« C’est une formule qui vaut ce qu’elle vaut et je pense que je devrai la décliner à l’infini : quand on me demandait ce que j’étais en train de faire, je disais que je faisais « La Fossette » version Red Bull. ». C’est ainsi que Dominique A, éternel rénovateur de la chanson française, présente son nouvel album, La Musique, un disque enregistré en solo à la maison, comme l’était son premier album, il y a seize ans. Mais, entretemps, le jeune homme aux chansons décharnées est devenu un des talents les plus affirmés de la scène française. Entretien sur le faire et le savoir-faire de cette belle Musique, avant de le revoir sur scène à la Route du Rock.
Chronic’art : J’ai été d’entrée frappé par le côté sombre de ce nouvel album…
Dominique A : Ah bon ? Pourtant il y a beaucoup d’accords majeurs, et moi quand je fais une chanson avec des accords majeurs, j’ai quand même l’impression de jouer dans les Clash… C’est une question de perception, j’ai essayé de le colorer au maximum justement pour éviter ce genre de commentaires, mais c’est toujours moi, il y a une ligne, j’essaie d’infléchir la trajectoire, mais je ne peux m’en remettre qu’aux commentaires de gens…
Il y a une boucle qui se ferme ici, entre La Fossette et ce disque là ?
Oui, enfin, la boucle pour moi a été fermée avec le live, et l’idée là était plutôt de repartir sur les mêmes bases, même si je ne voulais pas spécialement que ce disque sonne comme un disque de home-studio, pas un disque lo-fi, mais qu’on en ressorte avec la sensation qu’il est assez cossu au niveau de la production. Après, il y a toujours un écart entre la volonté première et la perception des gens, mais l’idée de départ était de dédramatiser, de ne pas asséner les textes, d’être le plus direct possible, même si mon idée d’une chanson « directe » n’est pas la même que pour la plupart des gens, pour qui c’est très codé. Moi je trouve ça assez limpide. Je voulais aussi faire un disque qui soit synthétique, où la rythmique soit très soutenue, avec des boites à rythmes qui emmène le truc. Je voulais très peu de mid-tempo, mais rester dans un registre assez énergique, avec un répertoire tenu, qui ne soit pas freiné par des ballades. Les ballades se trouvent sur le volet n° 2 du disque, La Matière. Je voulais faire un disque qui soit le plus ouvert possible. Ta réaction va quasiment à l’encontre de ce que j’ai cherché à faire.
Pourtant, c’est frappant dès le début, dans le propos, « J’ai pas trouvé le sens… »…
Dans le propos oui, mais mélodiquement, harmoniquement, ça me semble assez léger. Après, c’est clair que le propos chez moi est toujours lié à un certain blues… J’ai du mal à chanter le bonheur, l’idée même de chanter le bonheur m’est quasiment étrangère. Donc ça va toujours être plus ou moins sur un registre de lamento, de complainte, de blues. Autant sur le disque précédent, il y avait cette notion de fictionalisation, autant ici, les trois premières chansons commencent par « Je », c’est un retour à une identification de moi avec le personnage qui chante, même si quand je chante « J‘ai pas trouvé le sens », je chante les mots d’un personnage, parce que moi je pense avoir trouvé plusieurs sens à ma vie, mais il y a cette jubilation à mettre en scène des complaintes… Au moment où je l’écris, je ne me pose pas de questions, et chaque chanson est un essai qui a abouti. Ici en l’occurrence, le texte de cette chanson est une improvisation, un matin, sur la base rythmique… La musique dédramatise le propos, un peu comme le feraient Katerine ou Boogaerts, Boogaerts sur Michel, ce côté dépressif léger…
Comme un Sorry Entertainer ?
Oui, voilà, dépressif, mais avec des patins, pas avec des Doc Martens (rires).
Est-ce que cet album exprime une volonté de dénuement, voire de pauvreté, autant dans les arrangements, que dans les textes ?
J’avais envie de laisser la place à la rythmique, et de ne pas toujours développer l’harmonie. Ca dépend des chansons : Immortels est très lyrique harmoniquement, et j’ai même lu quelque part qu’elle était « surproduite », ce qui m’a fait beaucoup marrer, sachant comment je l’ai enregistré. Il y a des morceaux avec des boites à rythmes toutes simples qui tournent, sans quasiment rien derrière. Hotel Congress, au départ, c’est très sec, et puis il y a ses cordes-synthé qui arrivent vers la fin et ça se déploie, ça devient plus romantique. Je suis parti tourne autour d’un riff, et ce n’est pas pollué ou enjolivé harmoniquement. Il y a des chansons sur le deuxième volet, qui sont plus mélodique, une notamment, qui est une valse, très lyrique, mais pour l’album, ce sont les rythmiques qui devaient donner le la, comme dirait Julien Baer…
En plus de l’idée de dénuement, il y a une impression de bilan et de « retrait » qui transparait de ce disque.
L’idée de retour sur soi est récurrente. A chaque fois que je passe par une phase de travail collectif, je reviens naturellement à quelque chose de fermée, qui va ensuite donner lieu à une tournée en groupe : ce sont des allers-retours entre un désir d’ouverture, avec un jeu collectif, des musiciens, et cette image d’Epinal qui est que je donne le meilleur de moi-même, à mon sens, quand je suis seul. Pour ce qui est du « bilan », j’ai plutôt l’impression d’avoir fait mon check-up avec L’horizon et avec le live. Après, le premier morceau fait référence à La Fossette, parce qu’il se trouvait que c’était le meilleur morceau pour ouvrir le disque, une façon de planter le décor. La pauvreté, le dénuement, ça relève de l’interprétation. Ma problématique c’était « Voilà j’ai une machine, un 32 pistes, j’ai jamais eu ça chez moi, qu’est-ce que je vais en faire ? ».
Donc, des machines, des claviers, les guitares, je veux qu’elles aient le son le plus plat possible, donc je les ai mises directement dans la console, même si on les a retraitées ensuite en studio, mais avec cette idée de ne pas chercher forcément une joliesse de son. La pauvreté du son, justement devait faire effet. La projection, c’était d’enregistrer comme ça et de donner les pistes à Dominique Brusson pour qu’il les rebosse en studio. Mon truc, c’est juste de faire le trajet le plus fluide possible avec les morceaux que j’ai, pour que les gens aillent facilement jusqu’au bout du disque.
Dans ta discographie, j’ai toujours eu l’impression que tu passais de la présence à l’absence, de la sur-incarnation à de vrais moments de disparition.
Oui, c’est vrai, mais là, je dirais que ça dépend des chansons. Immortels, par exemple, j’ai essayé de l’incarner, alors que Les Garçons perdus est très neutre, où le chant passe sous une porte. La fin d’un monde, j’essaie d’être un peu interprète, et j’essaie d’avoir une voix un peu plus blanche sur d’autres chansons. En même temps, la voix blanche, c’est un truc qu’on a tellement entendu, que c’est délicat.
Qui es-tu est une chanson très violente, limite psychotique.
L’idée était de reprendre les codes d’un type de chanson qu’on a beaucoup entendu ces derniers temps, une chanson qui se pique de vouloir dire les choses, de décrire des situations, dire des choses justes sur les gens. C’est une des chansons les plus sombres de l’album, oui, qui fait aussi référence, dans le traitement à Remué. Parce qu’elle évoque cette angoisse qu’on peut ressentir face à une personne. Je voulais partir d’une idée très plate, presque triviale, avec des paroles sans ambigüité, mais que l’ambigüité vienne de l’écart entre la musique et ce qui est dit. Il n’y a pas de réponse possible à cette question, donc il fallait que la musique derrière soit un peu suffocante. Mais on peut en rire aussi : prendre le même texte et lui accoler un registre musical plus léger, et ce sera beaucoup moins violent. Là c’est la violence du banal. C’est une de mes chansons préférée, parce que les arrangements en ont fait autre chose, à partir de textes très basiques.
Comment réfléchis-tu au tracklisting d’un album comme ça ? On a l’impression que cette chanson, Qui es-tu, et celle qui lui succède sur l’album, Hasta (que el cuerpo aguante), se répondent…
Le tracklisting s’organise musicalement, et pas en fonction de thèmes. Là, il y avait 24 chansons, qui postulaient toutes pour être sur le premier disque, il a fallu faire un choix en fonction de l’enchainement, qui soit surtout musical. Pas par rapport à la chanson elle-même. On a parfois eu l’impression de sacrifier des morceaux, ce qui n’est pas vrai non plus. Ces deux chansons étaient très difficiles à placer, mais fonctionnaient bien ensemble, en termes d’enchainement, de rythme, de tonalité. Ca donne un rythme au disque.
Il y a des chansons assez violentes sur les rapports amoureux : Qui es-tu ou Je suis parti avec toi…
Oui, je voulais revenir un peu à des histoires domestiques, mais à ma façon. Sur le précédent album, il y avait peu de chansons autour de l’amour, du couple, et j’avais envie de revenir à des chansons sur les relations, parce que c’est un thème qui permet d’être assez bref, lapidaire, où l’imaginaire des gens est vite mis en branle, et tu peux dire plein de choses en quelques phrases. Hasta est plus longue parce qu’il fallait mettre en scène un personnage, une situation, et que ça prend du temps.
L’idée de voyage est toujours présente dans ta discographie également. Un peu moins ici.
Oui, parce qu’il ne faut pas que ça devienne systématique. Il y a toujours une chanson comme un carnet de bord, qui est très précise parce que j’ai l’image en tête du lieu, du cadre. Je continue à le faire, mais je devrais me l’interdire. Après, ça permet aussi de donner libre cours à mes élans de lyrisme. Sur la chanson Nanortalik, j’avais en tête des références musicales : OMD, Ultravox, des amours de jeunesse. Quand on a masterisé l’album, l’ingénieur du son a reconnu l’influence d’Ultravox tout de suite. Ce pompiérisme synthétique kitsch, que j’avais envie par moment de mettre en avant. Des chansons sur des lieux aussi majestueux permettent d’y aller sans appréhension.
La chanson Les Garçons perdus parle de « la faillite des pères », du « désenchantement », ce sont des thèmes récurrents…
Oui, ce sont des thèmes symboliques pour moi. Ce n’est pas une chanson sur les enfants des cités, mais plutôt inspiré par les romans d’anticipation des années 70, un retour à la sauvagerie, retour à la nature, l’idée qu’il y a une répétition, que les pères et les fils répètent les mêmes choses. J’ai pensé à cette chanson après avoir vu cette expo « Traces du sacré », qui m’avait vachement plu, vachement marqué. Je voulais faire référence à quelque chose de divin, cette idée d’abandon à un dieu…
Cette exposition avait un côté un peu morbide, nécrophile, exposant les « traces » d’une spiritualité disparue, morte.
Oui, absolument. Je pense qu’il y avait aussi dans cette chanson cette idée de créer de la confusion : est-ce que les dieux sont extérieurs, ou est-ce que les enfants eux-mêmes sont des dieux… Les garçons sont perdus parce qu’il n’y a plus de dieux, et les parents sont perdus parce qu’il n’y a plus de divinité dans l’enfance…
La spiritualité, c’est un sujet qui me titille, et que je n’ai jamais vraiment abordé, sinon sur Le Courage des oiseaux, ou là aussi, sur Immortels.
C’est une chanson de deuil, pour toi, Immortels ?
A la base, elle a été écrite pour Alain Bashung. J’aurais adoré l’entendre chantée par lui, mais il ne l’a pas choisie finalement. Elle a quelque chose de victorieux, d’une certaine façon. Emmanuel de Cinq7, lorsque je lui ai dit « Voilà la chanson que Bashung n’a pas prise » m’a répondu « Hé bien c’est une très bonne nouvelle. ». Ca m’a un peu désinhibé, enlevé cette impression d’échec qui accompagnait cette chanson. Il y a toujours ce petit fantôme au-dessus, « la chanson qu’aurait pu chanter Bashung », mais elle équilibre cet album désormais, et elle lui manquerait, si elle n’était pas là.
L’album sort en deux volets, La Musique et La Matière. Comme deux éléments que tu opposerais, le subtil et le solide ?
Il y a un peu cette idée là, oui, entre l’éthéré et le solide. Il y a une chanson qui s’appelle Rendez-vous avec la matière sur le second volet. C’était une manière de trouver un rapport entre les deux disques, jouer sur des consonances. Mais finalement, aujourd’hui, qui joue l’un, qui joue l’autre ? La musique est peut-être plus solide, tactile, que la matière elle-même. Parce que la matière nous file entre les doigts, via le rapport qu’on a au monde… Voilà.
La chanson-titre, La Musique, donne l’impression d’une sorte de révélation, et de remise en question aussi.
Oui, avec un peu d’humour aussi. Quelles images comme illumination, quelles révélations peut encore receler la musique, qu’est-ce qu’elle a procuré comme émotion… Là aussi il y a une référence aux dieux, mais qui évoquait plus pour moi La Foire aux immortels de Bilal, cette idée de destin, de dieux qui jouet aux cartes, pendant que l’un des leurs est en train de faire un peu n’importe quoi sur Terre. Ca parle de sacralisation de la musique et puis de trivialité, aussi. C’est un absolu qui est de l’ordre du quotidien.
C’est une expérience que tu as ressentie ?
C’est plutôt un catalogue d’impressions : que représente la musique pour moi, de façon très imagée. J’ai essayé d’en parler sans tomber dans le lieu commun, entre le trivial et le sacré, je le répète. Entre pas grand-chose et tout.
Tu parles souvent de personnages, à propos de tes chansons.
Oui, je n’aime pas trop ce terme là, en fait, mais tout est fiction pour moi. Le son de la voix véhicule un blues, une humeur, mais tout est fiction. A la limite, Qui es-tu ou La Fin d’un monde sont dans des registres plus intimes. Même si je ne vois personne d’autre chanter ces textes, ça reste de la mise en scène, du spectacle. C’est pour ça que je ne peux pas dramatiser outre mesure, parce que ce sont des personnages, j’y suis suffisamment pour ne pas m’y mettre en plus.
Tu t’y retrouve sans doute encore différemment a posteriori j’imagine ?
Oui, évidemment, et quand je les chante sur scène aussi. C’est fictionné encore différemment. Mais ce serait insupportable de chanter ça et de me dire « C’est moi ». Je ne le fais pas, je ne suis pas fou… Autant les gens acceptent la convention de la fiction pour un bouquin, autant, dans une chanson, le rapport à la voix entretient la confusion. Mais le « Je » pour moi, dans une chanson, me donne plus de facilité pour interpréter, pour quasiment rentrer dans la peau d’un personnage. Alors qu’une chanson comme Hasta crée une distance. Mais cette confusion ne me dérange pas, ce n’est pas forcément un mal, parce qu’elle permet aussi l’immersion dans une chanson.
Et chanter à la troisième personne du singulier, « Il », sur Hasta (que el cuerpo aguante), c’est encore toi aussi ? « Il fera tous les bars de la terre / Prendra tous les verres qu’on lui tendra / Roulera sur les deux hémisphères / Va savoir où il se réveillera ».
Un cauchemar de moi alors ! (rires). Je vois quelqu’un, un bonhomme, un fou furieux. J’aimais bien cette idée d’un type qui fait tous les bars de la terre. J’adore les bistrots, donc effectivement, il y a de moi. Mais je vois dans cette chanson quelqu’un de destructeur, je l’envie d’une certaine façon, parce qu’il n’a pas d’attache, il est libre, et en même temps, sa vie est horrible. Voilà à quoi mène la liberté ! (rires) La chanson m’est venue d’un espagnol qui m’a sorti cette expression « hasta (que el cuerpo aguante) » : jusqu’à ce que son corps le lâche. Avec l’idée d’eau, comme si le corps n’avait plus d’eau… j’ai trouvé ça super. Mais là, il faudrait interroger un psy…
Bah oui, les fous, ils parlent d’eux-mêmes à la troisième personne… (rires)
Propos recueillis par
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