Formidable Martin Veyron : le créateur de Bernard Lermite et d’Edmond le cochon n’a rien perdu de son mordant pour croquer le ridicule de l’époque. « Blessures d’amour propre », fausse suite à « L’Amour propre », est une vraie réussite.
Popularisé au début des années 80 aux Etats-Unis, le fameux « point G » dont la stimulation transforme n’importe quelle ménagère en folle machine à jouir, a fait couler beaucoup d’encre (pas seulement) depuis sa prétendue découverte en 1950 par le sexologue allemand Ernest Gräfenberg ; le premier à avoir mis le doigt dessus. Encore plus mythique que le célèbre passage du Nord-Ouest, cet Ovni gynécologique fait une entrée fracassante en bande dessinée en 1982 avec L’Amour propre (ne le reste jamais très longtemps) publié chez Albin Michel / L’Echo des Savanes, du temps où le magazine héberge toujours l’héritage de la contre-culture, et pas encore la formule du porno-chic actuelle. 180 000 exemplaires vendus plus tard, Martin Veyron n’en revient toujours pas d’un pareil best-seller : « C’est un album que j’ai fait très rapidement, sans réfléchir. C’est celui sur lequel j’ai le moins travaillé, qui a le mieux marché. Il y a une certaine forme d’injustice, n’est-ce pas ? ». A tel point que L’Amour propre lui ouvre même les portes du cinéma, puisqu’il l’adaptera lui-même avec succès sur grand écran trois ans plus tard.
Le revers de la médaille
Maître du vaudeville moderne aussi improbable qu’absurde, Veyron s’y entend pour traquer les petits travers peu reluisants de son temps. L’argent, le sexe et la politique lui inspirent ces meilleurs albums. Executive Woman (1986), Donc, Jean… (1990), jusqu’à Trois d’entre elles (2004), où comment les femmes de riches vieillissent moins vite que celles des pauvres, affirment le talent d’un dialoguiste hors pair doublé d’un moraliste cinglant, à l’heure où parler de morale fait forcément vieux jeu, qui ne recule pas devant le scabreux et n’oublie surtout jamais d’être drôle avec ça ; ce qui ne manque pas de le rendre dangereusement suspect aux yeux de ses contemporains qui supportent mal les railleries des esprits libres et anticonformistes. La médaille a son revers : L’Amour propre lui vaut aussi une solide réputation de pornographe et d’érotomane qui court toujours… Soit, mais devoir en plus se farcir les partouzes de campagne avec les beaufs du cru, non merci ! « Je ne sais toujours pas à quoi tient le succès de cet album, s’interroge l’auteur, perplexe. Etait-ce seulement parce qu’il y avait du cul dedans ? Si ce n’est que ça, je suis un peu vexé car j’avais le sentiment d’y avoir mis aussi quelque chose d’autre. » Le malentendu s’installe. Le succès se transforme en malédiction. « On peut vraiment dire que je l’ai cher payé cet album. Pour moi, c’était évident qu’il s’agissait d’une caricature ; ce n’était pas moi et je ne m’attendais absolument pas à la réaction de certains, aussi bien de la part des hommes que des femmes d’ailleurs, qui m’ont renvoyés à la figure une forme de complicité égrillarde que j’ai trouvé particulièrement déplacée et dérangeante ».
Dessiner un max de cul
Quant au 7e art, Veyron n’était pourtant pas complètement puceau en la matière, puisqu’il avait déjà scénarisé Circulez y’a rien à voir de Patrice Leconte (1983), et L’Amour propre mériterait bien aujourd’hui une sortie DVD. Rien n’y fait : Martin Veyron s’épuise des années durant à vouloir monter de nouveaux projets de longs métrages dont les producteurs ne semblent pas vouloir entendre parler : « Cru Bourgeois a été longtemps pressenti pour devenir un film, mais c’est fini aujourd’hui… c’est trop compliqué. J’ai jeté l’éponge… jusqu’à la prochaine envie. Quant à L’Amour propre, il doit en rester quelques exemplaires chez des collectionneurs qui conservent précieusement leurs vieilles VHS. Le film, quant à lui, est perdu dans le catalogue d’une maison d’éditions qui a fait faillite depuis. A mon avis, ce n’est pas maintenant que le DVD est en train de se casser la gueule qu’ils vont avoir l’idée de le ressortir ». Donner une suite à L’Amour propre n’avait rien d’évident, en dépit des sollicitations multiples (sa banque, sa femme, ses enfants, son éditeur…). L’auteur n’a pas suivi le conseil de ses personnages : « Dessiner un max de cul si tu veux te resservir de ta carte bancaire ». Martin Veyron n’est finalement pas aussi cynique qu’il parait : « J’ai tout le temps hésité, avoue le Grand Prix du festival de la BD d’Angoulême, cuvée 2001. Entre pénible et douloureux, il s’agit d’un album particulièrement difficile à mener à terme. Je me suis posé beaucoup de questions. Devais-je chercher à reproduire le succès de L’Amour propre. Fallait-il faire exactement pareil ? Et si ça ne marche pas ? Faut-il plus, ou moins de cul. La sexualité doit-elle être explicite, ou moins crue ? ». Au risque d’en reprendre encore pour vingt ans dans le registre du vieux dégueulasse obsédé du cul… « Finalement, je ne me suis fixé qu’un seul objectif : celui d’être drôle ». Pari tenu, et il s’en sort royalement. « Monsieur-l’artiste-intègre-qui-ne- fait-jamais-deux-fois-le-même-tour-et- qui-pleurniche-après-quand-plus-personne-ne-suit » peut être rassuré, Blessures d’amour propre n’est pas avare de bons mots, les situations sont inventives, les péripéties s’enchaînent au naturel comme au déconnant, on ne s’ennuie pas et les fous rires n’ont rien de forcé. Qui dit mieux ?
La prostate qui se dilate…
Vingt-sept ans plus tard, les rapports hommes / femmes n’ont du reste pas beaucoup évolué. « Je ne suis pas un spécialiste, prévient-il en guise de mise en garde, toujours un peu surpris qu’on vienne lui demander son avis sur la sexualité des autres, mais les mêmes incompatibilités persistent, aujourd’hui comme hier, elles sont bien connues : les hommes veulent du sexe, et les femmes veulent de l’amour ». Alors que les études cliniques restent marginales, l’existence scientifique du point G demeure encore extrêmement controversée. Toujours d’actualité le point G ? « Curieusement oui, soutient Martin Veyron. Les mêmes interrogations subsistent. Il n’y a eu aucun progrès notable depuis les années 80, rien n’a changé, entre ceux qui savent et les autres pour qui ça reste toujours une légende urbaine ». Justement, une sémillante journaliste d’Arte prépare un documentaire sur le sujet. La production cherche désespérément le témoignage d’un expert, du genre « qui changerait un peu des mecs en blouse blanche, sans faire dans le blaireau grivois ». Avec l’auteur qui s’y colle bien malgré lui dans le rôle de la perle rare, on sait déjà qu’on va passer un bon moment. Protagoniste de sa propre aventure, Martin Veyron ne s’épargne pas ; il manie l’ironie cruelle de « l’érotomane qui ne bande plus, promu grand gourou du plaisir féminin ». Jolie carte de visite. Don Juan vainqueur du point G, rattrapé par sa prostate, pauvre de nous ! « C’est un effet de fiction formidable. Le truc classique de l’auteur en panne d’inspiration à qui il arrive les pires tuiles. D’ailleurs René Pétillon, qui a lu cet album au fur et à mesure que je le dessinais, s’est beaucoup inquiété pour moi et ma santé ». La quête du plaisir absolu bascule dans la fable délirante quand l’auteur qui n’aspire plus qu’à cultiver son jardin à la campagne se retrouve propulsé à la tête d’un institut philogyne où se pressent comme patientes les bourgeoises du tout Paris. De quoi s’assurer des perspectives juteuses.
Blessures d’amour propre, de Martin Veyron
(Dargaud)