En deux albums discrets et excentriques, dont ce nouveau « Mythomania », Cryptacize, le nouveau trio de l’ex Deerhoof Chris Cohen, est devenu le plus indispensable des groupes indie. Petite explication entre amis.
N’en jetons pas un sac de riz bio : à Chro, on est fans transis de tout ce que fait Chris Cohen. En 2004, on aimait déjà beaucoup son apport irréel au math rock dégondé de US Maple avec Natural Dreamers ; puis on a chéri l’âge d’or des trois albums de Deerhoof auxquels il a participés (Apple O’, Milkman et The Runners four) et adoré tous les albums zarbis de son groupe à géométrie transitoire The Curtains, les miniatures noise de Fast talks (en 2001) comme les réductions pop de Vehicles of travel (2004). Surtout, on a frémi de son éclosion en songwriter majeur, tout inclus et tout-terrain après son départ de Deerhoof : d’abord avec un Curtains de transition (auguste Calamity) puis avec Cryptacize, formé avec la magnifique hobo d’outre-époque Nedelle Torrisi (on la sacrerait volontiers plus belle voix de l’internationale indie si on nous demandait notre avis) et Mike Carreira, percussionniste de caractère formé à la musique contemporaine. Groupe précieux, idéal dans sa manière de rejouer en toute harmonie l’épuisante partie postmoderne depuis quelque pli très intimiste de l’espace-temps, Cryptacize avaient déjà inversé la complexité sur Dig that treasure en abordant leurs chansons douces comme des berceuses comme autant de buissons ardents ou d’histoires à rebondissements. Ils réimaginent aujourd’hui depuis ses marges (musiques de film, pop cambodgienne, années 50) et en toute amabilité la pop entière en une party harmonieuse où tout communiquerait et résonnerait de concert, et s’inventent un âge imaginaire où l’exotisme et les mesures impaires suffiraient encore à faire pousser des continents. Le genre de disque qui, alors que vous l’écoutez, vous souffle l’illusion de résumer la musique toute entière ou, tout du moins, la seule qui vaut le coup d’être écoutée, réécoutée, encore et encore.
Chronic’art : Quelle est la signification derrière le titre de l’album ?
Chris Cohen : « Mythomania » semblait être un titre très approprié pour désigner la manière dont on travaille, à passer nos journées assis en studio et à se perdre dans un trou noir créatif d’obsessions… Le mot résume aussi bien la manière dont je conçois la création : la réalité n’est qu’un faisceau d’apparences, de routines de traitement et de production d’informations qui entraînent une chaîne de phénomènes où une chose doit être faite pour en justifier une autre et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’histoire devienne vraiment bizarre.
A la lumière des vieux albums des Curtains comme Vehicles of travel, on réalise à quel point ton songwriting a évolué depuis une excentricité un peu hystérique vers une effusion d’idées beaucoup plus apaisée…
Disons que je suis de moins en moins à l’aise avec mes soi-disant idées mais de plus en plus convaincu que des processus extérieurs échappant absolument à mon contrôle les rendront intéressantes d’une manière ou d’une autre. La musique, pour moi, c’est soit des tentatives, soit quelque chose que j’écoute comme si elle n’était pas de mon fait. Avant, j’étais si enthousiaste qu’il fallait que je sorte tout ce qui me passait par la tête. Je me laissais tellement absorber par mes expériences créatives que je n’arrivais plus à penser sur plusieurs dimensions, ce qui explique pourquoi les débuts des Curtains sont absolument dénués de mélodie. Je dis ça sans juger : la musique que je faisais alors n’était ni meilleure ni moins bonne que celle que je fais aujourd’hui, c’est simplement du au fait que j’ai changé.
Calamity des Curtains and Dig that treasure étaient des disques très calmes, ce qui n’étai pas si surprenant après tes expériences plus bruyantes avec Deerhoof et Natural Dreamers. Qu’est-ce qui a motivé le retour à un son plus rock sur ce deuxième album de Cryptacize ?
Je ne sais pas trop ce qui s’est passé. Quand j’ai enregistré Calamity, j’étais assez déprimé et j’ai dû me battre pour réprimer les idées noires. Je compose la musique que j’ai envie d’entendre, et j’avais conçu le disque comme un havre où me réconforter et trouver du courage. Pour Dig that treasure, je ne sais pas… nous étions très influencés par notre petit set-up de tournée, des petits amplis et un petit kit de batterie, et Nedelle et moi voulions rester aussi discrets que possible pour s’entendre chanter. L’enregistrement du disque était simple, parce que nous voulions rester aussi fidèles que possible à cette formule. Pour l’enregistrement de Mythomania, c’était tout le contraire. Nous n’avions jamais joué en groupe la plupart des chansons, et nous les avons arrangés au fur et à mesure de l’enregistrement. Ceci dit, je ne crois pas à l’enregistrement naturaliste : un disque, c’est avant tout un collage. Dans Dig that treasure, on voit moins les pièces du puzzle. Par exemple, le frère de Nedelle, qui est clarinettiste professionnel, était persuadé que les cordes sur Dig that treasure étaient virtuelles, alors qu’elles sont toutes vraies.
Vous produisez vos albums vous-mêmes. Quel genre de musicien es-tu en en studio ?
Je ne dirais pas que je suis un savant fou : je sais plus ou moins les sons que je veux obtenir au préalable. Mais il arrive aussi que l’on soit à la recherche de sons que l’on n’a jamais entendus. On a essayé ça avec les guitares accélérées sur Tail&Mane, le premier morceau de Mythomania. Mais quand j’enregistre, j’aime avant tout travailler dans l’urgence. Nous sommes déjà si lents pour composer…
Jusqu’à quel point le songwriting est-il collectif ?
Nedelle et moi collaborons à tous les niveaux, aussi bien les paroles que la musique, comme Drew Barrymore et Hugh Grant dans Le Come Back. Mike (Carreira, ndlr) intervient surs les arrangements et compose ses rythmes, bien sûr. Il reste en retrait pendant l’enregistrement, parce qu’il n’aime pas enregistrer, en fait.
A écouter la manière dont tu joues de la guitare et au vu de celle dont vous avez recruté Michael Carreira (en regardant des vidéos de démonstration qu’il avait uploadées sur YouTube), il semble que vous soyez très concernés par le jeu instrumental, ce qui est assez rare dans le monde de l’indie rock. Quels rôles ont vos jeux respectifs dans la musique de Cryptacize ?
Je pense qu’il n’y a rien d’aussi important que les chansons. Mais il est évident que nous entretenons des rapports passionnés avec nos instruments. Je trouve que Cryptacize tend vraiment à privilégier le songwriting à la performance, mais j’aimerais bien que ça s’inverse un peu dans le futur : autrement dit, j’aimerais beaucoup que le jeu devienne vraiment exceptionnel.
Dig that treasure était le titre d’une comédie musicale écrite par ton père dans les années 50. Quelle valeur particulière ont ces années-là à tes yeux ?
Aucune valeur particulière. Toutes les époques se valent. Mais j’adore Duke Ellington, par exemple, même si on ne lui arrive pas à la cheville ! Au minimum, j’aimerais tant que l’on puisse tester certaines de ses idées, comme ces harmonies très épaisses, très proches, qui glissent le long des mélodies… Ce serait génial, mais je dois avouer que nous sommes encore bien trop limités. Je me contente d’emprunter à Ellington ses effets de vibrato, ceux qu’on trouve dans ses cuivres.
La voix de Nedelle semble aussi jouer un rôle essentiel dans ce côté « hors du temps » de votre musique…
Je suis totalement d’accord : Nedelle est le chaînon manquant ! Ses parents l’ont eue très tard et son père, qui était batteur de jazz, a 79 ans. Et elle a hérité d’eux un style très décalé. Elle n’a jamais écouté de rock quand elle était jeune, par exemple. C’est grâce à elle que Cryptacize est si unique et en dehors du monde. Et c’est le message que j’aimerais que nous transmettions : que le mouvement du temps est une illusion, et que différentes époques coexistent dans le présent. Etre « Hors du temps », c’est une qualité que je chéris et que je recherche en permanence, dans le monde, la vie de tous les jours et dans l’art.
Notre époque est si étrange qu’à part les choix de production et la technologie, beaucoup de disques qui sortent seraient impossibles à dater sans contexte. Est-ce que tu serais capable de dater ta propre musique ?
La meilleure musique n’a pas d’âge. J’espère donc que non : en enregistrant de la musique, nous fabriquons des petits trous de ver dans le temps.
Sur le blog du groupe, tu publies des compilations MP3 gratuites et tu fais l’apologie d’Internet comme un territoire en friches d’une fabuleuse diversité. Tout est-il aussi rose à tes yeux ? En tant que musicien, tu dois bien un peu déplorer le peer-to-peer et les albums entiers en téléchargement gratuit…
Je ne fais pas de différence entre mon activité de musicien et ma passion de la musique. Mais je suis d’accord : en tant que musiciens, nous vivons une époque transitionnelle aussi difficile financièrement qu’excitante artistiquement. Il est difficile de trouver de l’argent pour vivre, mais la liberté des flux informationnels est une bénédiction. C’est toujours un peu comme ça : bon et mauvais à la fois. Et j’imagine que la fonction de la musique ici-bas est fluctuante et doit s’adapter aux différents schèmes de sa consommation. Mike, notre batteur, a fait la prédiction intéressante que les gens vont sûrement se réunir en orchestres plutôt qu’en groupes : il y a tellement de musiciens dans le monde aujourd’hui, il est peut-être temps qu’ils s’assemblent autrement et oublient les tournées en petits comités. Dans la mesure où il y a déjà des « orchestres indie », on peut dire que ça a déjà commencé.
Une autre influence revendiquée du groupe est la musique pop non-occidentale influencée par la musique occidentale, qu’elle provienne du Cambodge des années 60, de Thaïlande ou d’Afrique…
Je suis juste obsédé par les belles mélodies, peu importe la langue. Je crois que j’ai un goût prononcé pour tout ce qui est exotique, aussi.
Le bel éclectisme qui s’exprime dans vos chansons démontre une créativité vivace et une maîtrise rare du mélange, de la combinaison, de la décontextualisation : tu mélanges l’avant-garde et la pop, la musique occidentale et la musique non-occidentale, la musique ancienne et la musique très moderne. D’autres musiciens se perdent dans le labyrinthe, en tombant dans des niches super spécifiques ou en recréant à l’identique des formes de musique préexistantes : comment arrives-tu à y voir clair ?
C’est difficile. On essaye vraiment de surprendre, de ne pas se laisser happer dans telle ou telle catégorie. Quand on travaille sur l’arrangement d’un morceau, on se demande souvent à quoi il ressemble : et s’il se trouve que la question a une réponse, évidente qui plus est, on sait qu’on est dans la panade et on dynamite tout. On essaye vraiment de combiner un maximum d’esthétiques différentes, dans l’espoir d’en faire naître de nouvelles. Enfin : on ne fait pas vraiment de différences entre les idées qui surgissent, on n’en privilégie aucune, on se concentre seulement sur ce qui nous plaît.
La phrase « Every not is an unfinished song » de Nedelle, dans votre premier album, est un très beau slogan. Est-ce qu’elle conviendrait pour définir ta définition de la musique à l’âge postmoderne ?
Nedelle cherchait une image pour décrire l’étendue infinie de possibilités dans laquelle on vit. Quelque part, je crois que les chansons que l’on compose sont déjà terminées dans un ailleurs idéal, et que le songwriter se contente d’en choisir une version. Je ne suis pas sûr que Nedelle partage cette vue des choses.
T’arrive-t-il de t’imposer des limites quant aux idées qui surviennent pour une chanson ?
L’écriture pop est une tradition, que l’on connaît bien et dont on use seulement comme une aide, ou comme un outil pour améliorer nos idées et les rendre plus articulées. Comme toutes les traditions, elle a tendance à vieillir prématurément si on la suit au pied de la lettre ! Je suis arrivé à la pop par des voies détournées, et ce n’est pas la première forme de musique que j’ai pratiqué : je suis autodidacte, et pendant longtemps c’est l’improvisation qui m’a le plus attiré conceptuellement. Le problème, c’est que cette dernière n’était pas vraiment en phase ni avec ma personnalité, ni avec mes compétences. Je ne suis toujours pas un très bon improvisateur, mais on aime bien improviser dans Cryptacize, aussi.
Quelle est ta définition d’une bonne chanson ? D’une bonne mélodie ?
Les bonnes chansons sont celle que l’on aime, rien de plus. J’aime beaucoup les longues mélodies, celles qui ont des moments pas très glorieux, un peu laids, des formes irrégulières, toutes ces choses qui marquent mais dont on a du mal à se souvenir, comme celle de The Ballad of sexual dependency de Kurt Weill, par exemple.
Cryptacize – Mythomania
(Asthmatic Kitty / Differ-Ant)