Sorti en fin d’année dernière (2008), Fantaisie Littéraire est un livre-disque initié par le festival littéraire Les Correspondances de Manosque. A l’occasion de leurs dix ans, Olivier Chaudenson, leur directeur, a demandé à dix-sept des meilleurs auteurs-compositeurs-interprètes français de lire et de mettre en musique le texte d’un roman contemporain de leur choix. Qui a choisi quoi ? Pour quels résultats ? Et qu’est-ce que ça dit du « rock littéraire » d’aujourd’hui ?
On ne peut s’empêcher d’être ravi en recevant Fantaisie Littéraire ; sans même savoir ce qu’il y a dedans. Parce qu’indépendamment du contenu, il y a le contenant : un beau livre cartonné de 108 pages et un CD de 17 titres. A l’heure de la dématérialisation de la musique, ça fait peut-être réac’ à dire, mais de voir un tel objet fait plaisir. De le feuilleter, on se sent face à un îlot de résistance, une conception de la beauté qui n’a pas dit son dernier mot : l’album comme pendant musical du roman. D’ailleurs, à force d’être devenu commercialement obsolète depuis l’invasion du MP3, le CD a acquis une certaine noblesse. Noblesse d’être, en tant qu’objet, la dernière trace de « l’esprit vinyle ». Ces dernières années ont donc vu fleurir quelques projets osés, pour ne pas dire kamikazes pour certains, autour du CD. On pense pêle-mêle au premier maxi de Nicolas Comment (un recueil photographique accompagnant un CD 5 titres, et vice versa) ; à la collection Saison de l’éditeur Filigranes, d’où trois livres-disques sont sortis (un de Patrick Bouvet, un de Bertrand Bonello, un de Rodolphe Burger et Pierre Alféri) ; aux deux livres-disques de Florent Marchet (Rio Baril et Frère Animal) ; au double album de Mendelson, au triple de Saez, etc. La liste est longue…
Le propos de Fantaisie Littéraire tient dans son titre. En détournant celui du disque phare de la « chanson rock » (Fantaisie Militaire, Bashung au chant, Jean Fauque au texte), ce livre-disque dit : « J’ai réuni les meilleurs descendants de la première génération « rock lettrée » et je leur ai proposé un jeu : s’autoriser à faire l’inverse de ce que firent leurs aînés : ne plus tordre notre langue aux drastiques contingences de la pop musique, mais lui redonner les pleins pouvoirs en mettant des textes de romans contemporains en musique ». L’hypothèse est que ses deux formes d’expressions ont des choses à se dire, voire mieux : qu’elles peuvent « coller ». Car Bashung & Co n’ont pas seulement permis l’émergence d’une nouvelle scène chanson, ils ont parallèlement contribué à l’avènement d’une nouvelle scène littéraire. C’est pourquoi Fantaisie Littéraire se présente comme un « manifeste artistique » qui traduit « les nouvelles relations entre musique et littérature ». Mais le livre-disque est-il un au-delà viable et pertinent au « rock lettré » ?
Les couples musicien / écrivain du projet sont les suivants : Bertrand Belin / Eric Reinhardt, Arman Méliès / Eric Meunié, Valérie Leulliot / Brigitte Giraud, Dominique A / François Vergne, Barbara Carlotti / Mathieu Riboulet, Serge Tessot-Gay / Georges Hyvernaud, Joseph D’Anvers / Olivier Adam, Doriand / Richard Morgiève, Claire Diterzi / Arnaud Cathrine, Erik Arnaud / Mehdi Belhaj Kacem, Florent Marchet / Edouard Levé, Thomas Fersen / J.D Salinger, Theo Hakola / Kaye Gibbons, Rodolphe Burger / Eugène Savitzkaya, Lola Lafon / Yannick Haenel, BABX / Paul Celan, Mendelson / Olivia Rosenthal. La moitié de ces noms ne vous dit rien ? Vous trouvez que ça sonne intello genre Télérama–Inrocks connection (lol) ?
Première impression : « Wouah, ça ne va pas être fondamentalement chiant d’écouter des mecs essayer de faire des chansons avec des bouts de romans ? L’exercice n’est-il pas un peu vain ? En plus, on retrouve les mêmes auteurs-compositeurs-interprètes que d’habitude. Ceux qui ont fait Bac philo ». Ca calme… Alors on est allé lire les « speech » que chaque musicien avait pris soin d’écrire pour expliciter son rapport à la littérature et au texte retenu. Excitant. On allait pouvoir voir qui assure en « écriture pure » et peut-être lire de belles confidences sur leur personne et leur art, comme on en a lu sur Betsch, Dominique A et Méliès grâce à la collection « Carré » de La Machine à Cailloux. Le disque, on l’a écouté trois fois. Trois fois, ça n’a l’air de rien, mais ça tient presque de l’exploit. 17 titres, c’est long quand il n’y en a que 7 de bon.
Deux approches sont à distinguer : il y a ceux qui ont choisi un texte court pour en faire une chanson et ceux qui ont choisi un texte long pour faire une « lecture ambiancée ». Côté court, 4 tentatives sur 6 font mouche. S’appropriant le texte, chacun joue dans sa cours, peu de surprise. Belin fait du Belin (jolie ballade violonnée), Carlotti du Carlotti (belle ritournelle méditerranéenne), Doriand du Doriand (chiant), Burger du Burger (envoûtantes bribes de dialogue sur fond de musique ambiante), Lafon du Lafon (chiant). Mention spéciale à Erik Arnaud : avec sa science du découpage musical, de deux pauvres bouts de texte, il accouche d’une vraie chanson pop-folk qui tient debout. Un milieu, un début, une fin : c’est presque magique de la voir prendre vie sous nos yeux.
Côté long, 3 réussites sur 11, c’est maigre. A cheval sur la chanson et la lecture ambiancée, Méliès déçoit. Si la première partie de son morceau accroche (la voix terreuse et dédaigneuse de l’écrivain se marie bien à ses accords tristes et aériens), la seconde lasse (son chant à lui est trop mou, complaisant). Valérie Leulliot, elle, est divine. La diction de sa voix blanche est parfaite, presque sensuelle, et sa mélodie de guitare, d’une mélancolie légère, caresse comme un ange passe. Un morceau qu’on a envie de réécouter. Ce n’est pas le cas de la prestation de Dominique A. Sa lecture atone sur fond de discrète mélopée industriel n’est pas mauvaise, mais pas transcendante non plus. Passons. Serge Tessot-Gay farcit d’une musique anxiogène un texte anxiogène. Toujours La Peau et les os d’Hyvernaud. Chiant. Chiant aussi, la lecture ambiancée D’Anvers. Trop salement triste, miséreuse, réaliste. Celle de Claire Diterzi : trop spectrale, nue, vide. Mais on n’est pas très sensible à la langue d’Arnaud Cathrine. Théo Hakola, c’est comme Lola Lafon : mélodie pas mal mais voix calamiteuse. Et BABX, sa lecture glauque et martiale d’un texte sur la Shoa… pénible. Même Pascal Bouaziz de Mendelson, qu’on apprécie pourtant beaucoup, est décevant : 14 minutes de lecture cafardeuse sur l’histoire d’un homme qui « se sent disparaître à lui-même », c’est d’un lugubre…
Heureusement, il y a Florent Marchet. Son morceau a beau parler de suicide, son architecture musicale est tellement grandiose, dans la veine du « Bal de Laze », qu’on en ressort grandi. Et puis il y a Fersen : on n’en attendait pas grand-chose, mais il nous a scotché. Parce qu’il a choisi un texte superbe, attachant, pas prise de tête, L’Attrape-cœurs, qu’il le lit d’une voix de garnement mâchonnant, tout à fait le type de voix d’Holden Caulfield, qu’on n’a bien sûr jamais entendu, et qu’il lit ça sans musique. Fersen a tout pigé ! Avec un texte pareil, il fallait déserter.
Dans Fantaisie Littéraire, le livre, beaucoup de musiciens font part de leur méfiance à l’idée de confronter littérature et chanson. Ils savent le jeu dangereux. Là-dessus, Pascal Bouaziz fait office de véritable bullshit detector. Les risques, il les voit tous, notamment ceux du pathos et de la consanguinité. Et c’est vrai qu’à force de tous s’entre admirer et de collaborer ensemble, les Arnaud Cathrine, les Dominique A, les Arman Méliès, les Joseph D’Anvers, Olivier Adam finissent par tous se ressembler. Pascal Bouaziz fuit ça comme la peste. Mais il est un point qu’il ne remet pas en cause : la possibilité de pouvoir décemment mixer littérature et chanson.
Si Dominique A rappelle les fondamentaux de cette discorde en disant en gros qu’une chanson doit y aller mollo dans les mots pour « ne pas couper l’herbe sous le pied de la musique », citant Kafka (« J’ai une force en moi, c’est mon être non musical »), Rodolphe Burger dit que pour lui il y a carrément « transgression d’un interdit » à mettre la littérature en musique. Car « la littérature, la vraie se passe de tout, surtout, de musique ». Ce que dit, sans le dire, Thomas Fersen, qui n’a pas expliqué son rapport à la littérature et sa raison d’avoir repris L’Attrape-coeurs. Certaines choses se passent de commentaires. Pourquoi Burger cède tout de même à ces « trafics musicaux avec des textes littéraires » ? Parce que, dit-il, des histoires d’amitiés s’en mêlent. Des histoires de vie. Des histoires de frottements.
Gainsbourg parlait d’art mineur. On en revient toujours à cette formule. La chanson comme art mineur, phénomène d’entropie pur, histoire de crac boum hue, 2-3 minutes on n’en parle plus. Un jour, dans Rock & Folk, Pâcome Thiellement (notre ami-collaborateur chez Chronic’art) a d’ailleurs eu cette belle formule : « Tout Gainsbourg tient dans une acceptation particulièrement sèche de l’expression détournement de mineur ». Mais oui, une bonne chanson c’est ça : du sexe, un combat. Dans Un Bon chanteur mort, Dominique A dit les choses ainsi : « Lorsque j’écris des chansons, c’est la musique que je vise (…). J’accorde cependant la primeur aux mots. Ce sont eux qui vont la légitimer, lui donner en quelque sorte le droit à l’existence. J’imagine que j’ai besoin de ce paradoxe pour susciter une tension à l’intérieur de la chanson, de manière que, même au diapason du texte, navigant dans les mêmes eaux, la musique puisse toujours faire reproche à celui-ci d’avoir sur elle droit de vie ou de mort ; et qu’elle instrumentalise, à tous les sens du terme, ce reproche pour reprendre l’ascendant. Lorsqu’elle est livrée à elle-même, lorsqu’aucun texte, même anodin, ne la porte, lorsqu’elle n’a pas à défendre sa place, sa solitude l’intimide. C’est comme un couple qui passe sa vie à se déchirer, mais dont on voit l’un totalement démuni quand l’autre s’en va ». C’est un peu le sentiment qu’on ressent face aux deux tiers de Fantaisie Littéraire. On ne retrouve pas le fight club nécessaire, ce frottement rock’n’roll du corps et de l’esprit qui innerve la « chanson rock », cette fusion étincelante du duo texte-musique, comme métaphore du cartésianisme corps-âme, avec le trio guitare-basse-batterie, comme métaphore de l’incarnation totale.
Mais en vertu de ce tiers réussi, le débat n’est pas clos. Le jeu en vaut la chandelle, nous dit Rodolphe Burger. C’est une histoire de croyance, de quête. Il existe « un point non euclidien où se croisent les parallèles, et où se dissout enfin la « sublime jalousie » dont parle Mallarmé pour qualifier la relation entre musique et littérature ». C’est aussi le point de vu de Florent Marchet (interview en ligne dans la semaine sur Chornicart.com), qui s’est spécialisé en « détournement de majeurs » depuis Rio baril et Frères animal.