Avec « La Marge molle », Johann Trümmel propose un premier roman irrésistible et dévastateur. Rencontre avec une véritable révélation de cette rentrée littéraire.

Drôle, cruel, délirant, maîtrisé : La Marge molle montre dès les premières pages combien Johann Trümmel, jeune homme au patronyme allemand résidant en Espagne, est d’abord et avant tout un excellent écrivain français. Déjà, il faut un caractère assez éclatant pour entrer en littérature avec un roman qui se moque royalement du milieu cultureux français, c’est-à-dire de celui qui va le lire et le juger. C’est ce milieu qu’il désigne par l’expression « marge molle » ; une marge tiède, bien-pensante, gavée de clichés, percluse de réflexes idéologiques bon marché et convaincue d’être le contraire de ce qu’elle incarne : monsieur Prudhomme. Un monsieur Prudhomme d’autant plus hideux que son conformisme s’est paré des grigris de la rébellion. En romancier responsable et consciencieux, Johann Trümmel défonce donc littéralement monsieur Prudhomme tout au long du roman. Son arme : une ironie permanente, d’une exaltante cruauté. Pour autant, La Marge molle n’est pas un pamphlet, ni une simple charge unilatérale : le texte repose sur un dispositif littéraire solide, avec un anti-héros nommé Tobias Poule, personnage délicieusement odieux dans le cerveau duquel est plongé le lecteur, selon la technique du stream of consciousness. Doctorant en lettres, faible, mesquin, arriviste, mais d’une implacable lucidité et d’un étonnant génie dans ses défauts, Tobias se démène, un rien paranoïaque, un rien hystérique, dans un monde qui lui ressemble sans se l’avouer. A travers lui, Trümmel, corrode toute bienséance. Brio du fiel, subtilité dans le grotesque, ambiguïté de la farce qui, au-delà de la « marge molle », nous vise tous : voilà un premier roman époustouflant.

Chronic’art : « La marge molle », dans votre roman, c’est le milieu des étudiants pseudo-rebelles, des simili-artistes, des cultureux « engagé »… En quoi cette « mollesse » incite-t-elle selon vous à la violence ?

Johann Trümmel : Elle incite surtout à rire, même si pour ma part je le fais les dents serrées. Ce genre de personnages est sous-exploité par la littérature comique alors qu’il constitue à mon sens une mine d’or : s’y concentrent ignorance, arrogance, bien-pensance et une fainéantise intellectuelle qui permet une bonne conscience à peu de prix. Aujourd’hui, et depuis pas mal d’années, la qualité la plus gratifiante est l’anticonformisme, toujours enrobée d’une bouillie idéologique fadasse nécessairement située à gauche. Bien sûr, les personnages de La Marge molle auxquels vous pensez appartiennent au milieu étudiant, mais ces groupes-là ne constituent qu’un symptôme d’une tendance plus globale.

Cette tendance dissimule-t-elle quelque chose de plus dangereux ?

Le problème, c’est que les idées de rébellion et d’anticonformisme sont travesties, réduites à un accessoire de mode. Qui n’est pas « dérangeant » est ringard. L’engagement politique, le « combat social » sont galvaudés eux aussi. Ils sont réduits à une apparence flatteuse, à un argument de vente bon pour Cali, BHL et tant d’autres. Alain Minc cite Marx, Florent Pagny porte le béret du Che, des compagnies de soda et des grands distributeurs utilisent l’imagerie révolutionnaire pour vanter leurs produits… Et tout cela se mélange, se confond, se vide de son sens. Si j’étais parano, ou auteur de science-fiction, je penserais que tout cela est le fruit d’un programme de propagande idéologique visant à tuer dans l’oeuf toute possibilité de contestation véritable : la rébellion (ou son image) est intégrée, acceptée, encouragée, relayée par l’ensemble de la société tant qu’elle se limite à l’apparence ou à la mollesse, ce qui brouille les pistes et parasite une véritable prise de conscience chez les jeunes, et chez les autres. C’est cela qui me semble dangereux.

Votre « anti-héros », Tobias Poule, adopte une attitude ambiguë face à tout cela…

Oui : je trouvais rafraîchissant de créer un personnage aspirant au conformisme et de le confronter à ce paradoxe très spécifique à notre époque : rien de plus conformiste que l’anticonformisme.

Il semble qu’on vous ait reproché le côté odieux de Tobias Poule. Mais finalement, sa cruauté nous renvoie surtout à la cruauté des rapports humains. N’est-il pas un révélateur davantage qu’un salaud ?

C’est ce que je pense. Ce qu’on peut reprocher à ce roman, c’est justement ce qui fait rire d’autres lecteurs : oui, Tobias est odieux. Après, tout dépend de la manière dont on conçoit la littérature. Un romancier peut fonctionner comme un prisme, capter le latent pour le rendre patent, rendre le flou saillant. Tobias est le résultat de cette « réflexion », dans les deux sens du terme. Si son caractère peut sembler excessif, ses bosses morales ne sont pas vraiment amplifiées, juste concentrées. Or, l’opportunisme, la cruauté, et surtout la lâcheté, on les décèle partout, chez tout le monde, à dose plus ou moins élevée. Beaucoup de lecteurs préfèrent rire de leurs défauts plutôt que de me les reprocher, à moi ou au personnage… Alors oui, on peut m’opposer une autre conception de la littérature qui ne laisse pas la place aux mauvais sentiments, et affirmer que la littérature est justement la négation de l’ignoble, que ça sert « à voyager », à « rêver ». Mouais. De toute façon, j’ai toujours eu davantage d’estime pour Barbey ou Céline que pour Prévert. Et Desproges me fait plus marrer que Devos.

Et dans la production contemporaine, où vous épinglez en vrac Millet, Breillat et Nothomb, de qui vous sentez-vous proche ?

Chez les Français ? De Pierre Jourde, qui est devenu un ami. J’ai rarement autant ri, autant jubilé qu’en lisant La Littérature sans estomac. Mais c’est aussi un écrivain exigeant, qui place le style au-dessus de tout, comme Pierre Michon, autre écrivain que j’admire. D’ailleurs, tous les deux évoquent parfois Julien Gracq, dont la lecture ne manque jamais de me terrasser. Par ailleurs, je me sens proche d’Olivier Maulin, en particulier de son premier roman, En attendant le roi du monde. C’est plein d’énergie, souvent hilarant, même si on le sent désabusé, qu’il regrette sincèrement la disparition de toute magie, comme Robertson Davies, que j’adore aussi. Et puis il y a D.B.C. Pierre, que j’ai presque fini par maudire tant j’aurais adoré écrire son Vernon god little, si je puis dire.

Il y a aussi une sociologie du couple, entre quotidien rassurant mais misérable et fantasme vain. La Marge molle est-il, au fond, un anti-roman d’amour ?

Parler de l’amour, c’est difficile… Dans le livre, on trouve, récurrent, un folio de Belle du seigneur. Quel roman ! Avec ses personnages ridicules, leur ambition amoureuse grotesque… On se marre presque autant qu’on pleure. Ariane et Solal se vautrent dans une belle image de l’Amour passionnel qui, d’ailleurs, est toujours d’actualité. Pourtant, elle a dû en culpabiliser plus d’un. Moi, par exemple. Ne pas aimer follement, passionnément, c’est aimer comme un cancre, avec une petite âme qui pendouille, toute molle. Alors merci Cohen de nous avoir rassurés un peu avec ce roman salvateur qui nous rappelle que si nous ne sommes pas des caniches, l’amour n’est pas non plus un Infini. Pour avoir l’air d’y toucher, Ariane et Solal sont bien obligés de mentir, de ces petits mensonges fats et égocentriques qui ponctuent le roman de Cohen et dont La Marge molle abonde.

Pourtant, Tobias cède lui aussi à ces belles images en s’éprenant d’Audrey…

Oui : c’est pour lui le fantasme de la belle fille brillante, littéraire, capable de solitude. Il renonce pourtant très vite à ce fantasme, après s’être ramassé. Mais comme il n’a pas les aspirations lumineuses d’un Solal, il préfère en prendre son parti et s’affaler avec Sophie, sans phase de séduction, dans cette sorte de coexistence tranquille et sans surprise, en général perçue comme un tue-l’amour, une chose un peu honteuse : le « quotidien ». Ses seuls moments de paix, il les trouve sur « la toile cirée de l’habitude », comme dit Cohen. Et dans une sorte d’amour qui serait devenu platonique par usure. Ce « quotidien » décrit dans La Marge molle, fait d’odeurs de café et de déodorants, de bruits de salle de bain, nombreux sont ceux qui savent l’apprécier. Mais il n’y a qu’un amoureux du paradoxe comme Tobias pour l’ériger en idéal. Et s’il se plante, c’est justement parce qu’il s’agit pour lui d’un idéal, même s’il est inversé par rapport à celui de Solal !

Outre l’écriture, vous êtes aussi musicien. Y a-t-il une interférence entre ces deux modes de création ?

Déjà, pas un mot du roman n’est apparu sans musique. De ce point de vue, musique et écriture sont pour moi indissociables. La musique, je m’en sers selon ce que je veux écrire, selon la texture, l’ambiance ou le rythme que je veux imposer à mon récit. Quand Tobias panique, j’écoute des choses agressives, précipitées, désordonnées, où les batteries dominent, comme Fantômas ou Liars. Pour les scènes de « quotidien » dont je viens de parler, les seules où le temps du récit est plus long que celui de la narration, Steve Reich. Pour la scène du parc, qui sent la déprime et la rosée matinale, c’était du Satie. En revanche, la musique que je fais n’a aucun rapport avec ce que j’écris, quoique les morceaux de Trümmelschlager soient souvent nerveux, parfois agressifs, syncopés et un peu barges, comme Tobias.

Propos recueillis par

La Marge molle, de Johann Trümmel
(Balland)