Nouvelle preuve d’un courage éditorial décidemment en berne après l’affaire « Manhunt 2 », « 6 Days in Fallujah », plongée dans l’horreur du conflit Irakien, est finalement annulé par Konami. Chronique d’une discrimination culturelle.
Si vous vous rappelez de la conférence de presse de Roberto Benigni défendant à Cannes le droit de La Vita E Bella à être aussi un film léger, voire comique, qui parle de la Shoah, vous pouvez vous imaginez votre sentiment si une poignée d’association avait réussit à empêcher sa réalisation. Ou si, au final, sous la pression populaire, aucun distributeur n’avait voulu en acheter les droits. Parlons ici d’un jeu vidéo de guerre qui n’aurait sans doute pas eu l’intelligence de traitement d’un Benigni, d’un Terrence Malik, ni même celle d’un Oliver Stone mais qui souhaite (vœux pieux) divertir et faire comprendre la condition d’un soldat pris dans un conflit d’aujourd’hui. Un jeu auquel vous ne jouerez probablement jamais. Un jeu dont l’avortement en dit long sur la puissance lobbyiste d’Internet, du refus du grand public à considérer le jeu vidéo comme un média narratif et de l’incurable suspicion publique sur l’équilibre moral des joueurs.
Welcome To The Stage Of History
Tout commence le 6 avril 2009, lorsque Konami annonce par voie de presse la sortie, cette année, d’un jeu de guerre à la troisième personne. Quel jeu ? 6 Days in Fallujah, inspiré de la bataille de 2004 du même nom. Le titre est développé par Atomic games, un studio de Caroline du Nord formé d’anciens de Bungie (Halo), Electronic arts, et responsable d’une série de jeu de guerre tactique au succès confidentiel, les « Close combat ». Problème : dès ses premières déclarations, Peter Tamte, président du studio et producteur du jeu, affiche des ambitions à priori contradictoires. « Représenter les horreurs de la guerre dans un jeu qui doit aussi être divertissant, mais également donner un point de vue historique de la situation ». En clair, mêler l’approche survival-action (chemin emprunté avec plus ou moins de succès par le glauque Shellshock : Nam 67 de Guerrilla) à une autre, plus documentaire, en sollicitant la participation de dizaine de marines à l’élaboration du jeu… ainsi que le témoignage de civils irakiens comme celui de rebelles. Le but ? Mettre le joueur, responsable de quatre marines, face aux mêmes dilemmes stratégiques et moraux que ceux des soldats en Irak. « Falloujah méticuleusement reconstituée, de vrais soldats qui prêtent leur noms et grade et des événements fidèles aux déroulements des opérations. C’est un voyage dans le temps », affirmait Tamte. Une promesse ludique pourtant assez commune à tous les jeux de guerre historique. Là où 6 Days in Fallujah entend bien se démarquer, c’est sur le terrain d’une approche survival, inspirée par le caractère kamikazes des insurgés irakien, l’imprévisibilité de leur guérilla et la cruauté des scènes que découvrent ou provoquent les marines.
La guerre est une affaire trop sérieuse
Si moins de 24 heures après l’annonce, Internet et la médiasphère tout entière s’embrasent autour du « game-amentary » (jeu-cumentaire ?) de Konami, les premières marques d’indignations proviennent du père d’un soldat britannique de la Royal marine. « Ces événements épouvantables devraient rester du domaine des annales de l’histoire. Il ne faut surtout pas les banaliser et en faire une attraction pour amateur de sensations fortes. J’entends réclamer l’interdiction d’un tel jeu ». Des propos bientôt suivis par diverses associations d’anciens combattants et de familles de soldat comme ceux de la Gold star families. « Quand nos proches ont vu leur barre de vie tombée à zéro, ils n’ont pas eu droit à un « continue ? » pour réessayer la mission. Quand ils se sont pris une balle, ils ne pouvaient pas prendre « un soin » et continuer à « jouer ». Ils ont souffert. Ils ont pleuré. Ils sont morts ». Plus loin, Dan Rosenthal, un ancien de la guerre en Irak dénonce la participation d’insurgés irakiens à l’élaboration du jeu pour indiquer « le meilleur moyen de tuer des marines », ces conseils de gameplay émanant de « gens qui ont tués des marines pour de vrai ». Plus étonnant encore, l’association britannique Stop The War Coalition vient, elle aussi, de donner de la voix pointant du doigt « la célébration d’une occupation sanglante et injuste » et estimant que « faire un jeu sur les crimes de guerre et capitaliser sur les blessures et les morts de centaine de milliers d’individu est dégueulasse. Faire jouer à commettre des atrocités ne sera jamais acceptablec ». Terrifié par trois semaines d’une controverse qui aura eu l’étrange mérite de rassembler pros et antis de la guerre Irak dans une même croisade contre le jeu vidéo, Konami annonce fin avril son retrait du projet laissant désormais Atomic games et son titre sans éditeur. La guerre est finie avant d’avoir commencé. 6 Days in Fallujah a perdu avant d’avoir pu montrer par une bande annonce ou une démo l’essentiel de sa proposition. Un pur procès d’intention dont le couperet tombe sous la forme de l’autocensure.
Dommages collatéraux
Bien entendu, on ne tranchera pas pour savoir si l’usage de conventions de game design tel que « regagner de la vie en se cachant contre un mur » est immoral ou déshonorant pour la mémoire de ceux tombés au combat. Au regard de la grammaire et des tendances créatives des médias culturels, c’est une question déplacée et absurde. On ne remettra pas plus en cause la pluralité des points de vue du jeu d’Atomic games (où civils irakiens, marines et insurgés ont tous voix au chapitre), alors que le plus obscur film basé sur le même dispositif choral serait rapidement qualifié d’« oeuvre pour la paix ». Non, le fond du problème soulevé par 6 Days in Fallujah, c’est l’aveu d’impuissance du grand public à considérer le jeu vidéo comme un média narratif à part entière et l’interdiction de laisser sa matière première, l’interactivité, discuter par le tâtonnement, l’expérimentation de son rapport au réel et à l’histoire. A nouveau, voilà donc les joueurs otages politico-culturels d’un bien curieux paradoxe. Si les avant premières des magazines laissaient prévoir un jeu finalement assez banal dans ces mécanismes, on ne saura probablement jamais jusqu’où 6 Days in Fallujah aurait pu changer notre conception du réalisme ou de l’empathie dans un jeu de guerre.