Sur des accords électriques derviches, Sing Sing répète gravement en français des refrains obsessifs et borderline, histoires inquiétantes d’incestes, d’amis morts enterrés en secret, de combats de chiens menaçants. Avec sa grande taille et ses favoris 1900, de sa voix grave et changeante d’acteur malgré lui, il invoque froidement le danger potentiel d’une personnalité multiple. Cet air de viril psychopathe se déraidit lorsqu’il accompagne ou s’accompagne d’Eloise Decazes, sous le duo Arlt, leçon d’altérité qui rappelle la Fontaine (Brigitte) couplée à Areski dans les 70’s. En suivant une ligne doucement psychiatrique, on verra dans l’association que forment Bertrand Belin et son alter-ego Florian Caschera, alias Sing Sing, un curieux dédoublement de personnalité, rencontre fusionnelle, émulation amicale qui passe par une étrange similitude du chant, un même goût des ellipses, un flair littéraire commun. Ces deux-là jouent ensemble au chat et au chat, s’accompagnant et se fondant l’un dans l’autre, jouant leurs différences sur un certain sens du baroque(rock) chez Belin, contrariant amicalement le goût de la répétition chez Sing Sing (pseudonyme lui-même répétitif), et leur permettant l’accord parfait (l’arrangement et ses variations pour l’un, la chanson-litanie pour l’autre). Ces duos duaux, faits de différences et de répétitions, posent là une esthétique et une éthique de la rencontre, qui nous fait penser que s’il y a une « communauté qui vient », dans la chanson française aujourd’hui, de singularités quelconques réunies, elle commence bien ici, et a le plus bel idéal qui soit… Entretien avec Sing Sing, en complément de notre dossier « Une autre chanson française » à lire dans Chronic’art #45, en kiosques.
Chronic’art : Quelles seraient tes influences, françaises notamment (j’entends dans Arlt les fantômes d’Areski et Fontaine, Mendelson chez Sing Sing) ?
Sing Sing : Tu as raison de parler de fantômes. J’envisage vraiment les influences éventuelles comme des présences spectrales, des échos, des réminiscences. Je crois que les chansons sont traversées, travaillées par les voix qui les ont précédées. Qu’il faut savoir les accueillir. J’ai écouté pas mal de choses sans m’en revendiquer ouvertement pour autant, ma mémoire travaille de façon assez inconsciente, je crois. En France , j’ai surtout bien aimé ces gens qu’on dit de travers et ça inclut aussi bien Satie que Christophe, les trublions notoires, des poètes du Chat Noir à Katerine en passant effectivement par la Fontaine (Brigitte). Les fantaisistes macabres à la Bashung ou Marcel Kanche aussi, parce que le noir m’amuse et parce que leurs positions obliques me bottent. Il faut se pencher à mon avis sur la façon qu’ont de pratiquer la chanson quand ça leur pique des gens comme Jean-François Pauvros , Jac Berrocal ou même Red. A ce titre, les cabarets de Noël Akchoté me donnent pas mal à réfléchir. Bon, après, j’ai surtout beaucoup écouté, beaucoup reconnu, beaucoup oublié tout un tas de rockabilleux obscurs, de free-jazzmen, de songwriters déviants, bluesmen aveugles, garage-bands amochés, de la pop excentrique et puis les Ethiopiques comme tout le monde. Et puis j’ai plus appris chez Léonard Cohen, Lou Reed (ou même Iggy Pop, d’ailleurs, parolier sensass pour ce que j’en pige) que chez Brassens. Eloise a écouté surtout Arvo Part, des chansons de geste remontées d’on ne sait où, des choses assez étranges, cruelles, noires et drôles, aux confins du fantastique, une poignée d’ensorceleuses folk, Purcell et va savoir quoi (elle est très secrète). Au final, je crois que ma principale influence en France, ce doit être Comelade dont je partage les goûts musicaux, une idée de la contrebande et l’idée du strip-tease musical. Une façon à la fois gamine, légère et très sérieuse de rassembler de mémoire des choses entendues, hétérogènes le plus souvent, pour en faire un truc cohérent. Avec un souci de distance et de transfiguration personnelle. Mendelson, je vois ce que tu veux dire. C’est intéressant.
Il y a une violence sourde et inquiétante dans tes chansons, reliée à l’enfance, à l’inceste, à la mort de proches. Tu as eu une vie difficile ou tu vis dans des fictions ?
Je n’ai pas eu une vie trop difficile, non. Une enfance un peu inquiète peut-être, et des deuils comme tout le monde. Surtout une façon de fantasmer ça très intense. D’en rire aussi, je n’ai pas de complaisance avec la douleur. D’ailleurs, je ne parle pas tellement de douleur, surtout de trouble. Ma grande affaire, c’est ça : c’est le trouble. Les fantômes, le désir, le manque, le pressentiment, avec un sens amusé de la catastrophe et le tout battu par une météo puissamment déboussolée. Ces chansons, je les considère avant tout comme des plaisanteries pas forcément drôles ayant trait, disons, à une certaine pacotille métaphysique. Avec terre et rouille en abondance, pourtant.
Quel rapport particulier te lie à Bertrand Belin (vous lie tous les deux ) ? Il y a une impression d’émulation et de fusion qui se dégage à vous voir et vous entendre ensemble (similitude du chant, même goût des ellipes, flair littéraire)…
Il faudrait lui poser la question. On se connaît bien, on travaille ensemble, il semblerait qu’un métabolisme commun nous ait gratifié d’une pulsation commune (ce vague swing à la guitare nourri de choses disparates, rockabilly-picking folk pour aller vite, assez percussif et compliqué d’apports divers, un peu baroques et qui diffèrent d’ailleurs chez lui et moi). Mais Bertrand est un vrai guitariste, un vrai musicien, un vrai chanteur avec un savoir objectif et une virtuosité que je n’ai pas du tout. Moi je suis nettement plus primitif. Et nous ne chantons pas du tout de la même façon, contrairement à ce que certains ont l’air de penser. Pour tâcher de te dire ce qui nous lie tous les deux, on s’est rencontré il y a longtemps et « reconnus » immédiatement si j’ose dire. En ont résulté des années de correspondances, de nuits blanches assez farouches et de beuveries, de conversations théoriques absolument cintrées et extrêmement stimulantes, des échanges de toute sortes et pas seulement à propos de musique. Cela dit, à mon avis c’est plutôt sur nos nombreuses différences qu’il peut s’avérer intéressant de se pencher.
Tes morceaux fonctionnent beaucoup sur la répétition (mêmes phrases) et la différence (nuances de ton). Est-ce un tic, ou un but ? Chamanisme, hypnose, suggestion ?
Au départ je voulais écrire des textes très courts sans pour autant composer des chansons trop brèves… Et j’aime l’idée d’une chanson qui ne s’établit que sur une ou deux informations mais dont le sens peut éventuellement se trouver modifié, amplifié ou altéré par cette même répétition. S’ajoutent à ça le goût du ressassement, de la litanie, une méfiance vis-à-vis du remplissage, une impossibilité à dire , une obligation de dire quand même. Un système nerveux qui m’interdit le texte-fleuve. L’idée qu’un texte puisse être considéré par ce moyen comme un motif musical (à la Moondog que j’aime beaucoup) plus que comme une narration. Une conscience un peu bégayante. Et puis surtout, je trouve ça drôle. C’est comme des comptines. C’est entêtant, ça finit par devenir absurde. Arlt, du fait du duo s’y prête particulièrement. En solo, j’aimerai bien creuser un peu plus le récit à l’avenir. Mais un récit à trous. Et digressif. J’aime la digression autant que la répétition. Pour ce qui est des nuances de ton, je crois que c’est dû aux sautes d’humeur. J’aime bien l’idée de l’hypnose, mais je ne pense pas pousser le bouchon suffisamment loin pour ça. Ou alors ce serait une hypnose contrariée.
Ton souffle de voix est borderline, funambule, et pourtant dessine de vrais personnages. Le chanteur est schizo ? Et te considères-tu comme un acteur quand tu chantes ?
Il doit y avoir une légère schizophrénie, je ne sais pas bien. Je ne me sens pas acteur du tout en revanche (bien qu’il y ait une part de comédie incontestable dans le fait de monter sur scène et de s’adresser à des gens en estimant avoir des choses à leur dire). Surtout la même phrase répétée trois fois peut tout à tour m’amuser, m’ennuyer, m’inquiéter moi-même. J’imagine que le chant se colore inévitablement de ça. Mais je ne pense pas incarner de rôles. Des points de vue, à la rigueur.
Sing Sing a un côté psychopathe viril. Arlt est une leçon d’altérité. Tu trouves ainsi l’équilibre ?
Eloïse n’est pas moins psychopathe que moi ! Elle est surtout très authentiquement hantée, avec une façon (sur scène et dans le chant) de s’incarner très violemment puis d’orchestrer sa propre disparition qui n’a rien à voir avec la comédie et qui me laisse absolument songeur. Elle peut aussi devenir légère et drôle, passer sans prévenir d’un burlesque nonchalant à une vigueur très possédée. Je trouve ça très étonnant. C’est au départ ce qui m’a motivé à travailler avec elle : cette espèce de présence quasi-surnaturelle. Eloïse, c’est les marées, des éclipses, un horizon toujours recommencé, des spectres en pagaille. Mais lui mettre mes mots et mes obsessions personnelles dans la bouche (à la Gainsbourg) ne m’a pas passionné longtemps, pas plus que de lui construire un « univers » soi-disant sur mesure et censé lui « ressembler ». Rien à foutre de ça (et puis elle n’avait pas besoin qu’on la « pygmalionne »). Plutôt mettre en forme comme des questions à usage personnel, pour elle et moi. Des problèmes de langage qui relèvent en même temps du sentiment. Savoir qu’il y a dans les chansons de Arlt des phrases qu’Eloïse a prononcé spontanément dans la vie quotidienne et que j’ai reconstruit , remonté dans mon petit babil architectural. C’est assez impudique, sans doutes, mais bon. Alors oui, c’est vraiment une histoire d’altérité. Et qui concerne la pensée, l’humeur, le paysage. Ne serait-ce que dans le chant – tour à tour dialogué ou à l’unisson et où l’on se sonde l’un l’autre, se scrute, perturbe, rejette, rejoint. C’est bien. Eloïse, c’est aussi l’ensemble des éléments naturels qui me manquent, un avis autre et des motivations différentes des miennes. Mais l’équilibre que je pourrais y trouver reste précaire. C’est inconfortable, périlleux, même. Mais très joyeux.
Est-ce qu’il y a une nouvelle-nouvelle chanson française ? Ce serait qui ?
Pour moi ça ne veut pas dire grand chose. La « chanson française » ce n’est pas vraiment un genre en soi, ce n’est pas un ensemble global. Et la « nouvelle chanson française » qui n’a d’ailleurs jamais existé ne représente rien pour moi. Et puis Je ne sais pas si je fais de la chanson française. Ou alors si, mais de la « chanson française paradoxale ». Je n’ai pas vocation à désigner des familles, à valider des cercles, à définir des scènes. Ce n’est pas mon rôle. J’ai été autant marqué en France par Red ou Don Nino que par Dominique A et Mendelson. Je me fous de la langue dans laquelle chacun s’exprime. A mon avis l’important est de parler la langue qu’on s’est choisi. Que j’ai choisi le français ne relève en rien d’un acte de militantisme ou de la défense d’une identité quelconque. C’est la langue dans laquelle je pense, dans laquelle je rêve, dans laquelle j’aime. Je trouve ça plus difficile et plus bandant d’avoir à essayer de faire sonner ça à peu près correctement et puis ça me permet de marquer mes différences avec mes influences anglaises ou américaines. Cela ne concerne que moi. J’aime Alban Dereyer qui écrit en anglais et Greg Gilg qui chante indifféremment en français, en anglais, en russe, en espagnol. Pour ne pas me défiler tout à fait, je dirai qu’il y a peut-être une « autre » chanson française plutôt qu’une nouvelle et qu’elle est représentée par des gens très différents les uns des autres (Belin ou Nataf pour ne citer qu’eux n’envisagent pas les choses de la même façon que Flop ou Tante Hortense par exemple . Personnellement, c’est la diversité de ces propositions qui m’excite). J’aime que ces gens aient placé la musique au centre de leurs enjeux, qu’ils ait le souci de la langue plus que du texte , qu’ils fondent leur petit merdier sur une mémoire vaste qui soit doublée d’un sens de l’aventure et du dépassement. Cette chanson –là a toujours existé, pratiqués plus ou moins marginalement par des singuliers, des solitaires (Marcoeur, Fontaine, Annegarn). La nouveauté c’est peut-être qu’aujourd’hui ces gens-là soient moins isolés. Je ne suis pas sûr que ce soit leur rendre service pour autant que d’en vouloir faire une chapelle de plus. La chanson, ça peut être une aventure formidable si on la considère comme un territoire encore et toujours à défricher, où brasser les styles. La chanson peut tout se permettre, tout accueillir, des éclats de rock n’roll , des bouts de machins pop, de la musique improvisée comme l’écriture la plus rigoureuse, des choses très archaïques et des choses très modernes, du populaire et du savant, de la pensée, de l’instinct, du plaisir et de la trouille. En tout cas c’est comme ça que moi je la rêve.
Propos recueillis par
Sing Sing – Ton pire cheval (Minimum)
Arlt. – Arlt. (auto-produit)