Tout le monde se demande un peu comment vit la scène rock en Chine. Papier Tigre, sans doute la meilleure chose qui soit arrivée au rock-français-chanté-en-anglais depuis des lustres (lire notre chronique), nous a offert l’exclusivité du compte-rendu de leur tournée en Chine (janvier 2008). Entre banlieues polluées et rades sans sono, le trio nantais arty-hardcore nous offre un bel aperçu des conditions de vie et des possibilités d’expression de la jeunesse chinoise. Bonne route.
La soirée du nouvel an 2008, une yansing tiède en cannette de 33cl qui résonne entre le ronflement de passagers chinois, épuisés par leur voyage des plus belles capitales européennes. Au moins cette année on aura échappé à la fête obligatoire ; ça tombe bien dans cet avion tout le monde s’en moque, le nouvel an chinois sera dans un mois, on se souhaite des trucs biens, sans trop de conviction et on va se coucher. Je fais partie d’un groupe qui s’appelle Papier Tigre, on vient juste de faire deux mois de tournée européenne, et là on enchaîne avec la Chine pendant vingt jours. Le Rome-Pékin arrive en début d’après-midi et là, Julien qui travaille avec nous (label & booking), commence à flipper secrètement : et si cette tournée, fantasmée par mail et par téléphone n’était qu’une vaste blague très bien orchestrée, et si Yoann le mec qui organise la tournée en Chine ne se pointait pas à l’aéroport…On attend deux minutes puis Yoann et son amie Xin (les organisateurs de cette tournée) arrivent, habillés comme pour une guérilla urbaine : en fait, il fait très froid. Les premières journées sont pleines de curiosités (architecture, circulations, cuisine, langages…), les yeux grands ouverts, on attend les concerts avec impatience.
Le premier concert se passe à Shijiazhuang, à quelques heures de train de Pékin, c’est la première fois qu’on prend le train sur cette tournée, on va en faire beaucoup, on y reviendra. On joue au The Velvet Underground Bar, le boss du lieu vient nous chercher à la gare avec sa copine. Ils nous emmènent manger et, vu leur anglais ainsi que notre chinois, on comprend vite que la communication ne va pas dépasser les gestes simples. Nous lui faisons remarquer qu’on se passerait bien de viande pour le repas, et il nous fait servir un sandwich de viande de cheval qui croque sous la dent à chaque nerf. Il est vexé qu’on ne touche pas à ces sandwichs et il nous en veut un peu. Le bar est assez grand, il y a un billard et des affiches sous verre du meilleur de l’Occident, à savoir un poster de Skid Row, des publicités Chanel, un portrait de Woody Allen et évidemment la banane d’Andy Warhol… Le matériel sur lequel nous jouons est en très mauvais état mais on s’en accommode et, comme pour n’importe quelque concert, on attend, sauf qu’il n’y a pas de chauffage et qu’il fait très, très froid. Pendant que tout le monde se prépare à choper la crève, le public arrive et la première partie aussi. Le groupe se compose de cinq personnes d’une quinzaine d’années qui font un mélange de Linkin Park et de variètoche, habillés plus américain que Linkin Park eux-mêmes. C’est le groupe chinois type avec lequel on jouera pendant ce tour. Le concert se passe devant un public de 35 personnes dont 23 entrées payantes. On a vendu 14 CD ce soir là, ce qui n’est pas négligeable, car tous les concerts se rémunèrent aux entrées, ce qui rend l’économie de la tournée très fragile. Pour cette soirée, par exemple, on récupère les entrées mais on doit payer le personnel du bar et du son, ainsi que les billets de train (en Chine, il faut être dans la ville de départ pour pouvoir acheter un billet ; par ailleurs, les billets ne peuvent être achetés que cinq jours avant le départ du train). Bref, on le paye pour jouer, puis on attend le train pour Wuhan jusqu’à 2h00 du matin. Notre première nuit dans le train est assez dépaysante. Le mouchoir n’étant pas très à la mode dans la région, les passagers ont pour coutume de se racler la gorge avant de cracher par terre. Les lois anti-tabacs ne sont pas encore entrées en vigueur et donc ça fume partout et tout le temps. On s’endort donc tranquillement, avant de se faire réveiller à 6h00 avec la télé et la lumière blanche dans les yeux…
Wuhan est une ville de 10 millions d’habitants, dont je recommande la visite à quiconque est allergique à l’écologie. L’odeur est un mélange de fioul et de poussière, je mets mon masque hygiénique pour la première fois lorsque Pierre Antoine (batteur) se met à saigner du nez dans le taxi. Le pays détruit et reconstruit des bâtiments plus modernes, tout va très vite et dans certains quartiers on observe même des collines de gravas tous les dix mètres. On arrive dans le Vox Bar, un grand lieu tenu par un américain. Nous sommes hébergés dans l’hôtel à côté de la salle qui est aussi propre que le train. La journée est longue, le concert ne se passe pas trop mal même si le public n’est pas au rendez-vous. Peu de temps après le concert, la salle se transforme en discothèque pour les expatriés du coin.
Breakers, R&B et Budweiser. On rentre se reposer. Le lendemain, on prend l’avion de Wuhan à Shanghai. Sur le trajet jusqu’à l’aéroport, on peut voir des tonnes d’usine qui recrachent pas mal de fumées, des hommes et des femmes sur les quatre voies qui balayent la route, parfois avec un plot orange accroché à l’épaule, par mesure de sécurité.
A l’aéroport de Shanghai, nous rentrons en contact avec le futur : la train navette entre l’aéroport et la ville atteint jusqu’à 430 km, des tours partout, achevées ou en construction. Le 4 Live est une salle de taille moyenne ; par chance les gens sont nombreux à venir nous voir. Le matériel est de bonne qualité, nous réalisons un de nos meilleurs concerts en Chine. Nous rencontrons pas mal de monde, dont des expatriés qui nous invitent dans un bar lounge-chic de Shanghai. Le monde des expatriés en Chine est décidemment très loin de la réalité, isolés dans leur monde à part, leurs bars, leurs restaurants, leurs quartiers… Leur pouvoir d’achat étant énorme par rapport à celui qu’ils pourraient avoir dans leur pays, l’ignorance et les paillettes priment souvent sur la découverte de la culture chinoise, ce qui arrange clairement les autorités locales. Le lendemain nous visitons Shanghai avec Yuan Yuan, un ami de Xin, avant de repartir avec le train de nuit vers Changsha.
A Changsha, l’arrivée est rude à 9h00. A l’hôtel, on nous explique avec le sourire qu’il n’y a pas d’eau aujourd’hui. S’ensuit une bonne séance d’énervement entre nous et, la fatigue aidant, on n’est pas très malins. L’ambiance s’apaise au fur et à mesure, la ville laisse même entrevoir des arbres et des espaces verts. Nous jouons dans un club punk, un drapeau derrière la scène arbore une étrange croix celtique. Le changement est radical et le lieu ressemble beaucoup plus par l’ambiance et l’accueil à un lieu autogéré européen. Un des groupes qui ouvre, tourne et connaît donc la musique en Chine. Ils nous amènent dans un très bon et très petit restaurant dans une arrière cour, le concert se passe très bien, ils font même un effort financier pour nous filer un coup de main. Je discute à l’extérieur du bar avec un chinois qui a vécu à Londres, il nous explique qu’ici, on parle uniquement de sport ou de musique. C’est une des premières choses qu’il nous dit ; je crois qu’il ne veut pas s’étendre sur des sujets sensibles, voire politique sur lesquels nous n’aurions pas forcément le même point de vue, du moins je l’espère.
A Guiyang, l’ambiance est légèrement différente mais toute aussi détendue. Sidi gère le South Park Bar toute seule. Elle nous accueille chaleureusement en nous amenant prendre une douche chez un ami écossais à elle. On joue directement sur la sono. Le public est composé de chinois et de quelques expatriés anglophones, le plus souvent des professeurs d’anglais. Certains d’entre nous accusent un peu le coup. Sur cette tournée, chacun est malade, se plaint ou s’amuse chacun son tour. Comme il n’y a pas vraiment de café où attendre, on profite souvent des KFC ou MacDonald’s pour déposer nos sacs lourds, guitares, caisse claire et cymbales, et attendre le prochain train.
Le soleil nous attend à notre arrivée à Kumning. Ca sent les vacances. A l’hôtel, les chambres sont occupées aux trois quarts par des occidentaux habillés en complet randonneurs : chaussures pour marcher sur la Lune, vestes et pantalon hi-tech anti-vent, neige, rouille… Nous passons la journée à glander chacun de notre côté, avant d’aller au bar, accompagnés par deux jeunes qui parlent anglais mais qui n’ont – c’est ce qu’ils disent – rien à voir avec l’organisation. Le Speakeasy Bar ressemble à un des endroits préférés de la mafia chinoise, sombre et en sous sol ; il semblerait que personne n’a joué ici depuis des années vu la poussière sur la batterie ainsi que l’état de la scène. Bref, on explique gentiment que la peau de grosse caisse est trouée, et que le scotch ne suffira pas. Après une demi-heure de négociation – comme souvent en Chine -, ils nous accordent une peau de grosse caisse neuve qui se révèlera d’assez mauvaise qualité. Il y a d’autres soucis, l’ingénieur du son de la salle n’existe pas. Au fur et à mesure de la « balance », on commence à comprendre que tout sort sur deux pistes de la table. Arthur prend en main le son et on peut enfin partir se promener et manger. A notre retour, il y avait une dizaine de personnes venues pour le concert. Clairement, je n’ai toujours pas compris qui organisait, et pourquoi ils nous ont invités.
Le lendemain, Chengdu, la capitale du hotpot, une sorte de fondue dans un plat rempli d’huiles et de piments qui flottent à la surface. Je dois avouer que nous avons eu pas mal de problèmes avec la cuisine chinoise, parfois succulente, parfois infâme. On n’a jamais vraiment su se situer là-dessus. Les plats et sauces sont souvent salés, sucrés et épicés en même temps. Nous sommes allés déguster le fameux hotpot. Le restaurant nous a préparé une version light pour occidentaux ; néanmoins, à la première bouchée, je manque de m’étouffer, ce qui fait rire la serveuse. Petit à petit, on s’habitue et on finit par se régaler. Le concert se passe dans une salle boisée, le Little Bar. Le lieu est très agréable, il se situe à côté d’une galerie d’art. Le concert a lieu devant une centaine de personnes. A la fin du concert, des spectateurs veulent prendre des photos avec nous, comme à chaque date pratiquement. La quantité de photos est assez incroyable. Je me demande surtout ce qu’ils vont pouvoir faire des photos d’un groupe français inconnu, de nos têtes barbues et fatiguées. Les Chinois, d’après ce qu’on m’a expliqué, ne sont pas habitués à exprimer leurs sentiments. S’ils les expriment, c’est comme s’ils les perdaient, ce qui explique mieux ces moments interminables de photos avec des jeunes chinois et chinoises, répétant inlassablement les mêmes phrases en Chinesenglish, du type « I very like your music ».
Ils nous proposent des Tsing Tao et des cigarettes en permanence. Une nous dit même que c’est la première fois qu’elle parle avec des étrangers.
A Xian, le lendemain, il neige et la température a viré au très, très froid. La ville est belle, très touristique ; nous jouons dans un des seuls bars de la ville avec quatre groupes du coin. L’ambiance est survoltée par la bière et, durant le concert, la batterie Pearl se décompose. Un spectateur gueule que c’est de la merde japonaise avec l’accord du reste du public. A la fin du concert, un groupe monte sur scène pour faire des reprises des Guns, Neil Young ou Radiohead, devant une dizaine de personnes buvant du faux Jack Daniel’s. En Chine, tout a son faux, des cigarettes aux pièces détachées de voiture ; pour le whisky, c’est un mélange de vrai whisky, d’eau et de Baixo (alcool de riz Chinois). Après un jour de repos, nous rentrons tous les cinq (le groupe, Julien et Yoann) à Pékin. Le train part le soir vers 19h00 et doit arriver vers 12h00 le lendemain. Du moins c’est ce qu’on a compris. Le personnel du train vient toujours voir les passagers une heure avant leur arrivée. En fait, notre train arrive à 6h00 et on se fait réveiller assez brutalement.
De retour à Pekin pour une semaine, nous avons plus de temps pour nous familiariser avec la ville et la vie de tous les jours. Le premier concert a lieu au Mao Live, une grande salle de concert, qui a la spécificité d’être entièrement gérée par des Chinois. Le son n’est pas terrible, le concert n’est pas très bien compris. On ne s’attarde pas dans la salle, car juste après, on joue dans un bar qui ouvert 24/24 pour un « after ». Le bar est en partie tenu par des Français et les prix sont beaucoup plus élevés que la moyenne. Le bar n’est presque peuplé que d’expatriés. Lorsqu’on est au milieu du set, le patron nous demande d’arrêter pour que les clients consomment plus tardivement et qu’il puisse nous payer en conséquence ! Notre animation musicale dans le bar s’arrêtera 40 minutes plus tard. Le lendemain, nous nous rendons au D22, le lieu indie-rock fréquenté par certains des groupes indie chinois les plus connus, comme Carsick Cars, PK14, New Pants… certains sont sur le label Modern Sky Records, le label indie de l’Etat chinois ! Tout de suite, de par la playlist qui tourne dans le bar, nous savons qu’ici nous sommes un peu plus chez nous. La plupart des étrangers apprécient le concert, mais notre musique ne plait pas à la majorité des groupes chinois présents. Le lieu est au centre d’une scène musicale très fermée, les contacts sont donc assez timides. Quoi qu’il en soit, les Américains qui co-gèrent le lieu sont heureux. La soirée finit rapidement en beuverie. La dernière soirée se passe au 2 Kolegas, une salle dans un préfabriqué au milieu de nulle part. La soirée tarde à commencer, nous sommes fatigués. Et puis nous sommes le seul groupe à jouer. Le patron est très sympathique et regarde tout le concert avec intérêt. C’est assez rare pour être signalé.
En Chine, je suis un « Lao Wai », ce qui signifie « étranger », et de ce fait je suis identifié comme quelqu’un qui a de l’argent, donc on me remarque et on me prête de l’attention. Les prix grimpent à notre passage, les gens nous fixent des yeux par curiosité… Certains chinois reprochent aux occidentaux d’avoir perverti le pays (historiquement, le pays était fermé, puis les Anglais ont introduit l’opium, par exemple…). Le quartier de Sanitoune à Pekin est plein de bars et de bordels et on peut tout trouver : drogues, prostituées, toute la panoplie, juste à proximité des lieux où travaillent les occidentaux. Mais alors pourquoi suivent-ils exactement le même chemin que nous ? L’argent et l’apparence sont roi comme partout ailleurs. L’individualisme est très fort et en dehors de son réseau de famille et d’amis, les contacts sont extrêmement limités. La Chine veut se faire passer pour un pays moderne et développé, et fait tout dans ce sens. Dans certains lieux où passent couramment les étrangers (lieux touristiques, grandes métropoles…), ils en mettent plein les yeux : haute technologie partout (écrans plats géants, tours les plus hautes du monde, train magnétique…), mais également des choses plus subtiles comme des poubelles avec le tri sélectif. La réalité est différente : un grand nombre de farmer-workers passent de ville en ville pour travailler et subvenir à leurs besoins. Un certain nombre de personnes ne savent pas lire comme plusieurs taxi-drivers qu’on a rencontré ou des serveurs qui ne savent pas compter. La pollution et les maladies liées à des problèmes environnementaux sont de plus en plus nombreuses ; les disparités sont énormes. Il y a une opposition très forte entre les citadins et les paysans. On dit même que les paysans seraient invités à quitter la ville pour les jeux olympiques de Pékin en 2008 ; dans ces conditions, ils seraient alors prioritaires pour les trains. Cette apparence est flagrante au niveau vestimentaire. Lors des concerts, on voit des petits rockeurs comme en France. Le problème est qu’ils n’ont accès qu’au divertissement et pas au fond. Je m’explique : l’ouverture à l’Occident de la Chine reste très limitée, une grande partie du réseau Internet est censuré, il n’y a pas de liberté de la presse, le révisionnisme est un sport national et certains groupes sont quasiment interdits. La subversion pour le public chinois moyen est un riff de Sum 41. On leur permet d’être habillés à la manière de, de voir les grands films de divertissement, d’écouter le top du mainstream américain. Cependant, on leur impose de ne pas réfléchir sur la société qui les entoure : ça conforte le pouvoir en place, comme les investisseurs étrangers.
Nous repartons en début d’après-midi vers Rome puis Paris, avec une idée un peu plus précise sur la Chine qu’un article du Point.
(Merci à Xin et à Yoann)
Lire notre chronique de l’album de Papier Tigre
Papier Tigre en tournée :
le 01/04 au 1929 à Rennes
le 03/04 à l’Astrolabe à Orleans (with Huspuppies)
le 09/05 au Nouveau Casino à Paris (with Monochrome + Do You Compute)