Balise gigantesque de la deuxième moitié des 90’s, Tortoise n’a jamais quitté les sentiers de traverse. A l’heure d’un sixième album délicieusement arrogant et tabasseur, évocation avec le gars Doug McCombs d’une notion musicale de plus en plus étrange : l’originalité.
« Une grande majorité d’artistes passent ses années d’apprentissage (quand ce n’est pas sa carrière toute entière) à essayer de se débarrasser de la force gravitationnelle qui la lie à ces maîtres et ces chefs-d’oeuvre qui les a précédé : ce que le critique littéraire Harold Bloom appelle « l’angoisse de l’influence ». C’est pour cette raison qu’à chaque fois que l’on nous demande à quoi ressemble un morceau de musique, on se retrouve inévitablement à recourir à un trope, une métaphore ou une analogie plutôt que de parler du morceau lui même – un peu de Brian Wilson, un peu de Pink Floyd, un peu de Kraftwerk… Presque isolée au milieu de tous ces groupes, l’entité Tortoise résiste aux métaphores et aux comparaisons, puisqu’on ne peut les comparer à aucun groupe et qu’ils ne sonnent comme personne d’autre qu’eux-mêmes ». Le biographe missionné par Thrill Jockey pour rédiger l’argument de vente de Beacons Of ancestorship, sixième album du groupe le plus emblématique du label chicagoan, n’y va pas par quatre chemins pour le poser dans l’échiquier musical contemporain – et c’est de bonne guerre, la tâche est ardue. Mais ce qu’il dit sur la musique actuelle est surtout éclairant pour quiconque s’interroge sur ce qui a peut-être changé depuis le grand engouement moderniste de la fin des 90’s. En écoutant en regard un spécimen hautement représentatif de la musique instrumentale de la fin des années 2000 comme le nouveau (et au demeurant excellent) Space beyond the egg de The Emperor Machine, avec lequel il partage son instrumentarium de vieux synthés et de percussions en feuilletés, on entend un compactage plutôt personnel dans l’exécution de disco funk, de Neu ! et de vieux effets sonores tout droit sortis des mêmes échos à bande qu’utilisaient les sorciers du BBC Radiophonic Workshop. Mais au-delà de quelques idées formelles, on n’y entend rien, rien d’autre que l’admiration et la fascination amoureuse que l’anglais éprouve pour ses machines et ses ancêtres. Quid, question originalité, de Tortoise, un temps tête de proue malgré lui d’un non-genre musical si spacieux (le post-rock) que tout (et n’importe quoi) pouvait y rentrer ?
ADN insolite
A la sortie de TNT en 1998, c’est-à-dire au fait de la gloire médiatique du groupe, on déchiffrait dans le grand bol d’air frais qu’incarnait leur musique après la lente agonie du grunge et du rock alternatif américain tout un faisceau d’influences : Steve Reich, le free-jazz, le jazz-rock, les Minutemen, Slint, Neu !, John Fahey, Henry Flynt, Morricone, mais aussi le hip-hop et la plupart des tressaillements les plus avant-gardistes de la musique électronique européenne d’alors, IDM de Sheffield ou electronica de Cologne. Or, à la manière de Sonic Youth deux décennies plus tôt, Tortoise générait surtout, via une étonnante épure, un ADN inédit et insolite. Avançant en même temps qu’une myriade tentaculaire, la bande de John McEntire exprimait une soif extraordinairement exigeante de réinvention, et devint logiquement l’une des balises les plus représentatives, sinon influentes, du zeitgeist musical de la fin des 90’s, rock ou électronique. Et quinze ans après son premier album éponyme, le groupe n’a toujours pas amorcé une quelconque capitalisation cynique de son univers. Après la parenthèse The Brave and the bold, étonnant album de reprises avec Will Oldham où Milton Nascimento ou Springsteen servaient seulement à quadriller monts et merveilles de l’expérimentation, Beacons of ancestorship fait exploser le territoire désormais… balisé du groupe de l’intérieur et ça donne, sans fards et sans recul, un disque formidable de musique au cinquième degré des mailles de l’originalité, et des nouvelles couleurs à l’un des audions les plus inestimables de notre temps. Hagard et un peu crevé d’une tournée promo que, bonne poire, il subit en solitaire, Doug McCombs acquiesce joyeusement : « On a travaillé très dur pour arriver à faire exister une musique qui soit entièrement la nôtre, parce que l’originalité était notre première motivation et parce qu’aucun d’entre nous n’avait envie de jouer dans un groupe de jazz, de high life ou de hardcore. Après, l’âge du groupe est moins un inconvénient qu’un avantage, parce que chaque disque est le résultat d’une progression par rapport au précédent. Nous sommes incapables de nous transformer en business lucratif, précisément parce nous sommes incapables de refaire deux fois la même chose. Ceci dit, on n’a jamais rien fait de vraiment radical, comme un album de harsh noise ou je ne sais quoi, et notre évolution est faite de petits mouvements lisibles et d’apprentissage ».
Prepare your coffin
Sous patronage rêvé du poète maverick John Barton Wolgamot, auquel l’album doit son titre (le morceau de TNT, In Sarah, Mencken, Christ and Beethoven There were men and women, aussi), Beacons of ancestorship est un disque joliment remonté, complexe, frondeur, très synthétiques (le groupe a lâché les vibraphones pour le tout synthétique) et bourré d’anicroches caustiques, à déceler dans les titres (Prepare your coffin, The Fall of seven diamonds plus one) comme dans les détours harmoniques. « Je crois que Beacons of ancestorship est le premier de nos albums à capturer un peu de notre sens de l’humour, de notre amour des choses saugrenues, de l’absurde, des petites perversions cryptiques. On fait semblant d’être arrogants, on cache des choses dans les titres… On prend notre musique très au sérieux, mais on aime bien faire dégonfler ce qui dépasse ». Avis donc à ceux qui douteraient peut-être de la pertinence de Tortoise à continuer ses activités dans l’étrange paysage culturel de 2009 : les moments les plus complaisants de Beacons of ancestorship résonnent avec plus de fraîcheur que 98% des mauvais groupes de musique instrumentale du moment. « Je pense que le groupe a encore de beaux jours devant lui. On déborde d’idées, je ne doute pas qu’on en trouvera d’autres, et on adore jouer ensemble. Dans la mesure où l’on a tous décidé de dédier notre vie à la musique, Tortoise semble être la manière idéale de le faire ».
Tortoise – Beacons of ancestorship
(Thrill Jockey / Pias)