Avec Aux solitudes, le compositeur autodidacte Jean-Philippe Goude lâche un pavé dans la marre. Un monolithe étincelant qui n’éclaboussera sans doute qu’une minorité mais qu’importe. A cheval sur les genres et les humeurs – triste et guilleret, électronique et acoustique, traditionnel et futuriste -, ce cinquième opus d’une musique que l’auteur décrit lui-même, faute de mieux, comme du « rock de chambre » est le genre d’oeuvre au noir qu’on se félicite presque d’avoir découvert tant il s’agit là d’un univers à part. Comme le sont ceux de Robert Wyatt, Moondog, Philip Glass et Arvo Pärt. Tout cela donnait vraiment envie d’échanger avec Jean-Philippe Goude.
Chronic’art : Votre bio mentionne Sufjan Stevens à deux reprises, signalant que ses fans pourraient être touché par votre musique. Cela veut-il dire que la musique de Sufjan Stevens vous touche ?
Jean-Philippe Goude : Oui. Je l’ai découvert avec son disque intitulé (Come on feel the) Illinoise !. Puis je me suis procuré Songs for Christmas, un coffret de 5 disques rassemblant des morceaux qu’il avait composé pendant la période de Noël, parce qu’il dit qu’il n’aime pas les fêtes de fin d’année ; alors, à chaque fois pendant ce temps-là, il compose plus que jamais. D’ailleurs, sur les photos de ce coffret, on le voit avec sa petite famille : il y a un arbre de Noël derrière et lui, il a une espèce de visage complètement absent, sans aucune expression, un peu comme ces visages sur les illustrations de la grande époque du communisme…
Pour la sortie d’Aux solitudes, en plus de la bio, vous avez mis à disposition des journalistes un document explicitant la raison d’être de ce titre, Aux solitudes. Pourquoi ?
Les titres ont toujours eu beaucoup d’importance dans mes disques, parce qu’ils évoquent des idées assez précises que j’ai du mal à dissocier de la musique. Au début, je voulais l’appeler L’Homme dévasté et puis j’ai découvert les tableaux de Susanne Hay, et je me suis dit que ce serait parfait pour ma pochette de disque. Parce que dans le propos – ce côté figuratif – et la facture d’exécution -, elle utilise des huiles et moi des instruments classiques, donc tout cela renvoie à une certaine tradition – j’ai trouvé qu’il y avait une espèce d’adéquation avec mon disque. Et comme la toile que j’ai choisi montre un homme, je ne pouvais plus trop appeler mon disque L’Homme dévasté. Ça voulait trop dire ce que ça voulait dire. Je me suis donc dit que l’appeler Aux solitudes serait plus judicieux, parce que ça dirait la même chose tout en étant plus intrigant et en faisant au passage un clin d’oeil à O solitude de Purcell.
Cette image d’un homme nu plié en quatre dans un caddie n’est pas très accueillante. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir une métaphore d’un juif dans un train en route pour Dachau…
Oui, il y a de ça… Pour moi, la seule façon de sortir de l’horreur, quelle soit nazi ou consumériste, c’est d’affronter sa solitude et d’en tirer parti. Je déplore que cette solitude ne soit pas une valeur actuelle.
Vos précédents disques s’appellent De anima (1992), Ainsi de nous (1994), La Divine nature des choses (1996) et Rock de chambre (2001). En quoi différent-ils d’Aux solitudes ?
Ce disque est en rupture par rapport aux précédents. Mon premier album correspondait déjà à une rupture, un tournant dans ma vie. C’est-à-dire qu’à l’époque j’avais décidé qu’il fallait absolument que je me mette au travail, que je propose quelque chose. Parce que j’entendais toujours des musiciens râler contre une certaine médiocrité mais ils ne faisaient rien d’autre, ils continuaient à servir cette médiocrité. Et moi, comme ça faisait un moment que je travaillais dans ce milieu en tant qu’arrangeur pour des artistes de variétés – Dick Annegarn, Odeurs, Renaud – et en tant que compositeur de musique de pub, j’avais tout en main – un réseau, du matériel, des techniques – pour pouvoir faire quelque chose en toute liberté. Je me suis donc dit que j’allais investir une partie de ce que je gagnais via mes travaux de commande pour la pub ou les génériques télés pour produire une musique qui me soit propre. Une musique sans aucune contrainte extérieure. J’ai mis cinq ans à écrire ce premier disque. Ça a été une plongée assez dure. Parce qu’une fois qu’on arrête de rêver à ce qu’on pourrait faire et qu’on se met vraiment au travail, on est confronté à ses propres limites. Mais au bout du compte, c’est génial. J’aime tous mes albums, mais j’ai d’ailleurs une affection spéciale pour le premier parce que c’est un premier jet où il y a une sorte de spontanéité…
Et d’innocence dans le rapport à soi, parce que c’est la première fois qu’on plonge aussi loin en soi-même…
Oui, on se découvre vraiment, donc c’est un moment à part. Je me souviens que la première fois que j’ai entendu tous les morceaux de mon premier disque mis bout à bout, ça m’a fait un drôle d’effet. « Alors voilà, me suis-je dit, c’est ça que j’ai à proposer ». Curieusement, j’étais en même temps fier, content et déçu. J’aurais aimé que ce soit tellement mieux que ça.
Et donc en quoi ce nouvel album est-il en rupture – et peut-être mieux – par rapport aux précédents ?
En fait, mon premier album allait dans deux directions différentes. Il y avait d’un côté une musique classique composée en petite formation, mélodique et rythmée, facile à écouter dans la droite lignée de ce que j’avais pu faire pour le générique de l’émission Caractères animée par Bernard Rapp. Et de l’autre côté, il y avait une musique plus expérimentale. Parce que j’aime bien, par exemple, donner une valeur musicale à des bruits que j’insère en arrière plan. Je me souviens qu’un jour, au hasard d’une promenade nocturne, j’étais tombé sur un escalator en train de rendre l’âme dans le métro. Il grinçait atrocement mais je trouvais cette sonorité vraiment magnifique et, heureusement, j’avais un des premiers magnétophones numériques portables sur moi. Donc j’ai pu enregistrer ce son en plaçant des micros au ras des marches. On entend bien la pulsation de la mécanique et, de temps en temps, on entend même une espèce de plainte, une sonorité très cuivrée, qui s’apparente à celle d’un trombone. A partir de ça, j’ai écrit des parties de violons et ça a donné un morceau assez expérimental. C’est un disque qui a beaucoup été entendu sur tout ce qui est service public, mais avec le recul je regrette cette double direction. Disons qu’à l’époque mon éditeur m’aiguillait plutôt vers les choses plus faciles, agréables, exploitables, intemporelles.
Aujourd’hui vous n’êtes plus signé chez l’éditeur avec lequel vous avez sorti vos quatre premiers albums, mais chez Ici D’Ailleurs. Que s’est-il passé ?
Quand je lui ai proposé Aux solitudes, il a trouvé que j’allais trop loin et il m’a lâché. En fait, depuis 2004, il ne comprenait plus trop ce que je voulais faire. Déjà, depuis quelques temps je voulais impérativement que toutes les musiques que j’enregistre soient jouables sur scène. Même au début je refusais le métronome. Tout était fait live, avec ses imperfections. C’était vraiment une musique telle qu’elle a été jouée dans un lieu donné à un moment donné. Par la suite, j’ai accentué ce parti pris. J’essayais de faire en sorte que ma musique colle de plus en plus au quotidien, dans l’énergie, et ça perturbait mon éditeur. Il n’était pas très réceptif à ce genre de questionnements.
Contrairement à Stéphane Grégoire d’Ici D’Ailleurs…
Oui, entre nous il y a eu une vraie rencontre. C’est un distributeur que j’avais démarché sur Internet qui lui a donné mes coordonnées et il m’a tout de suite appelé. On est resté deux heures au téléphone. On s’est vu deux jours après. Je suis extrêmement content de l’avoir rencontré. Parce qu’au-delà du fait qu’il m’ait permis de sortir ce disque, c’est quelqu’un avec qui j’ai de vrais atomes crochus. Je travaille de nouveau avec des gens qui me comprennent.
Avec eux, j’imagine que vous n’avez pas eu à vous prendre la tête pour trouver la bonne manière de décrire votre musique…
Non, c’est vrai et heureusement ! Me demander quel style de musique je fais, c’est la question qui tue. Je peux vous dire ce qu’elle n’est pas, mais je ne peux pas vous dire ce qu’elle est par rapport aux critères de l’industrie. A la Fnac, j’ai fait à peu près tous les rayons. Depuis pas mal d’années maintenant, je suis classé en musique contemporaine, mais ça n’engage qu’eux.
Rock de chambre, qui est le titre de votre quatrième album, n’est-il pas une bonne façon de décrire votre musique ?
Si, d’ailleurs j’étais content de ma trouvaille.
Mais comme titre, c’est nettement plus poétique que, par exemple, La Divine nature des choses…
Ce titre vient de quelques mots que j’ai tiré Des mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Je me souviens avoir adoré ce livre. Elle y parle de tous ces maux qu’on ne peut pas ne éprouver dans une vie et qui témoignent de notre nature divine. D’ailleurs, en y repensant, je crois que c’est en réfléchissant sur cette divine nature des choses qu’est venu progressivement le sujet central d’Aux solitudes. Enfin, pour moi, c’est son sujet principal mais on peut écouter ce disque sans y prêter attention. Parce que je ne suis pas un intellectuel, ni même un créateur de formes. Ça fait des années que j’ai abandonné l’idée de marquer l’histoire de la musique. Non, quand on écoute ma musique, ce que je veux absolument, c’est qu’on ressente une émotion. C’est tout.
Oui, mais votre musique s’articule tout de même autour d’un propos très existentialiste, qui nous plonge au coeur de la condition humaine…
Oui, parce que c’est ce que je ressens… Par exemple, en ce moment, on parle beaucoup du retour du religieux. De plus en plus de personnes se tournent vers la religion alors qu’il y a dix-quinze ans elle était en pleine déliquescence. Moi, vu notre histoire, je perçois ça comme un malaise. Aujourd’hui, il y a des enjeux extrêmement importants, globalement dû à la surpopulation, à la dégradation de l’écosystème, aux facilités de transport, aux pertes de repères culturels, à cette espèce d’ubiquité permanente que permettent les nouvelles technologies. Ce monde est facilement angoissant. Je comprends que certaines personnes aient alors besoin d’un schéma, qu’on leur dise que les choses marchent comme ça et pas autrement, comme ça ils peuvent poser leurs valises et continuer à bourriner. Mais cet aveuglement est catastrophique. Nous vivons un moment de transition capital ; il ne faut surtout pas passer à côté.
En quoi La Divine nature des choses a-t-elle jeté les prémices du sujet central d’Aux solitudes ?
Je ne sais pas… Je me rends compte que dans le répertoire classique, j’ai toujours été très sensible à la musique religieuse, même si la religion ne m’a jamais convaincu. Aujourd’hui, je suis convaincu du contraire.
Vous voulez dire que vous vous êtes vous aussi tourné vers la religion ?
Non, je ne peux pas dire que j’ai évacué cette question, mais maintenant que j’y ai bien réfléchi et que j’ai beaucoup lu sur le sujet, j’y ai trouvé quelques éléments de réponse qui me conviennent. D’où le sujet d’Aux solitudes. Je pense qu’il est urgent que l’athéisme revienne pour qu’on retrouve notre responsabilité sur terre. La religion infantilise et déresponsabilise les hommes parce qu’elle leur fait croire qu’il y a toujours quelqu’un au-dessus. A l’occasion d’un travail de commande, je me suis penché sur ce qu’on appelle « le travail de deuil », qui comporte cinq phases, et je me suis rendu qu’à l’échelle de l’humanité nous en étions au stade du déni. Voire au stade de la colère pour certains. Enfin, je dis ça, ma vision des choses est assez naïve. Elle n’engage que moi, mes petites connaissances et surtout mon ressenti.
Quel est le lien entre ce travail de commande et cette théorie sur « le travail de deuil » ?
En fait, en 2004, j’ai proposé à l’orchestre de Bretagne ce qui allait devenir un concerto pour clarinettes, et je l’ai composé en m’inspirant de la définition du travail de deuil selon Freud. Parce que voilà, on entend toujours parler du travail de deuil, mais on ne sait pas ce que ça veut dire. Il y a sept-huit ans, j’ai vraiment appris ce que ça voulait dire. Freud a défini cinq phases dans le travail de deuil : le déni, la colère, la régression, la dépression et l’acceptation. Quand on perd quelque chose, pour pouvoir dépasser ce sentiment de perte, il faut aller au bout des cinq phases du travail de deuil. Tout ça me parlait, et j’ai donc eu envie d’essayer de l’illustrer à ma façon.
Comme le thème de La Divine nature des choses, ce thème du travail de deuil ne semble pas sans rapport avec le sujet central d’Aux solitudes.
En effet, c’est un vaste sujet que je n’ai pas épuisé en travaillant sur ce concerto. J’avais donc envie d’y revenir. Aux solitudes reprend ce thème de manière sous-jacente. Le problème, quand on fait de la musique avec un thème sous-jacent, c’est qu’on ne sait jamais si les gens perçoivent la chose telle qu’on l’a voulue. Pour eux, ça va peut-être représenter la sensualité, alors que je n’ai jamais eu cette approche de la musique.
Vous n’avez jamais abordé la sensualité en musique ?
Non, et je m’en suis rendu compte récemment, très naïvement encore une fois.
<>Ni l’amour, ni les femmes ?
Non, ce sujet ne m’a jamais inspiré une musique.
Vraiment ?
Oui, je suis très mal à l’aise avec ça. C’est quelque chose que je ne sais absolument pas faire. Et avec Renaud, justement, on se rejoignait sur ça, sur une espèce de mélancolie. Renaud n’a jamais fait de chansons dansantes ni de chanson sur l’amour sensuel. Quand il parle d’amour, il parle de ce sentiment que le mec éprouve seul dans son coin.
Je me rappelle avoir parlé de ça avec Manset : comme vous, il avait lui aussi écrit peu de chansons sur l’amour sensuel.
Ah Manset ! C’est vraiment quelqu’un de métaphysique. J’ai eu ma grande période Manset. La Mort d’Orion quand c’est sorti, c’était quelque chose ! Toutes ces orchestrations… Et puis ses textes aussi, sa voix. Je ne l’ai jamais rencontré. A un moment, je voulais mais on m’a tellement dit qu’il était dur à aborder… Enfin voilà, tout ça pour dire qu’encore une fois, la musique qui me plaît le plus n’est pas la musique de distraction mais la musique religieuse. La musique qui me plonge dans des états où je me pose de vraies questions. J’ai toujours aimé ça. Je me souviens que lorsque j’étais jeune et que j’allais dans les messes, j’étais impressionné par le fait de chanter des cantiques en petite assemblée. Là-dedans, il y avait comme une plainte, une espèce de cri de détresse lié au fait qu’on est là et qu’on ne sait pas pourquoi.
A part cette musique, qu’écoutez-vous en ce moment ?
J’écoute assez peu de disques. Je préfère aller à des concerts. Mais je suis toujours à l’affût de nouveaux venus, de personnalités, d’auteurs. Ça, ça m’intéresse. Par exemple, récemment, j’ai eu un coup de coeur pour Red House Painters et Godspeed You Black Emperor. J’ai aussi flashé en découvrant Radiohead via un concert télévisé.
Radiohead qui, comme vous, utilise les ondes Martenot…
Oui, d’ailleurs, à ce concert, Christine Ott en jouait. Elle est aussi ondiste pour Yann Tiersen. Elle est super. Et en voyant ce concert de Radiohead, je me suis aperçu que leur musique n’était pas du tout axée sur la sensualité mais sur une plainte qui, du coup, la rapproche un peu de la musique sacrée. En plus, j’ai trouvé qu’ils avaient une vraie dignité sur scène, une sorte de retenue. Contrairement à certains de mes amis, je trouve ça ni froid, ni intello. Ces types sont de vrais auteurs, et quand on rencontre de vrais auteurs, c’est toujours un peu mystérieux.
Propos recueillis par
Lire notre chronique de Aux solitudes.
Voir le site de Jean-Philippe Goude