Avant même de lire le scénario, ils portaient déjà en eux une partie de leur personnage. Ils n’ont pas eu beaucoup d’efforts à fournir pour rentrer dans la peau de Samson et Delilah. Ils ont puisé dans leur propre passé, et cela m’a grandement facilité la tâche.
Vous les laissiez improviser ?
Oh non ! (rires) Je leur donnais beaucoup d’indications. Mon scénario faisait plus de 80 pages. Je l’avais écrit comme un roman. J’y décrivais les attitudes, les distances entre les personnages mais aussi leurs regards, les odeurs autour d’eux. Chaque scène était détaillée en plusieurs pages. Vous conviendrez qu’il n’y a pas beaucoup de dialogues. Il fallait qu’ils suivent à la lettre mes directives pour donner avec exactitude ce que je voulais transposer à l’image. La seule improvisation permise était celle de la durée des plans. Je ne me suis jamais minuté. Si une scène devait durer longtemps, fuck it ! Tant que mes acteurs me donnaient le résultat espéré. Je ne voulais pas d’un montage saccadé ou trop voyant, qui donnerait un sens d’interprétation au public. Ce qui m’importait, c’était de donner suffisamment d’espace et de temps à mes personnages. Il faut savoir accorder aux acteurs une marge de travail suffisamment large. Grâce à cela, chaque scène trouve son propre rythme.
Pourquoi choisir l’essence comme drogue ?
Dans les communautés aborigènes, l’alcool est interdit par la loi. Il n’y a ni marijuana ni drogues fortes. Le pétrole, la colle, sont tout ce qui reste pour les jeunes qui veulent échapper à leur quotidien. C’est un des fléaux majeurs des communautés aborigènes. J’y ai moi-même goûté. A petite échelle, c’est une échappatoire pour Samson. Mais si on prend du recul, c’est le monde entier qui semble dépendant du pétrole. Nous sommes tous addicts. Nous sommes tous des Samson en puissance. Et nous poussons tous la planète, comme Samson avec Delilah, vers le chaos. Il reste à espérer que la Terre nous sauve comme Delilah le fait avec son amant, ce dont je doute.
Propos par et
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