Le deuxième film du Portugais Miguel Gomes creuse une veine, affirme une oeuvre, c’est sûr, mais aussi prend le pari déconcertant de se réinventer déjà. Après l’étrange et bouleversant La Gueule que tu mérites, le voici près des rivières, des places de village et des bals d’été de quelques bourgades vacancières : il y filme des chansons, un mélodrame brûlant, une mamy DJ, des camions de pompiers et même une « nuit des couilles ». Cela donne Ce Cher mois d’août, un film dédicacé, un corps instable.
Chronic’art : L’origine du film ne ressemble pas tout à fait à ce qu’est aujourd’hui Ce Cher mois d’août. Au départ, il y a une impossibilité de tourner à la date prévue, faute d’argent. Pouvez-vous en dire un peu plus?
Miguel Gomes :Quelques semaines avant la date prévue pour le début du tournage, en 2006, mon producteur m’a dit que nous n’avions pas assez d’argent, qu’il serait plus judicieux d’attendre une année supplémentaire afin d’obtenir d’autres financements. Pour moi, si on peut se permettre de perdre de l’argent avec le temps, perdre du temps à trouver de l’argent est absurde. Pour cette raison je suis parti avec une petite équipe et une caméra 16 mm, pour la région d’Arganil, une région montagneuse du Portugal où se situe le film, sans acteurs, et sans scénario. Durant le mois d’août, beaucoup de fêtes s’y déroulent, et c’est cela que nous avons filmé, moins comme repérages que comme documentaire à part entière. Nous avons tourné ce qui constitue aujourd’hui la première partie du film, en essayant ensuite d’établir des connexions avec le scénario abandonné. Et le moment précis où le film a commencé à prendre sa forme finale, se partage entre ce premier tournage « documentaire », le montage de ce que nous avions filmés, et le travail de réécriture que nous avons fait simultanément au montage de cette partie documentaire. C’est donc un processus assez organique qui a présidé au film, assez éloigné de l’organisation traditionnelle de la fabrication d’un film (écriture du scénario, tournage, montage). La conclusion à tirer de tout cela, c’est que la pauvreté, en art, peut parfois se transformer en véritable luxe : douze semaines de tournages en totalité, en pellicule 16 et 35 mm, et la possibilité de retravailler le film entre deux tournages !
Est-ce que le film au départ était juste l’histoire de ce trio? Et si oui, avez-vous changé radicalement votre manière d’envisager la partie fiction parce qu’il y avait cette partie documentaire non prévue au départ ?
Le scénario originel était assez proche de ce qu’on voit dans la deuxième partie du film. Cette histoire d’inceste était peut-être plus explicite, et je me souviens également que dans une des premières moutures du scénario originel, certaines actions se passaient sur le planète Mars ! Ce trafic entre réel et imaginaire n’est pas à sens unique, il m’est difficile aujourd’hui de le reconstituer. Cela dit, même si le film avait été réalisé comme prévu, il aurait été très perméable au réel, car je souhaitais de toute façon faire jouer les habitants du coin. De la même manière nous avions passé beaucoup de temps à collecter les rituels de la région, les traditions, et nous les avions intégré au premier scénario. Au fond, la fiction éclot souvent de l’observation de la réalité, même si la reconstitution de cette réalité est fatalement fausse et manipulée : par exemple, en filmant des gens dans la partie documentaire, qui ensuite reviennent dans la partie fictionnelle et interprètent un personnage.
On a le sentiment que le film est lui aussi en villégiature, il prend son temps, observe, avant de rentrer de plain pied dans la fiction (c’est à dire après plus d’une heure).
Faire du cinéma sans avoir de planning rigide, c’est déjà un peu des vacances, non ? On a essayé de rester fidèles à notre désir et à nos loisirs pendant ce tournage. On a également filmé toutes ces séquences avec l’équipe, en faisant semblant de ne pas vouloir beaucoup travailler. En vérité, toute la première partie est pleine de petites fictions, celles qui proviennent des histoires que les gens nous racontent, des chansons de variété que les groupes de musiques jouent le soir dans chaque village, et des péripéties de la vie quotidienne de chacun. La fiction qui arrive après plus d’une heure, ne fait finalement que reprendre des bouts de tout cela, en y ajoutant une histoire supplémentaire. Les uns viennent enrichir l’autre et inversement. A certains égards, la fiction incestueuse qui est racontée dans la partie fictionnelle pourrait très bien constituer les paroles d’une de ces chansons de variété. Cette rencontre égalitaire entre fiction et documentaire est devenu le sujet même du film. Les gens se transforment en personnages, les lieux se transforment en décors de cinéma, les rituels locaux et les chansons se transforment en éléments de scénario. C’est probablement un processus courant au cinéma, à la différence qu’ici le processus advient sous nos yeux. De toute façon, je crois que dans la vie les gens sont déjà pris par un désir de fiction. Par exemple, Paulo « Meunier », le mec qui se jette du pont, est quelqu’un qui joue constamment son propre personnage. C’est pour ça que je lui ai donné une place centrale dans la première partie du film et que j’ai renoncé à l’idée de lui proposer un personnage dans la deuxième partie.
Du coup, les lieux qui servent de décor aux personnages de la fiction viennent se charger des instants documentaires : je pense au pont sur lequel la jeune fille et son cousin s’embrassent, qui est le même pont duquel Paulo Meunier s’est jeté à l’eau et s’est blessé.
C’est ce qu’on pourrait appeler la troisième partie de film. Ni le documentaire, ni la fiction mais le croisement des deux qui s’opère dans l’esprit du spectateur. Dans la scène du baiser sur le pont, j’avais en effet à l’esprit la possibilité que le spectateur puisse lier ce moment au vertige au saut de « Meunier », saut qu’on n’a jamais vu le saut en question. Les gens qui frappent les tambours dans cette scène sont aussi les mêmes qui accusent « Meunier » d’être un voleur et un idiot.
C’est comme si la fiction avait la capacité de tout régler, même si on identifie tout cela à un artifice. À mon sens, cette manipulation, les artifices font partie de la nature du cinéma, et de la réalité matérielle même.
Vous insistez beaucoup sur les traditions et les activités, les feux d’artifices, la saignée du sanglier, la « nuit des couilles », les histoires que les habitants racontent. On a vraiment le sentiment d’avoir un instantané du pays, ou tout du moins de cette région, « ici et maintenant »…
Le Portugal est trop grand pour moi, même s’il s’agit d’un petit pays. J’ai travaillé avec des éléments concrets – des gens, des lieux, des actions – en essayant de rester fidèle à ces choses-là et à leur propre échelle. C’est en reconnaissant la spécificité de tous ces éléments qu’on peut alors les transporter vers le mélodrame, la comédie musicale ou le fantastique. Ou même vers une idée de peuple. J’assume les raccords cinématographiques mais les raccords sociologiques en revanche ne sont pas de ma responsabilité.
Ce qui frappe aussi, c’est l’importance que donnée aux éléments charnels de cette région montagnarde : le vent, le soleil, la chaleur, l’eau : tout ça est très palpable.
En même temps ce serait difficile de filmer autres chose non ? On a juste filmé ce qui était là, devant nos yeux, les ambiances, les gens, les événements de cette région au mois d’août. Les choses qui ne faisaient pas partie de cet univers (le matériel technique et l’équipe) ont d’ailleurs finit par s’intégrer organiquement à cet ensemble. C’est la raison pour laquelle à plusieurs reprises ont voit l’équipe de tournage. Tout ce qui existait devait être visible : la lumière du mois d’août ou l’envie de danser de l’équipe image. C’est devenu une position éthique pour nous. Montrer les artifices pour ne pas tricher.
L’histoire sentimentale qui se noue entre le père, la fille, et le cousin, le parfum d’inceste qui plane en permanence sur ce trio, la ressemblance troublante entre la fille et sa mère disparue, tous ces éléments rappellent l’univers du conte. Une sorte de conte réaliste, ancré dans le présent. La Gueule que tu mérites, votre premier long métrage, était déjà une variation sur l’univers de Blanche Neige.
Je ne suis pas certains qu’on puisse parler spécifiquement de conte. C’est plutôt la question de l’imaginaire qui est en jeu. Un imaginaire qui inclus les contes et le romanesque, mais aussi le cinéma, les chansons populaires et même le jeu et les rituels. Quand j’avais 14 ans, j’ai découvert Les 1001 nuits. J’étais fasciné par cette puissance très particulière d’un livre qui ne raconte pas seulement une histoire mais toutes les histoires. Et qui est aussi un livre sur le désir d’écouter des histoires. Ce désir d’histoires est peut-être plus important que les histoires en elles-mêmes. Dans Ce cher mois d’août, Marante chante de manière émue l’histoire absurde d’un homme qui passe toutes les nuits dans un bar de putes et qui un jour voit sa femme y entrer, devenue prostituée elle-même car elle était fatiguée de l’attendre seule à la maison. En un sens, le réel et l’imaginaire partagent le même espace dans la vie des gens.
Il y a quelque chose d’assez mélodramatique dans cette histoire du père et de sa fille, de la mère disparue. C’est bien connu, le mélodrame c’est par essence la musique (mélo-die) et la tragédie (drame). Entre ce trio et les chansons d’amour qui ponctuent le film, vous entrez vraiment dans cette catégorie, n’est-ce pas ?
Dans le scénario originel, je voulais passer de la comédie musicale au mélodrame, de Vincente Minnelli à Douglas Sirk, mais en essayant de rester fidèle à l’échelle du film. Le côté mélodramatique est évident dans la deuxième partie, mais cette idée a aussi intervenue dans le montage de la première partie, notamment quand les chansons deviennent plus dramatiques, quand on voit le sanglier mort, quand les habitants racontent ces histoires de meurtres passionnels ou de miracles de la vierge, ou encore lorsqu’on comprend que le « Meunier » a été abandonné par sa femme et son fils et attend une indemnisation qui ne viendra jamais.
On sent chez vous un goût prononcé pour l’hétérogénéité, le mélange des genres. Par exemple, vous intégrez des moments (assez comiques) où vous vous mettez en scène en train de concevoir le film, de discuter avec les producteurs…
Il y a un côté western spaghetti dans ces scènes de confrontation entre le réalisateur et le producteur. Je crois que je ne suis pas un puriste et, surtout, je suis incapable de jouer toujours la même note. Si je le faisais, je m’ennuierais à mort. Cependant c’est plutôt pour m’amuser que pour réinventer le cinéma. Ça doit être une tâche herculéenne de réinventer le cinéma !
Cette hétérogénéité on la retrouve d’un film à l’autre : ce film est très différent du précédent. Est-ce que votre rapport au cinéma a changé depuis d’un film à l’autre ? Ou tout simplement essayez-vous de trouver une forme qui convienne à chaque projet ?
Je ne suis pas certains que les deux films soient si différents. Apparemment oui, parce qu’ils sont faits avec des modèles de production différents, avec des procédés techniques différents, et surtout avec des gens différents. Mais chacun à sa manière, invente une sorte d’impasse, une crise narrative qui doit être surmontée par l’idée de faire un film. Dans La Gueule que tu mérite, le protagoniste devient malade et ne peut pas continuer : il invente d’autres personnages et fait un film avec eux pour essayer de se guérir. Dans Ce cher mois d’août, un film doit commencer, mais c’est seulement après avoir rassemblé tous les gens et toutes les histoires dont on a besoin qu’on peut vraiment le faire, tous ensemble. Je n’avais pas prévu que le film serait en deux parties, mais il a finit par en être ainsi à cause de tout un ensemble de contingences, de circonstances naturelles – ou qui sait, peut-être surnaturelles…
Est-ce que le premier plan, extraordinaire, du film, n’est pas déjà une manière d’hétérogène? On y voit un poulailler et soudainement un personnage incongru, un renard, y pénètre et y sème la pagaille. En tant que spectateur, nous avons besoin du renard dans le poulailler pour nous intéresser à autre chose qu’à la pure contemplation des poules.
Commencer par cette scène c’était une manière d’installer cette impression de conte dont vous parlez, avec des animaux comme personnages. Avec une telle scène, nous sommes sur un territoire très ambigu qui allie le registre des choses qu’on ne peut pas vraiment contrôler (le renard risque de faire des ravages réels parmi les poules), et une situation très fictionnelle qui est presque un cliché des histoires de la campagne. Est-ce que le renard va rentrer dans le poulailler et manger les poules ? Ce petit effet de suspense est du même ordre que ceux des thrillers, même s’il n’était pas prévu par le scénario. Ce besoin du spectateur que vous évoquez est le moteur de toutes les transformations, de tous les changements de registres dans le film. C’est au nom de ce besoin commun que les gens racontent des histoires et se transforment en personnages.
A ce titre, l’acteur qui joue le père, est d’abord montré comme votre producteur. Le film a tous les atours d’une mise en abîme un peu théorique, on a vu l’envers du décor, et pourtant cela n’empêche jamais de croire aux personnages.
Joaquim Carvalho qui joue le producteur et le personnage de Domingos était vraiment mon directeur de production pendant la préparation du film. Lorsque nous sommes parti sur le tournage avec une petite équipe, il a été viré en tant que directeur de production et réengagé en tant qu’acteur. Je lui ai demandé de jouer son propre rôle et aussi un personnage imaginé par moi, comme avec tous les autres. Au final, le casting est un mélange des gens de la région et des techniciens du film. Ça peut paraître théorique car en effet le film insiste sur ces rencontres entre le monde du cinéma et une communauté de gens. Mais en réalité, la réalité matérielle des choses s’impose à nous. Un arbre c’est un arbre, une chanson c’est une chanson, une blague c’est une blague, un mec c’est un mec. On peut construire des théories avec tout ça mais seulement après coup. Quand on tourne on doit être capable de filmer vraiment les choses par elles-mêmes. Le cinéma que j’aime n’est jamais métaphorique, même s’il peut nous donner à voir ou à écouter des choses invisibles, comme le dit mon génial ingénieur du son à la toute fin du film.
Propos recueillis par
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