Des bureaux de la DGSE aux lambris des Ministères et des tabloïds british à la mort de Bérégovoy, Serge Bramly brasse vingt ans d’histoire de France dans un palpitant thriller à l’américaine. Et si les écrivains français se coltinaient de nouveau au réel ?
Chronic’art : Quel a été le point de départ du roman ?
Serge Bramly : J’avais cette idée depuis longtemps d’écrire un roman dont le héros fût un photoreporter, et de partir d’une histoire forte, d’une histoire vraie. C’est en questionnant des amis dans la presse que j’ai entendu parler d’un lien réel unissant un célèbre paparazzi des années 1980, disparu dans des conditions suspectes, à un Premier ministre suicidé et à celle que Tony Blair a joliment appelé la « princesse du peuple ». Selon Internet, où fleurissent les théories les plus paranoïaques, ce photographe émargeait au MI5 et avait « participé » au suicide du premier et à l’accident mortel de la seconde…
C’était crédible ?
Je n’étais pas encore convaincu, mais j’ai fait jouer quelques relations que j’ai la chance de posséder dans nos services de renseignements, et l’on m’a appris alors, à ma grande surprise, que la théorie n’était pas pure divagation, qu’il y avait là quelque chose. « Il vous manque certains éléments, m’a-t-on dit. Cherchez du côté de l’industrie de l’armement ». Et c’est ainsi que je me suis mis au travail, il y a environ quatre ans. Je n’ai pas fait de plan, puisque je suivais les résultats de mon enquête, mais j’avais une construction : deux parties de huit chapitres, en miroir, l’une consacrée aux années 1980, l’autre aux années 1990, et un narrateur, analyste à la DGSE, qui reconstituerait les choses, de nos jours. Disons que son enquête était la mienne et que nos « découvertes » se sont faites au fur et à mesure, au même rythme.
Quelles ont été vos influences ? Un personnage porte le nom un peu voyant de « Dario-Sebald », une autre se passionne pour les séries américaines : ce sont des indices ?
Vous mettez le doigt dans le mille. La lecture de l’oeuvre trop courte de W.G. Sebald m’a redonné le goût de la fiction à une époque où j’en étais à peu près dégoûté, et c’est en manière d’hommage que j’ai inventé ce personnage de Dario-Sebald, le confident, le mentor du narrateur. Sebald, pour moi, c’est une sorte d’éthique du réel, d’une part, et de l’autre, une redéfinition de ce j’appellerais, faute de mieux, le fait littéraire. A la suite de Borges, Sebald a exploré les labyrinthes de l’Histoire pour créer des émotions d’ordre esthétique. Il ouvrait une voie nouvelle, ça a été une révélation. Quant aux séries américaines, Les Sopranos, The West wing, Lost, dont je suis un spectateur avide, oui, bien sûr : leurs audaces ont fait progresser de façon prodigieuse les techniques de narration. J’ai souvent l’impression que les scénaristes de ces séries ont vingt ans d’avance, quel que soit le domaine qu’ils abordent, sur nos procédés d’écriture.
Aviez-vous conscience, durant la conception du roman, de donner dans un genre littéraire peu pratiqué en France ? Trouvez-vous que le roman français se tient trop à l’écart de l’histoire ?
C’est une chose qui me frappe, qui me déprime depuis longtemps. Imaginez un universitaire du futur qui chercherait à comprendre la France de la fin du XXe siècle à travers ses romans : tiens, se dirait-il, il n’a pas dû s’y passer grand chose… Stendhal écrivait que le roman est « un miroir qui se promène sur la grand-route ». J’aime ce programme. Il y a une sorte de probité à s’attaquer à son époque, jusque dans ses facettes les plus triviales. Et là il n’est pas besoin de chercher ses modèles outre-Atlantique : il suffit de renouer avec notre tradition, avec Hugo, Balzac, Flaubert, Maupassant, témoins engagés de leur époque. L’idée initiale d’un héros photoreporter vient de là, d’un désir de travailler la matière immédiate du réel. De laisser les états d’âmes aux psychothérapeutes et d’ouvrir les yeux sur le monde.
Diriez-vous que vous avez écrit un roman « de genre » ?
Je dirais juste un roman. Si vous préférez : un roman romanesque.
Du magma d’affaires sur quoi est bâtie l’intrigue émergent deux énigmes-clefs de l’histoire récente : la mort de Bérégovoy et celle de Lady Di. Pourquoi les avoir retenu comme fil conducteur ?
Ces deux drames sont encore dans les mémoires, on voit des images, on se rappelle des rumeurs. En me servant d’eux comme de pivots, et en laissant l’imagination du lecteur faire son chemin, je pouvais mieux plonger, je crois, dans l’intimité de mes protagonistes, qui gravitent autour, et des personnages de second plan, mieux montrer la trajectoire des uns et des autres, et les bouleversements de l’époque.
Le scénario que vous proposez sur les circonstances de la mort de Diana est-il plausible ?
Je ne sais pas s’il existe jamais une vérité seule et unique. Il y a des vérités possibles. J’ai présenté la mienne, ou plutôt celle de mes personnages, ce qu’ils ont vécu, du moins ce qu’ils racontent. Cette vérité ne contredit pas les rapports de police que j’ai pu lire, elle suit les témoignages à la lettre, c’est comme un témoignage supplémentaire qui montre les choses sous un angle particulier, un éclairage inédit. Oui, il n’est pas impossible que la princesse soit morte comme le prétend le photographe de mon livre.
Le titre renvoie aux deux principes de la thermodynamique, que le narrateur applique à tout. Etait-ce pour vous une figure de style, un gimmick, ou croyez-vous vraiment à leur validité pour les faits sociaux ?
Les deux principes de la thermodynamique présentent le grand avantage d’être universels, de tout expliquer depuis le big bang jusqu’à l’expansion ultime. Le premier principe concerne les échanges (l’énergie est constante) et le second, les mutations (l’entropie est croissante). Alors pourquoi ne pas les appliquer à la panoplie entière des activités humaines, à l’économie, la politique, à la vie sentimentale, voire au roman lui-même ? Si vous remplacez le froid et le chaud de la thermodynamique par le yin et le yang des Chinois, vous vous apercevez que vous tenez un instrument d’interprétation et de prévision assez proche du Yi King. Ce que j’aime particulièrement dans ce type de système, c’est qu’il n’envisage pas les choses dans leur essence, à l’instar de notre philosophie classique, mais qu’il les considère dans leurs interactions et leurs transformations. Le rapport des personnages entre eux, leur évolution, les tensions, les affrontements qui font progresser l’intrigue, on touche aux problèmes basiques du romancier. En même temps cela permet d’éviter les jugements moraux, l’habituel combat du bien et du mal. Dans mon livre, il n’y a pas vraiment de bons ni de méchants, mais des enchaînements plus ou moins regrettables de causes et d’effets.
Dans les remerciements, vous mentionnez deux contacts anonymes qui ont préféré ne pas être cités : sans trahir le secret, avez-vous eu accès à des sources « proches de l’enquête », comme on dit ?
C’est une question qu’on me pose très souvent. Un ancien chef de cabinet m’a demandé avec inquiétude comment je pouvais être au courant des tractations liées à la libération des otages au Liban. Quelqu’un de la Défense voulait savoir de son côté qui avait eu le culot de me faire visiter le fort de Noisy… Sebald aussi se documentait très minutieusement avant d’écrire. Il se sentait même en devoir d’être approuvé par ses sources avant de publier, et il émaillait ses livres de photos, de pièces justificatives, comme pour étayer son « dossier ». Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’écartait de la fiction. J’essaie de combiner des éléments très réels : c’est dans leur orchestration que l’imagination intervient, que la part de l’invention se situe. Mes scrupules ne vont pas aussi loin que ceux de Sebald, mais je dois dire que oui, j’aime cette honnêteté envers le lecteur. Je crois que même si j’abordais le genre fantastique, j’essayerais d’être le plus réaliste possible, c’est-à-dire le plus crédible possible.
Faut-il lire la partie consacrée au années 1980 comme une réflexion sur les désillusions du socialisme mitterrandien ?
On peut prendre aussi l’épopée mitterrandienne sur un plan métaphorique. Les espoirs et les illusions des débuts, les conflits, les errances, les compromis de la maturité, le désenchantement, l’amertume, le cynisme ou la sagesse, le pessimisme désespéré ou raisonnable de la fin, appartiennent aussi en propre aux individus. La plupart de mes personnages ont la trentaine en 1981. En traçant leur parcours, j’ai voulu dépeindre le travail d’érosion auquel le temps soumet les femmes et les hommes comme les idéaux.
Propos recueillis par
Le Premier principe, le second principe, de Serge Bramly
(Jean-Claude Lattès)