Un jeudi ensoleillé d’octobre, près du jardin des Tuileries. Le rendez-vous est pris dans une chambre d’un hôtel prestigieux, pas franchement raccord avec le décor de My magic, le nouveau film du Singapourien Eric Khoo qui fait suite à deux films extraordinaires (Be with me et le moyen-métrage « No day off »). Sur la table trône un cendrier rempli de mégots, signe d’une journée chargée d’échanges avec les médias français. Erik Khoo avoue être fatigué, il enchaîne entretien sur entretien depuis deux jours, doit repartir le lendemain en Belgique pour poursuivre la promo du film. Passant en dernier, nous redoutons l’usure d’un artiste vidé. Surprise : l’homme est charmant, drôle et affable, se donnant entièrement au jeu des questions-réponses, avec la simplicité brillante qui se laisse deviner dans son cinéma.
Chronic’art : Quelles sont les origines du projet My magic ?
Eric Khoo : J’ai rencontré Francis Bosco, l’acteur principal du film, il y a une dizaine d’années, et nous sommes devenus très bons amis avec le temps. J’ai toujours été fasciné par ses talents de magicien, par l’étrangeté de son art. J’avais l’habitude de plaisanter en lui disant : « Si on venait à faire un film tous les deux, je n’aurais rien à dépenser pour ce qui est des effets spéciaux, le budget serait ridicule ! ». La plupart du temps, nous nous retrouvions dans un bar. Au fur et à mesure que les verres défilaient, nos discussions devenaient de plus en plus personnelles. Il y a trois ans, j’étais vraiment déterminé à faire un film avec lui, à partir de nos échanges. Ce n’était plus une plaisanterie selon moi.
Tout s’est alors accéléré ?
Au printemps 2007, j’ai décidé de commencer la préparation de My magic. J’ai fait part à Wong Kim Hoh, mon coscénariste sur Be with me, de mon envie d’écrire ce film avec lui. Wong est journaliste, il a fait beaucoup de reportages, notamment en Inde. Trois journées d’écriture ont suffit à mettre en ordre le récit et à écrire les dialogues. Puis est venue la nécessité de trouver un garçon pour jouer le personnage du fils. J’en ai auditionné six. Lorsque Jathishweran Naidu s’est présenté et a commencé à lire le scénario, j’ai tout de suite su que c’était le bon.
Comment s’est déroulé le tournage ?
Nous n’avions pas beaucoup de temps, la préparation du film s’est effectuée très vite et n’a pas pris plus de trois semaines. Le défi était de tourner le film en douze jours. De plus, les tours de magie étaient assez délicats à tourner. Je me suis donc imposer une seule prise à chaque fois pour ces scènes. Ce travail intense avec Francis a été mon expérience de tournage la plus heureuse. Vous savez, à l’écran, il a vraiment l’air saoul mais pourtant je peux vous jurer qu’il ne buvait que du thé sur le plateau !
Pourquoi avoir choisi le thème de la magie ?
D’abord pour sa relation évidente avec le cinéma, et l’illusion qu’ils produisent tous les deux. Ça vient aussi du fait que mes enfants, qui ont entre 9 et 14 ans, me reprochaient de faire souvent des films trop ennuyeux pour eux. Je voulais réaliser un film qui les touche vraiment. La magie m’a toujours fasciné. J’avais beau connaître l’astuce des tours de Francis sur le plateau, je ne voulais pas filmer sa mise à nu. Je ne veux pas savoir, je veux simplement voir et éprouver. Dans mon film, la magie irradie à plusieurs degrés. Elle peut soit surprendre, soit mettre un voile sur les malheurs de cette famille. Cette illusion passe par le sacrifice du père pour offrir un meilleur quotidien à son fils. Avec My magic, mon désir était de créer une sorte de conte moderne. Je dois avouer que les premiers jets du scénario ne ressemblaient en rien au résultat final. Le film devait être une fable, située dans une Singapour ensevelie sous la neige. Mais cette vision devait correspondre à la vision du petit garçon. Je voulais la confronter à celle du père, beaucoup plus réaliste et plus rude. Et puis j’ai découvert La Route de Cormac McCarthy. La pureté de l’écriture et des sentiments décrits dans ce livre m’a complètement chamboulé. J’ai donc pensé : « Ne vas pas t’embêter à mobiliser unénorme budget, reviens aux fondamentaux, reste dans la simplicité ! ».
Pouvez-vous nous parler de cette idée de transmission, d’héritage, qui semble occuper une place importante dans le film ?
Le point de départ du film, le conflit entre le père et le fils, mène à l’idée de l’engagement, qui devient progressivement un don de soi. Je voulais montrer l’importance pour un père de transmettre à son fils le meilleur de lui-même. Son héritage n’est peut être pas glorieux, mais c’est tout ce qu’il peut lui offrir. En définitive, l’enfant a davantage le rôle du père. C’est cet écart que je désirais souligner. Je voulais aussi déjouer le monde des préjugés. Aujourd’hui, on est facilement enclin à juger les gens selon leurs apparences. C’est ce qui se passe à propos du personnage de Francis dans la première moitié du film. Je pense que la réussite de nos efforts est d’avoir pu révéler la véritable nature de ce père, derrière son masque pathétique. Mais je ne dois cela qu’à Francis et à sa façon d’incarner ce rôle, de le rendre humain.
Mais la transmission, ici, se confond d’une certaine manière avec le sacrifice…
Un père est souvent prêt à tout pour ses enfants. Et malheureusement, l’un des moyens pour parvenir à ce but est le sacrifice de lui-même. Cela paraît très manichéen, le film étant une fable. Mais si vous voulez que je rentre dans les détails à propos de ce choix précis, je dirais que cette idée provient aussi de mes origines. A Singapour, les châtiments corporels existent encore pour ceux qui enfreignent la loi. Ces méthodes sont très violentes : on peut facilement se faire battre pour un délit. Cela me fait l’effet d’une grande cruauté et je pense être marqué par cela. Ce manque de compassion et cette rigidité au sein de ma société m’attristent profondément. Ces éléments se sont peut être intégrés à ma façon de raconter une histoire.
Dans tous vos films, les personnages souffrent du manque de communication.
C’est vrai, c’est une chose qui m’affecte beaucoup et My magic ne déroge pas à la règle. De façon générale, tous mes personnages sont en quête d’affection, ils cherchent à briser les barrières pour combler ce manque quotidien.
La limite entre émotion est et pathos est parfois fragile. Vous interdisez-vous certaines choses lorsque vous écrivez ou mettez en scène ?
Mes enfants n’ont pas pu voir le film parce qu’à Singapour, il est interdit au moins de 16 ans. Maintenant qu’il est sorti en DVD, je peux leur montrer. J’ai demandé à la commission de censure de baisser la moyenne d’âge pour les entrées, afin que les enfants puissent voir le film avec leurs parents. La responsable de la commission a refusé, me disant que le film l’avait fait sangloter. Pour elle, l’identification aux personnages était telle que les enfants ne pouvaient supporter ça. C’est un paradoxe énorme : mon film souffre de provoquer des émotions fortes chez le public ! Alors que The Battle of the red cliff (prochain film de John Woo, sur la guerre des Royaumes chinois au IVe siècle, ndlr), où l’on voit des têtes voler, n’est interdit qu’au moins de 12 ans. Uniquement parce que la violence des combats empêche toute identification ! Mais pour revenir à votre question : sur My magic, nous ne nous sommes imposés aucune règle.
Le travail plastique de My magic semble différent de celui de Be with me. Comment avez-vous pensé votre mise en scène face à cette histoire ?
Le travail sur Be with me était très subtil, je m’aidais constamment de storyboards. Je donnais beaucoup d’indications et de référence à mon directeur de la photographie, Adrian Tan. Je ne voulais rien de tout cela pour My magic. Néanmoins, j’ai réengagé Adrian pour ce travail, mais les repérages se sont faits sans lui. J’emmenais mes acteurs répéter sur les lieux et on décidait après coup de la mise en scène et des mouvements de caméra. Pour ce film, j’ai vraiment voulu que tout soit le plus fluide possible. Quant à l’esthétique, je ne voulais pas que l’image soit magnifique ou éclatante, je la voulais rude, crue. Il y avait un côté organique dans ce tournage : on posait la caméra à un endroit et on tournait tout de suite, instinctivement. C’était jouissif. Sur certaines scènes, on se contentait de déplacer la caméra, et on ne faisait aucune coupure. On voulait travailler sans filets. Sans la HD, rien de tout cela n’aurait été possible. Je pense que pour chaque film, il y a une manière différente de s’approprier une histoire. On ne se donne pas forcément de la même façon, donc la mise en scène s’adapte aux besoins du scénario. Je n’aime pas n’avoir qu’un seul style.
Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ?
Je travaille la plupart du temps avec des amateurs, des gens qui n’ont jamais mis les pieds sur un plateau de cinéma. Je ne veux pas faire autrement. Singapour est une ville très petite : vous avez les acteurs de théâtre, les acteurs de TV et honnêtement, on les voit beaucoup trop. Pour la plupart de mes films, j’adopte la même démarche : je rencontre les gens qui vont incarner mes personnages, je parle beaucoup avec eux, autour d’un verre, avant le tournage. Cela facilite énormément les choses pour la suite. Quant à Francis, je me suis essentiellement inspiré de sa personnalité et de sa vie. En quelque sorte, le film a été écrit pour lui. Il a d’ailleurs un fils avec lequel il s’était brouillé il y a dix ans. Celui-ci s’était installé en Irlande et avait coupé toute communication. Quand son garçon est revenu à Singapour, Francis lui a dit : « J’ai fait un film pour toi ». Son fils l’a pris immédiatement dans ses bras. Depuis, ils gardent un bon contact.
Comment avez-vous vécu l’expérience cannoise de My magic ?
On était vraiment heureux de représenter le premier film singapourien en compétition officielle, c’était un grand honneur. Le lendemain de la projection, les gens nous arrêtaient dans la rue, prenaient Francis en photo et compatissaient pour lui ! Et lui me disait : « Comment ça se fait qu’à Singapour, personne ne se soucie de moi ? » La plupart des festivaliers sont, pour la majorité, des cinéphiles. Et quand ils vous félicitent, cela représente énormément de choses. Je dois beaucoup à Cannes : mon deuxième film, Twelve stories (inédit en France, ndlr) était à un Certain Regard, mon troisième, Be with me, a fait l’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs. Cela restera pour moi une expérience inoubliable.
Avez-vous des influences, des artistes qui vous ont donné l’envie de faire du cinéma ?
Quand j’étais jeune, j’adorais le cinéma de Scorsese. Il y a plusieurs réalisateurs que j’admire. Je me sens très proche du cinéma d’Aki Käurismaki. Je suis aussi fan de films d’horreur, notamment les premiers films de Sam Raimi. J’aime également les oeuvres de Kurosawa. Sinon, dans le cinéma de Hong Kong… (il réfléchit), à part Bruce Lee et Yuen Woo-Ping… (rires)
Comment êtes-vous venu au cinéma ?
J’ai effectué l’essentiel de ma formation technique dans une école en Australie. Mais le plus épanouissant, lors de ces années, c’est la découverte de tout un pan du cinéma d’auteur que je ne connaissais pas. J’ai pu assister à des rétrospectives de cinéastes comme Bergman ou Cassavetes, chose qui était impossible dans mon pays. A Singapour, c’était une époque très dure pour le cinéma : certains films étaient interdits ou censurés. Depuis, on connaît le système des restrictions pour les âges. La situation s’est améliorée, un public amateur de cinéma d’auteur existe bel et bien. Il n’empêche que l’industrie reste encore sous la domination écrasante des sorties hollywoodiennes.
Comment vos films sont-ils reçus dans votre pays ?
Si on compare avec les recettes des sorties hollywoodiennes, c’est ridicule ! Je crois qu’ils ne s’en tirent néanmoins pas si mal. Pour Be with me, le film avait été programmé dans 4 salles et, à la fin de la journée, il y a dû y avoir 20 000 entrées… D’un point de vue artistique, mes films trouvent leur public. Be with me a été interdit aux moins de 18 ans pour la simple raison que deux de mes héroïnes s’embrassent dans le film. Les deux filles sont à la fac, la commission avait peur que cela encourage les étudiantes à devenir lesbiennes ! Le système de classification à Singapour est complètement fou : une dizaine de paliers existent, du tout public jusqu’à l’interdiction aux mineurs. C’est difficile de s’en sortir avec cela, même si la situation de la censure s’est considérablement améliorée. Aujourd’hui, seuls les films à connotation religieuse n’ont aucune chance de passer sur les écrans : La Dernière tentation du Christ n’a jamais été diffusée à Singapour.
Vous sentez-vous seul dans le cinéma singapourien, ou pensez-vous qu’il y a un espoir, une génération de cinéastes qui vous succèdera ?
Singapour est un petit pays, il y a 5 millions d’habitants. On ne pourra jamais vivre le même essor que le cinéma coréen. On ne connaîtra jamais les mêmes résultats en termes de box-office. On ne peut pas se comparer à Hong Kong non plus, qui est une immense fabrique de divertissement. Mais tant que l’on reste créatif et sincère, je pense que l’on aura toujours quelque chose à filmer. Mon pays ne produit certes qu’une poignée de films et il est de plus en plus difficile de monter des projets, mais espérons que ceux-ci résonneront suffisamment à l’étranger.
Avez-vous des projets ?
Mon prochain film tournera autour de la vie de Rose Chen, une danseuse de cabaret, qui connut un énorme succès à Singapour, dans les années 50. Il lui arrivait de danser nue, avec un anaconda autour du cou, et de faire d’autres choses tout aussi extravagantes. Pour le moment, je suis en pleine recherche : je consulte des archives, des interviews d’elle de l’époque, etc. Le plus difficile sera de mettre tout cela en ordre puisque Rose Chen, à chaque interview, donnait une version différente de sa vie. C’était une remarquable conteuse et une véritable icône. On raconte que les hommes de l’époque avaient, dans leur chambre, un poster de Marylin Monroe et juste à côté, un portrait de Rose Chen. Je pense commencer le tournage du film l’année prochaine. Techniquement et esthétiquement, le film sera différent des deux autres. Ce sera un film historique, on voyagera à travers les décennies. Les moyens seront donc plus importants que mes précédents tournages.
Propos recueillis par et
Lire notre chronique de My magic