Troisième long-métrage du déjà indispensable Rabah Ameur-Zaïmeche après les très beaux Wesh wesh et Bled number one, Dernier maquis, avant d’être le traité de résistance promis par le titre, est d’abord un grand film de cinéma, de mise en scène, où se confondent les enjeux de formes et de fond pour faire valser les lignes entre elles et, à l’image d’un décor en permanente mutation, construire un film en permanente réinvention.

Chronic’art : Comment le projet de Dernier maquis s’est-il inscrit dans votre parcours ?

Rabah Ameur-Zaïmeche : La première version du scénario a été écrite après Wesh wesh. A l’époque je n’avais pas réussi à obtenir des financements, aussi je l’ai mis entre parenthèses et avec Louise Thermes, la co-scénariste, nous sommes partis sur l’écriture de ce qui allait devenir Bled number one. Puis je suis revenu au Dernier maquis par facilité, puisque le scénario était écrit et qu’il ne demandait qu’à être retravaillé… J’ai gardé la base : une tragédie prolétarienne qui interroge la place de l’Islam et son rapport avec le monde du travail. Nous avons choisi de décrire l’univers et le sort réservé à ceux qui, après avoir franchi les mers et les déserts, s’abîment pour un salaire de misère.

Le scénario a-t-il beaucoup évolué entre cette première mouture et ce qui est devenu Dernier maquis ?

Il y a eu beaucoup de modifications, principalement sur les personnages. Au départ il s’agissait de l’histoire de deux frères, l’un patron, l’autre contremaître. J’étais censé jouer ce dernier, mais il y a eu une défection de la part de l’acteur qui devait incarner mon frère. Il a fallu s’adapter, les deux personnages pouvaient fusionner et n’en faire qu’un seul. C’est ainsi qu’est né Mao. Le scénario n’a jamais été figé, il a continué à s’écrire pendant le tournage : on bougeait des blocs, on inventait de nouvelles choses… Rien n’est jamais définitif.

Au moment de l’écriture, vous connaissiez déjà ce décor, qui est quasiment le seul du film ?

Oui, je connais cet endroit depuis longtemps. C’est un garage en région parisienne, dans une zone industrielle semblant abandonnée, avec des cuves de carburant, un canal, des avions qui passent… J’ai vu ce lieu à l’aube et j’ai immédiatement senti que c’était un décor de cinéma, qu’il fallait y faire un film – ou plutôt qu’il y avait là un film qui m’attendait, de toute évidence. A l’époque il n’y avait que quelques palettes autour de ce garage rempli de camions en réparation, et elles nous ont tout de suite subjugués. On y a vu leur puissance symbolique inouïe. On n’a pas hésité, on en a réclamé mille milliards.

Cette « scène » unique, cette sorte de plateau de théâtre où se déroule quasiment tout le film, comment l’avez-vous abordée au tournage ?

On a commencé par filmer ce décor comme celui d’un théâtre antique. On a eu de la chance, juste à côté du garage il y avait une colline depuis laquelle on pouvait faire des plans qui ressemblent à des plans de grue. Puis, on a plongé au milieu de l’arène, on a placé la caméra au centre des rapports de production avec une vision à 360 degrés, et on filmait comme ça de tous les côtés, en tournant la caméra sur elle-même pour attraper des morceaux du décor et des personnages. Le meilleur, c’est que ce plateau composé de milliers de palettes rouges était toujours mouvant, sans cesse déplacé par l’activité humaine.

Que représentent ces palettes, pour vous ?

Elles sont le coeur du film. Ce rouge, ça sautait aux yeux… La palette est la preuve éclatante du côté archaïque de tout système de production. C’est un objet central dans le transport des marchandises, et en même temps un objet élémentaire, un assemblage ingénieux de morceaux de bois qui n’a de valeur que fonctionnelle. Ce sont les Américains qui l’ont inventée après la seconde guerre mondiale. Et puis il y avait quelque chose de magique avec ces palettes : tandis que je préparais le film, j’avais peint une toile abstraite avec des formes rouges qui rappellent énormément une colonne de palettes. En fait, j’avais imaginé sans le savoir le dernier plan du film. Palette pour palettes… Elles nous ont obligés à nous concentrer sur elles, quitte à abandonner des personnages et des scènes. Elles nous ont surtout aidés à mettre de côté le scénario et à travailler autrement, non plus avec un script, mais avec une sorte de séquencier, des feuilles de toutes les couleurs sur lesquelles étaient écrits les titres des scènes, et que l’on disposait comme un puzzle. Sur le plateau, chaque technicien avait un exemplaire de ce tableau. C’est une manière plus immédiate, plus sensible d’imaginer le film, et aussi plus efficace : en cas d’imprévu, on ne se plongeait pas dans le scénario pour savoir quoi tourner, mais on changeait de feuille, de couleur, tout simplement. J’aime m’affranchir du côté littéraire d’un scénario. L’écriture est une étape importante, mais il y a un moment où il devient nécessaire de s’en détourner.

A ce propos, les deux scènes autour du ragondin détonnent dans le film. C’est une caractéristique de votre cinéma, cette idée de transporter le film dans un ailleurs inattendu, le temps d’une respiration ?

J’aime ce type de décrochages, qui sont toujours un peu dérisoires, un peu joyeux… On ne quitte pas le film pour autant, mais on change pendant un instant de mode de perception. Ce sont des choses qui se conçoivent sur le tournage. A l’écriture, on ne peut que formuler des hypothèses… Pour revenir au ragondin, animal envahissant, considéré comme nuisible seulement parce qu’il fait des trous dans les berges, comment ne pas être de son côté ?

Qui sont les personnages de votre film ?

Ce sont des travailleurs étrangers, des mécaniciens, des manœuvres, un chef de village. Ils constituent une composante importante du prolétariat d’aujourd’hui ; mais sont souvent méconnus et exclus du processus démocratique. Et puis, il y a Mao, le patron musulman qui ouvre une mosquée et désigne sans aucune concertation l’imam.

Comment avez-vous procédé pour faire jouer ensemble les acteurs, dont vous, et les ouvriers qui travaillaient au garage ?

Il n’y a que des acteurs dans le film, mais seuls les mécanos et moi avions déjà joué auparavant. Les autres, les manœuvres qui triaient, réparaient et peignaient les palettes, le sont devenus pendant le tournage. Il a fallu peu de temps pour se comprendre, même si au départ ils nous prenaient pour des fous. Mais ils se sont imposés d’eux-mêmes. Le muezzin vient du Sénégal. Il me rappelle Bilâl, un esclave affranchi, compagnon du prophète, qui est devenu le premier muezzin de l’histoire de l’Islam. L’imam, formé en Algérie, a toujours rêvé de faire du cinéma. C’est comme ça qu’on a trouvé nos personnages, en découvrant nos acteurs.

Ce que vous observez, dans Dernier maquis, c’est la place de l’Islam dans le monde du travail…

Oui, avec les questions que cela soulève, toujours posées dans une complexité dont on ne tient pas assez compte dans les relations aux travailleurs musulmans, alors que la religion est souvent pour eux un dernier rempart. La scène où les ouvriers s’opposent sur le choix de l’imam est importante parce que cette question-là, celle de la désignation de l’imam, est historiquement capitale : après la disparition du Prophète, c’est devenu un problème central, un motif de déchirement. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer cette controverse aujourd’hui en France, dans une zone industrielle de la région parisienne, avec des ouvriers et un patron au caractère prosélyte ; et ce que cela déchaîne dans leurs rapports et leurs aspirations. Il y a un mur entre eux, mais celui-ci est percé de trous et la lumière le traverse de partout. Ca pourrait être ça le dernier maquis…

Vous êtes plutôt attaché à l’idée de la mise en scène comme travail d’observation, davantage que comme la construction d’un discours ?

Oui. Je n’ai pas spécialement été marqué par le cinéma ouvrier ou militant. Par contre, je me souviens très bien d’images tirées d’un documentaire où l’on voit des mineurs qui remontent à la surface. Je tiens à l’impact documentaire, à ses pulsations et à sa force d’observation. Le désir de devenir cinéaste est venu très tôt, comme une réponse aux frayeurs que j’avais enfant en regardant certains films à la télévision, des films muets en noir et blanc avec des ombres et des vampires… Et la réponse à ces frayeurs passe par la veille documentaire.

Après coup, comment voyez-vous la place de Dernier maquis par rapport à Wesh wesh et Bled number one ?

Avec Dernier maquis, j’ai l’impression d’être revenu près de Wesh wesh : dans mon premier film, on descendait le long des fenêtres, des étages avec des panoramiques verticaux. Ici, on monte le long des empilements de palettes. Du coup j’ai le sentiment d’avoir terminé quelque chose autour des structures. Le rapprochement se fait aussi par la lumière, la texture de l’image. Bled number one est un détour par la nature, avec une lumière dorée, éthérée. C’est un film flottant, suspendu entre deux brises. La lumière de Wesh wesh et de Dernier maquis est plus froide, plus bleutée, métallique. Cela dit j’ai beaucoup pensé au tournage de Bled number one. De nouveau attentif à la bienveillance des circonstances, j’ai eu le sentiment que le film était déjà là, qu’il suffisait de le traquer pour le capturer comme dans un rêve. C’est peut-être ça le cinéma, un immense piège à rêves.

Propos recueillis par

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