Bien que présente depuis un quart de siècle dans le paysage musical français et ayant croisé la route de nombre d’artistes qui ont compté, la figure de Marie Möör est restée relativement confidentielle. Ses interviews étant tout aussi rares, nous avons saisi le prétexte de ce nouvel album pour faire le point sur ce parcours atypique.
Chronic’art : Ton début de carrière s’ancrait plus dans un registre vocal « chanson réaliste », dont tu t’es franchement éloigné pour aller vers quelque chose de plus littéraire ou plastique : qu’est-ce qui t’avait amenée à ça à l’époque et qu’est-ce qui t’a fait changer, depuis ?
Marie Möör : C’est difficile d’en parler comme ça parce que c’était un peu des enchaînements… A l’époque, j’écoutais beaucoup de chanson réaliste. J’étais à la campagne et Barney (Barney Wilen, saxophoniste de jazz auquel elle était mariée, ndlr) m’envoyait des cassettes avec toutes les chansons de Fréhel, de Damia, tous ces gens-là. Voilà. C’était ça, à ce moment-là…
Ca veut dire que c’étaient des choses que tu ne connaissais pas ? Le répertoire français…
Non…
Tu écoutais quoi, dans ce que tu connaissais par toi-même ?
Au moment de rencontrer Barney ? Des trucs comme Marquis de Sade. Déjà un peu Suicide, les Sex Pistols…
Quel regard portes-tu sur ton premier single, Pretty day, sorti en 1983 et qu’on a redécouvert avec la compile BIPPP (Born Bad Records) ?
Il est très bien. J’en suis très fière.
C’est pour cette raison que tu le réutilises en partie sur le nouvel album ?
Il n’est pas sur le nouvel album !
Non, mais on en retrouve des… « traces »…
Ah, oui ! « Mes yeux bleus dans tes yeux noirs » ? Ben, oui… Ca montre bien une espèce de continuité, justement.
Mais ce morceau, finalement, tu l’as un peu déshabillé : il n’en reste qu’une phrase, quasiment, qui se répète. C’était quoi, l’intention ?
Hé bien, du coup, ça devient autre chose. C’est une autre chanson. De toute façon, on chante toujours plus ou moins la même chanson. Tu n’as pas remarqué ? Surtout moi ! Un peu les mêmes thèmes, non ?
Je ne trouve pas ça forcément vrai…
Il y a quelques thèmes et, en fait, ensuite, ce sont des espèces de digressions. On retrouve les mêmes sujets. Enfin, je trouve… Si tu entends Tout m’est égal, c’est Pretty day aussi… C’est pareil, c’est juste une sorte de variante.
Oui ? Je ne pense pas mais, bon, c’est toi le « chef » ! (rires) Au delà des sujets, tu n’as donc pas senti non plus de changement dans ton registre vocal ? Il me semble qu’il y a une véritable rupture entre ce que tu fais jusqu’à la fin des années 90 et ce qui arrive, ensuite, avec le début de Rose et Noire…
Peut-être, je ne sais pas… Je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir créé une rupture. A chaque fois que j’ai fait quelque chose, c’est seulement que ça me semblait « juste » de les faire comme ça. C’est vraiment « au feeling » en réalité.
Pour revenir à cette période charnière : qu’est-ce qui a empêché la sortie de Svoboda, ton disque avec Murat ?
Je ne sais pas vraiment. C’est une période où j’étais un peu à la rue. Après la mort de Barney, j’étais vraiment à l’ouest. Et puis, il faut croire que, entre moi et l’industrie du disque, ça ne colle pas de trop… Et ça n’a jamais trop collé. C’est comme ça. Et aujourd’hui, c’est devenu sans doute quelque chose de plus affirmé. Ce que je fais avec The Other Colors me place vraiment à côté du système. Avec Svoboda, au moins jusqu’à ce moment-là, on essayait. Murat voulait que ça sorte, que ce soit sur un gros label ; il croyait que ça allait sortir, que ça intéresserait des gens. Ca partait d’une bonne intention.
Comment s’est fait le lien avec Murat ?
Je lui avais envoyé des textes. C’est Bayon qui m’avait donné son adresse.
C’est vrai que Bayon t’a toujours soutenue ! Au passage, ça t’a fait quoi de te retrouver en une de Libé, en 88 ?
Je ne me suis pas trop rendue compte… A l’époque, j’étais dans la peinture, alors… Je faisais des grands formats. J’ai fait une grande fresque de 100 mètres de long sur 2 mètres 20 de hauteur, peinte dans un atelier d’Aubervilliers. Période 88 / 92. Ca s’appelait Humanité sépia. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça mais ensuite j’ai arrêté.
Pour revenir à des choses plus actuelles, je dirais que c’est le tandem avec Laurent Chambert qui fonctionne le plus, sur la durée, au moins d’un point de vue discographique…
C’est vrai !
Comment s’est faite la connexion ?
On s’est simplement rencontré. Lui ne faisait pas de musique, même s’il avait fait du piano quand il était petit. Ca a été une rencontre « choc », ça a collé tout de suite.
De l’extérieur, pour ce qui concerne ce que l’on entend, on peut se demander si vous venez chacun avec des matériaux distincts ou si vous travaillez vraiment « ensemble », au même moment, avec une véritable interaction…
C’est un peu un mélange de tout ça. Là, c’est très spécial. On se parle tous les jours. On s’engueule tous les jours (rires). On travaille ensemble, c’est un projet sur lequel on avance depuis cinq ans. The Other Colors est davantage son projet ; moi, je suis plutôt une invitée, en fait.
C’est ce qui justifie le changement de nom ?
Oui. L’esprit n’est pas le même.
Rose et Noire, c’est fini ou c’est mis en veille ?
C’est mis en veille. The Other Colors est un projet très ouvert. Pour travailler avec d’autres gens, d’autres musiciens, d’autres écrivains et, surtout, sans figure de proue. Je ne suis pas la figure de proue de The Other Colors. Il n’y a pas de visage… Pour Rose et Noire, c’est moi qui était toujours devant, genre « la fille ». Mais à travers cette collaboration, dans Rose et Noire, la seule chose que l’on pouvait dire c’est qu’il faisait la musique et moi les textes.
On parlait du fait qu’on retrouvait Pretty day sur ce disque, comme s’il s’agissait d’une nouvelle chanson pour toi. Il y a un autre morceau que l’on retrouve, transformé, sur 361 : Prosit, un morceau de Rose et Noire. Très dénudé, à nouveau… Là encore, c’est une « autre » chanson, pour toi ?
C’est un développement sur Prosit, en trois volets qu’on a fait en performance, au Cirque d’Hiver. Selon moi, on en fait autre chose. Si tu as remarqué, la première partie, c’est « je », la deuxième partie, c’est « tu », la troisième partie, c’est « elle ».
Oui. C’est seulement que, comme tu as d’autres titres qui ne sont pas sortis, comme Métamöörphoses ou L’Appel aux caresses, on aurait pu imaginer que ces titres auraient eu leur place dans un nouveau disque plutôt que de retravailler des titres plus anciens…
Oui mais, là, c’est le travail de Laurent. Pour lui, c’est l’aboutissement d’un travail sonore qui était important. Ce n’est pas moi qui ait choisi d’attacher de l’importance à tel ou tel morceau. C’est un projet surtout musical. Et puis je trouvais ça super intéressant, ce qu’il voulait faire de Prosit ; une espèce de décollement des mots, de l’incarnation. J’adore ce Prosit à trois volets. Je trouve ça très riche, très intéressant.
Tu peux nous parler un peu du projet avec Bertrand Delcour ?
On est en plein dedans. Pour l’instant, je mets en musique des textes. Il y aura des textes de lui, des textes de moi. C’est moi qui fait la musique. Ce sera très « parlé ».
Avec Laurent, tu dirais que vous faites encore de la chanson, aujourd’hui, ou qualifierais-tu ce travail autrement : poésie sonore ? performance ?…
Je ne sais pas. C’est sur que j’ai l’impression d’être plus dans un travail sans définition. Comme je n’ai jamais réussi à me mettre dans une case, ça n’est pas aujourd’hui que j’arriverai à le faire. Il faut croire que cela ne m’intéresse pas. En plus, là, avec Delcour, la barre est encore plus haute parce que j’adore la façon dont il écrit. C’est assez extraordinaire. On a ce projet de livre-disque, qui prend une bonne tournure. Il y aura Jac Berrocal qui interviendra dessus également. On voulait également faire un truc avec Comelade mais ça n’a pas encore pris forme. Il y a un projet de télé, aussi, avec un mec d’Arte : ça sera peut-être l’occasion de re-chanter des chansons.
Il y a d’autres personnalités, littéraires, musicales, plastiques, avec lesquelles tu aimerais faire quelque chose ?
Oh, oui, plein de gens… (silence)
Tu ne veux pas donner les noms, alors ?
Je ne sais pas, comme ça, sur le coup… Mais, bien sur, il y a plein de gens.
Tu ne devais pas écrire des textes pour Burgalat ?
Ca n’était pas des textes « pour » Burgalat mais des textes pour son label. Il avait montré mes textes à Arielle Dombasle mais elle a préféré travailler avec Philippe Katerine, c’est comme ça. J’attends une réponse de Juliette Gréco. Elle prépare un disque, elle a repéré un des mes textes. Ca serait bien mais rien n’est encore fait.
On retrouverait le lien avec tes racines « chanson réaliste »…
Oui. Mais, de toute façon, je ne cherche pas à couper des ponts. Je ne sais pas comment c’est perçu – d’ailleurs, ça n’intéresse pas grand monde -, mais je ne mets pas ça à distance.
Il y a au moins les collaborations avec Christophe qui te donnent une certaine visibilité.
Oui.
Ca fait office de carte de visite, peut-être…
Oui, sûrement.
Puisque l’on en parle : comment travailles-tu avec lui ? Vous avez travaillé « ensemble » ?
En général, avec Christophe, j’amène mes textes déjà faits et puis ensuite il y a de petites adaptations. Ca n’est pas vraiment une écriture à deux. C’est très spécial. Sur les deux titres de Comm’ si la terre penchait, il a fait la musique et moi le texte. Et il ne m’a rien demandé. Là, sur le dernier, il a un peu changé sa façon de faire…
Est-ce bien la voix de Christophe qu’on entend, comme sur un répondeur, répéter « J’arrête pas de l’écouter » sur Wild dogs and a lady, un morceau du deuxième album de Rose et Noire ?
Oui, c’est bien sa voix qu’on entend ici. Marc Hurtado (membre du groupe Etants Donnés, ndlr) m’avait rapporté que le disque tournait 24 heures sur 24 sur la platine de Christophe, quand il est sorti et qu’il disait qu’on devrait avoir les Grammy Awards, avec une bonne réalisation technique… Depuis, Laurent a beaucoup progressé au niveau du son et de la technique, comme tu as pu le remarquer avec le nouvel album. Il a eu un prix Qwartz et travaille avec le GRM (Groupement de Recherche Musicale, ndlr).
Pour revenir à ce nouvel album, j’ai trouvé que la rupture se situait – au delà d’un chant qui est moins un chant – dans une musique plus dure, qui veut casser les mélodies, briser les harmonies… C’est une intention, là encore, ou juste une impression personnelle ?
C’est une envie de nouveauté. L’envie d’aller vers un nouveau monde.
Sur Aucune blessure, j’ai trouvé une véritable gémellité avec les sonorités de disques récents d’Alan Vega : ça peut être le cas ou c’est autre chose ?
Non, c’est sûrement ça. Mais c’est plus Laurent qui pourrait te répondre. C’est vrai qu’on adore ce gars. Mais ce dont s’est nourri Laurent, pour sa musique, est sans doute plus large encore. Tu sais, il n’aime pas trop la chanson. Quand on chante des chansons que tu dis représenter les « années réalistes », il n’aime pas, il dit : « Tout le monde s’en va ! » (rires) On ne joue jamais ces titres en concert…
Je te demandais si tu faisais toujours de la chanson. D’une certaine façon, j’aurais aussi envie de te demander si tu fais toujours des concerts ou si, là encore, on n’est pas davantage dans une forme d’art contemporain, dans une espèce de dispositif ?
Ca dépend des fois… Peut-être qu’on fera un concert avec des chansons ; ou que je ferai quelque chose qui s’appuiera sur des chansons. Je n’ai renoncé à rien. J’aime toujours les chansons et j’adore chanter. Là, il se trouve que je suis dans une période où je m’intéresse plus à des formes de lecture. C’est dur à dire… Des choses où le texte me « tient » plus, où j’ai à coeur d’exprimer quelque chose.
Toi qui est sur des textes très littéraires, très écrits, qu’est-ce qui fait que tu n’ais, à ma connaissance, rien publié sur papier et que ça semble ne devoir passer que par le son ?
C’est peut-être une question de culture. Et puis c’est physique. Tu sais, je ne lis pas beaucoup. Je lis un peu, surtout des poésies. Mais le livre, ce n’est pas trop ma culture. D’ailleurs, je ne suis pas très bien si je reste à lire trop longtemps : j’ai des fourmis parce que je suis immobile. Je préfère largement tout qui passe par le corps et donc par la voix. Il faut que ça passe par la chair ! J’aime quand c’est incarné. C’est pour cela que j’adore Pennequin…
Les textes que l’on connaît de toi sont des choses très travaillées ou bien des choses assez spontanées, vite jetées, instinctives ?
Ca dépend. Je suis vraiment bordélique, alors ça peut tout autant être un truc qui me tourne dans la tête qu’une phrase que je prends d’un truc que j’ai vu, dans la journée, et sur lequel je tricote. Des fois, c’est comme ça, je raconte juste un truc… Le plus simplement possible.
Je pensais à des choses que tu as mis sur ton MySpace, qui étaient quasiment livrées à l’état de brouillon. Du moins, c’était l’effet que cela me faisait… Des textes dont on avait l’impression que tu avais voulu les frapper pour les envoyer aussitôt, sans te retourner…
Oui, oui, j’ai fait ça, à un moment. Car c’est quand même dingue de penser que l’on puisse « s’éditer » comme ça, le soir même. Et comme on veut. On écrit un truc et on peut le diffuser. C’est un truc de l’époque. Ca me faisait du bien de le présenter. Après, éventuellement, je pouvais le retirer mais cette sensation de livrer un truc tout chaud, c’est plaisant.
Tu parles du fait qu’il est important, dans ton rapport au verbe, que les textes s’incarnent dans la voix : quel rapport as-tu avec ta voix, qui est très particulière ? C’est la voix que tu veux faire entendre ? C’est la voix dont tu dois te contenter ?
Mon seul objectif, c’est d’être le plus audible possible.
Qui seraient tes modèles vocaux ?
Mes modèles vocaux ?… (silence) J’aime beaucoup Blossom Dearie. Au début, quand je commençais à chanter, Barney m’avait emmené voir Blossom Dearie, cette chanteuse… Une chanteuse jazz, elle chante aussi des chansons françaises. Elle est très délicate. J’adore Nina Simone aussi. Plein de monde !
Billie Holiday ?
Oui, bien sûr ! Et Chet Baker ! Pendant un moment, j’essayais de calquer ma voix sur lui, je voulais chanter exactement comme lui. Quand je l’ai découvert, au début, j’étais dingue de son phrasé, de sa voix. Je l’ai rencontré, tu sais ? A une époque, on a habité dans la même maison, en Belgique. C’était une drôle de rencontre. Il me faisait penser à un mystique, en fait. Il portait des sandales, un grand pull… On aurait dit une espèce de « fol en Christ », quelque chose comme ça… Très belle présence.
Tu me disais que tu avais rencontré Daniel Darc, récemment, via cette soirée autour de Bukowski : tu dois retrouver des choses similaires, chez lui ?
Oui, c’est un peu le même genre.
Même si on ne risque pas de voir Daniel Darc en sandales !
Forcément, en vélo, c’est pas pratique ! (rires) Il est vraiment marrant ! Il parle tout seul ! Qu’est-ce qu’il est rigolo ! On a passé la soirée comme ça… J’ai fait sa secrétaire : il cherchait des rimes, je notais… C’était pour rire.
Ce serait quelqu’un avec qui tu te sentirais capable de faire quelque chose ?
On n’y a pas pensé. Rien de prévu.
Pour la sortie de ce disque, vous insistez sur le fait que ce ne sera pas disponible en MP3. Pourquoi ?
On dit non au MP3. Halte ! C’est la mort. Que ça serve entre potes pour écouter de la musique, ok. Mais il faut acheter le disque ! Le MP3 ne nous rapporte rien. Même Murat, il ne peut pas compter là-dessus. C’est une arnaque ! Pas de MP3 !
Et de quoi vit Marie Möör, si on ne vend plus de disques et si il n’y a pas de tournées ?
De mécènes… De généreux mécènes ! Heureusement, qu’il y a des mécènes !
Heureusement qu’il y a des anges !
Oui, heureusement qu’il y a des anges. Oh, oui ! (rires)
Propos recueillis par
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