Fer de lance technologique de la marque PlayStation, le studio Naughty Dog réveille le grand jeu d’action cinéphile des eighties avec un blockbuster à la dimension hollywoodienne, Uncharted 2 : Among thieves. Voici la version longue de notre entretien (publié dans Chronic’art #59) avec Christophe Balestra, boucanier ludique et réalisateur hors pair.
C’est un fait communément accepté. L’histoire d’amour qui lie jeu vidéo et cinéma repose sur un malentendu. Il y a deux ans, Naughty Dog lui répondait par Uncharted. Un grand jeu d’action-aventure combinant références ludiques (Tomb raider, Gears of war) et influences cinématographiques (Indiana Jones, A la poursuite du diamant vert…). Des moyens mis en oeuvre jusqu’à la mise en scène, en passant par l’ambiance, le scénario et son héros au tempérament aussi trempé que le flic des Die Hard, le jeu tenait du blockbuster interactif. Sa suite très attendue, Uncharted 2 : Among thieves, va encore plus loin : rarement a été déployée une telle dimension spectaculaire de cet amplitude, habituellement réservée au cinéma. Avec son exclusivité poids lourds pour la PS3, Naughty Dog concurrencerait presque le box-office. Hollywood brûle-t-il ? Christophe Balestra est-t-il le nouveau George Lucas ?
Chronic’art : Comment décririez-vous Uncharted 2 : Among thieves par rapport au premier épisode ?
Christophe Balestra : L’idée était de reprendre les acquis du premier et de monter l’ensemble d’un cran. Tant au niveau technique, en améliorant notre moteur graphique, qu’au niveau des possibilités de gameplay, de la qualité du jeu des acteurs, de la narration et du récit pendant et en dehors des cut-scenes. On emmène aussi notre héros, Nate, et les joueurs dans d’autres endroits : Tibet, Himalaya, Népal…
Vous insistez beaucoup sur la narration chez Naughty Dog. A quelle étape intervient-elle dans le développement du jeu ?
On la travaille durant tout le processus de création. D’abord avec la trame du jeu, rapidement définie dans son déroulement, ses lieux, sa structure. Ensuite, par l’écriture des dialogues, effectuée en continu et en étroite collaboration avec les acteurs, dirigés par un metteur en scène de théâtre. Après, vient la partie in game. Nate étant souvent accompagné d’autres protagonistes, on utilise de nombreux dialogues durant les phases de gameplay pour continuer à raconter l’histoire afin que l’expérience paraisse plus vraisemblable. L’essentiel, pour nous, c’est d’abord de tout mettre en œuvre pour plonger le public dans l’histoire et l’univers.
Comment faites-vous pour garder l’équilibre idéal entre un gameplay efficace et des séquences spectaculaires, cinématographiques ?
Il faut y aller crescendo afin que le joueur se mette à l’aise. Par exemple, s’il y a de grosses scènes actions comme celles montrées à l’E3 2009, la suite des événements sera plus soft afin que les gens se remettent de leurs émotions. On tente de trouver le rythme idéal, de donner du plaisir et de la variété.
Vous faites des screen tests comme à Hollywood ?
Presque ! On réalise une dizaine de focus tests durant le développement du jeu. On y observe les réactions de gens qui n’y ont jamais joué afin de s’assurer qu’aucune frustration n’entrave l’expérience au point de la stopper. L’objectif, c’est que le jeu soit accessible, fluide et que les joueurs progressent constamment. On ne veut pas qu’ils se retrouvent coincés, comme les lecteurs d’un livre dont ils ne prendraient pas la peine de lire la fin.
Au niveau de cet aspect cinématographique, comment faites-vous pour garder ce feeling dans l’expérience en coopératif ou multijoueurs ?
Le mode coop reprend les mêmes niveaux que le solo, mais c’est plus une petite intrigue en parallèle, aux accents narratifs moins poussés. L’idée, c’était d’anticiper le caractère intimidant du mode multi pour certains joueurs, et de pouvoir les convaincre malgré tout de tenter une expérience à plusieurs.
Naughty Dog est célèbre pour reprendre des méthodes qui appartiennent au cinéma. Avec cet épisode marquant une nouvelle étape dans cette direction, utilisez-vous des techniques particulières dont vous revendiquez la paternité ?
Outre le travail avec les acteurs, le metteur en scène et l’écriture, il y a les cinématiques. On a beaucoup peaufiné certains détails, comme par exemple le fait de démarrer le son d’une cinématique avant qu’elle ne commence – et inversement. Ceci pour donner l’illusion au joueur de ne plus savoir quand il joue ou pas.
Au niveau visuel également ?
Oui, on utilise au maximum notre moteur de rendu PS3 afin que les cinématiques offrent une sensation accrue de continuité avec les phases de jeu. Pour l’anecdote, j’y jouais l’autre jour à la maison : pendant une séquence jouable, mon fils me demandait si c’était une cinématique. Visiblement, on a tenu notre pari.
Quelle différence faites-vous, à part l’interactivité, entre le joueur d’Uncharted et le spectateur de cinéma, amateur de film d’action ?
Plusieurs points font qu’on se rapproche de certains films : une qualité d’écriture assez poussée, de bons collaborateurs, un orchestre philharmonique pour la musique. On emploie les meilleurs moyens artistiques possibles afin d’obtenir un jeu ayant la même qualité qu’un film, tant au niveau narratif que du point de vue de sa réalisation.
Voyez-vous les studios hollywoodiens comme d’éventuels concurrents ?
Si l’interactivité n’apporte pas les mêmes sensations, on les rattrape actuellement avec le mode multijoueurs, qui équivaut presque à regarder un film à plusieurs. Ce qui commence sans doute à leur faire un peu peur… Je pense notamment à des jeux comme Rock band ou Singstar. C’est aussi vrai pour Uncharted. Beaucoup de gens jouaient au premier avec leur compagne en spectatrice. On arrive désormais à créer des jeux pouvant captiver plusieurs personnes sans qu’ils soient tous aux commandes. C’est intéressant. Et puis les interfaces à détecteur de mouvements font du jeu un média qui se partage désormais en famille.
Uncharted évoque le cinéma des 80’s (Indiana Jones, A la poursuite du diamant vert…). En quoi cette esthétique vous influence-t-elle et quelles sont les nouvelles références de cet épisode ?
Ces influences en font partie, comme le pulp des 70’s, des jeux et la littérature, dont Amy Hennig, notre directrice de la créativité, est férue. Cependant, on n’essaie pas de copier un film, un livre ou un jeu en particulier.
On s’inspire d’une quantité de petites choses, plutôt que d’une référence dans sa globalité. Mais au final, la plus grosse inspiration pour cet épisode reste le premier Uncharted. Parce qu’on avait déjà défini quelque chose d’unique, inspiré de plein d’autres, et qui donnait un titre nouveau et original. On a d’abord voulu rester fidèle à cette première intuition-là.
Uncharted est en cours d’adaptation au cinéma… On ne sait rien du projet, mais quel serait, pour vous, le réalisateur idéal ?
Difficile à dire. Nous sommes en pourparler avec les producteurs du film qui sortira peut-être un jour. La question du réalisateur n’a pas été abordée, plutôt celle des scénaristes. Je n’ai donc pas de nom en tête, et j’ignore ce que ça va donner. Je fais confiance aux producteurs sur le projet. Ils savent ce qu’ils font. Vous savez, un film prend nettement plus de temps à réaliser qu’un jeu à concevoir ; du coup, on y va pas à pas.
La 3D est toujours plus à la mode, notamment au cinéma avec la sortie prochaine d’Avatar de James Cameron. C’est aussi une perspective envisageable pour le jeu vidéo. Quelle est votre opinion sur cette technologie ?
Ces choses vont se développer dans le futur, d’abord par le cinéma, du fait de l’effet d’immersion 3D, évidemment plus important sur un grand écran. La démocratisation de cette technologie vis-à-vis du grand public prendra du temps. Mais il y a pas mal de potentiels. Techniquement, c’est plus facile pour nous, développeurs de jeu, puisque nous travaillons en volume. On nous a demandé durant le développement de jeter un œil sur cette technique de 3D. Faute de temps, on n’a pas pu, mais ça nous intéresse et c’est quelque chose qu’on essaiera dans les années à venir si le résultat est satisfaisant.
L’industrie hollywoodienne utilise un nombre croissant d’effets spéciaux au point que les studios ressemblent de plus en plus à ceux du jeu vidéo. Selon vous, quelles sont les évolutions technologiques qui les séparent ou, inversement, qui les rapprochent ?
Ce qui les sépare, c’est que nous avons des environnements en 3D là où eux ont un simple plan. Si le joueur tourne la caméra, il doit voir ce qui se passe autour de lui. Alors que le cinéma n’a pas cette contrainte. Mais là où ça se rapproche, c’est qu’on développe des techniques de plus en plus rapides et qu’on s’inspire de ce qu’ils font.
Par exemple ?
Je pense à l’éclairage, une grosse qualité des productions Pixar, sur laquelle on a beaucoup travaillé pour Uncharted 2. Quand on aura des techniques d’éclairage très sophistiquées (qui arriveront dans les prochaines années), la différence sera de plus en plus ténue.
Pour aborder les nouveaux personnages d’Uncharted 2, quels types d’interactions avez vous voulu créer entre elles et Nathan ?
On se sert globalement des qualités et défauts de tous les personnages pour qu’ils interagissent. Cela permet de s’attacher davantage à Nate, tout en découvrant son passé. C’est intéressant au niveau de l’écriture. Vous évoquiez Indiana Jones… c’est le genre de héros qui n’est jamais seul dans ces films-là. Et comme l’humour est une composante importante, on ne pouvait pas avoir affaire à un héros qui se lance des vannes à lui-même.
BioShock ou GTA IV questionnent la moralité de leur personnage et du joueur. Est-ce quelque chose que vous avez essayé d’insérer dans cet épisode ?
Nate a un bon fond, mais il ne fait pas forcément les meilleurs choix du fait qu’il évolue dans un milieu singulier. Le montrer sous différents angles, pas toujours jovials, permet de transmettre ses dilemmes aux joueurs. Mais notre approche est purement narrative ; le joueur n’y intervient pas. Les choix proposés aux joueurs concernent uniquement l’action : passer en force comme un bourrin ou, à l’inverse, tout en finesse en optant pour l’infiltration.
Vous recherchez une balance idéale entre un récit classique et un gameplay assez libre ?
Oui, on emploie même un terme pour ça, le « wide linear » (« linéarité élargie », ndlr). Linéarité, parce qu’on raconte une histoire et qu’on souhaite emmener le public à son terme. Elargie, parce que le joueur est libre d’affronter chaque niveau selon son style.
Comment définiriez-vous l’identité de la série Uncharted ?
Le jeu a grandi avec nous, comme Crash Bandicoot et Jak nous ont permis de passer par diverses phases avant d’en arriver là. L’important, avec Uncharted, c’est que les gens prennent du bon temps en allant jusqu’au bout. On raconte aussi une histoire d’actualité. On met tout en œuvre pour que les gens croient à l’univers et aux personnages qu’on a voulu créer. Le jeu se déroule dans un monde un peu stylisé mais identifiable. Par exemple, l’histoire de Marco Polo sur laquelle repose l’intrigue est réelle. On l’a prise très au sérieux, en essayant à peine de la détourner.
Vous faites beaucoup de recherches en amont ?
On se documente énormément. Un membre de l’équipe s’est envolé pour le Népal. Les pirates du premier épisode, au début du jeu, existent réellement, comme ces chasseurs de trésors. Dans l’ensemble, le principe est de créer un monde possible. En cela, Uncharted a quelque chose d’actuel, de vraisemblable, qui ne doit rien au photo réalisme.
Propos recueillis par
Uncharted 2 : Among thieves – PlayStation 3
(Naughty Dog / SCEE)
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