En complément de notre dossier « Netocrates » (Chronic’art #42, en kiosque), nous publions sur Chronicart.com de nouveaux points de vue (à venir aussi, les versions intégrales des interviews publiées dans le magazine) de spécialistes, ou netocrates potentiels, sur l’essai d’Alexander Bard et Jan Söderqvist qui vient de paraître en France.
Réalisateur et journaliste indépendant, Laurent Courau est surtout le créateur de La Spirale, l’eZine des Mutants Digitaux qu’il relance prochainement dans une toute nouvelle version (web + PDF). Depuis 1995, il déniche et interroge les freaks technoïdes des bas-fonds de la sphère informationnelle.
Chronic’art : Connais-tu la théorie « netocrate » d’Alexander Bard et Jan Söderqvist et si oui qu’en penses-tu ?
Laurent Courau : Oui. L’un des collaborateurs de La Spirale, Rémi Sussan, avait interviewé Alexander Bard au printemps 2004. Ça me semblait très intrigant, d’autant que je me souvenais d’Army Of Lovers, le groupe queer kitsch de Bard du début des 90’s. L’interview est toujours en ligne pour les personnes que cela intéresserait. Ce que je pense de la Netocratie ? Elle me semble se baser sur des observations justes, notamment une nouvelle redistribution des cartes autour du traitement de l’information, le concept d’identités multiples, etc. Pour moi, elle fait partie d’un ensemble de nouvelles grilles de lecture à superposer pour mieux comprendre et appréhender les mutations en cours dans nos sociétés informationnelles.
Te considères-tu comme un « netocrate » ?
Si je m’en réfère à Bard qui oppose la logique de consommation passive à la Netocratie, la réponse serait plutôt oui. J’espère faire évoluer mon identité au travers de mes recherches et de mes productions plutôt qu’en faisant mon marché dans ce que l’on me propose sur les étalages médiatico-culturels. Cela dit, et même si elle est juste dans le cas des fondateurs de Google qui sont souvent cités comme des références en matière de netocratie, la notion d’élite me déplait. On peut revendiquer l’appartenance à une minorité de défricheurs sans nécessairement se recommander d’une élite avec ce que cela implique en prétentions hiérarchiques. Et je ne te parle même pas de mon compte en banque qui est vraiment loin, mais alors vraiment très loin d’être à la hauteur ! (rires)
Dans ton entourage, connais-tu des personnes que tu pourrais, sans aucun doute possible, qualifier de « netocrates » et pourquoi ?
Je pourrais sans doute te citer quelques personnes parmi les collaborateurs de La Spirale et de Brainsushi, l’agence média liée au site, mais aussi parmi nos lecteurs et nos interlocuteurs. Mais pour moi le meilleur exemple de ce que pourrait être un netocrate reste Thierry Ehrmann que vous avez justement interviewé dans le dernier numéro de Chronic’art et à qui je renvoie la balle avec plaisir. L’essence même des activités de son groupe est le traitement et l’organisation de l’information dans un contexte de lutte permanente avec les pouvoirs en place, qu’ils soient industriels ou étatiques. Et en parlant de lutte, je minore. Il serait plus juste de parler de guerre totale en mode thermonucléaire ! (sourire)
Dans un contexte de trop-plein informationnel comme nous le connaissons aujourd’hui, quelles sont les manières de faire un tri efficace et quels sont les nouveaux « médias » crédibles et / ou dignes d’intérêt ?
Les informations qui comptent vraiment ne sont accessibles au plus grand nombre qu’en cas de crise grave, lorsque les verrous sautent sous la pression. Ce qui est de plus en plus rare, les dispositifs de contrôle se montrant toujours plus efficaces. Personne ne trouve le moindre intérêt à leur divulgation dans les médias de masse dont le rôle oscille de plus en plus souvent entre le divertissement abêtissant et la manipulation à des fins partisanes. Certaines personnes très informées se sont ainsi organisées pour retourner la crise économique actuelle à leur avantage. L’énormité des sommes transférées en 2007 vers les banques et les fonds d’investissement suisses en constitue une preuve parmi d’autres. C’est pourquoi il est important de tirer profit des ressources propres à l’Internet, de chercher dans les niches, du côté des bulletins d’information confidentiels ou semi-confidentiels publiés par et pour les spécialistes, de faire des recoupements, d’établir des concordances, etc. L’information existe. Elle est disponible sur le Net, quel que soit le champ d’investigation, pour qui se donne la peine de la chercher, de la recouper et de l’analyser.
Au-delà des clichés, quelles sont les mutations fondamentales qu’Internet et, plus généralement, la société en réseau a engendrées ou va engendrer selon-toi par rapport à l’ « ère capitaliste » que nous avons connu ces dernières années ?
Je ne pense pas que nous soyons sortis du capitalisme et notamment de sa forme la plus dégénérée : l’ultralibéralisme. Des économistes ont établi que le partage des richesses n’a jamais été aussi inégalitaire dans toute l’histoire de l’humanité, y compris au Moyen-âge et dans l’Antiquité. Un rapport récent de l’ONU a établi que les 2% des personnes les plus riches du monde possèdent plus de 50% de la richesse mondiale, alors que 50% des plus pauvres n’en possèdent qu’un pour cent. Et que le revenu des 225 personnes les plus riches au monde est égal à celui des 2,7 milliards les plus pauvres, soit 40% du monde. De plus, et contrairement à Bard, je ne suis pas convaincu que l’ère de la production de biens matériels soit derrière nous comme tend à le souligner la hausse actuelle des prix des matières premières et de l’énergie. Mais pour en revenir à la question des mutations fondamentales, nous sommes loin des utopies des débuts de l’Internet. On parlait à l’époque de village global, de partage des ressources et des connaissances. Aujourd’hui, c’est bel et bien terminé. Après la phase marchande actuelle, la prochaine étape sera le contrôle absolu des individus au travers d’un réseau omniprésent, de plus en plus dématérialisé, voire même implanté dans nos corps avec les prochaines applications des puces RFID. Tout ça sous prétexte de nous protéger du terrorisme, des accidents de la vie et des maladies. Sorti des débats autour du rapport qu’il a dirigé pour le compte du gouvernement Sarkozy, Jacques Attali parle très bien de la prise de pouvoir croissante des compagnies d’assurance sur nos vies et des normes qu’elles nous dictent dans son livre Une Brève histoire de l’avenir. Il nous faut donc rester vigilant, nous informer et informer. Personne ne pourra arrêter les évolutions technologiques et la question n’est d’ailleurs pas là, mais on doit s’efforcer de les circonscrire pour limiter les dégâts.
Comment réveiller la France qui paraît être à la traîne en qui concerne l’ère netocratique annoncée par Bard et Söderqvist ?
Bien que ne me sentant pas vraiment à l’aise dans le rôle du prophète apocalyptique, je ne pense pas que le pays relève la tête sans passer par un électrochoc. Ce qui ne devrait plus tarder au regard du contexte international et de la déliquescence de nos élites intellectuelles et politiques. La suite dépendra de notre capacité à réagir. Les périodes de crises, comme celle que nous traversons – et qui devrait selon toute probabilité empirer – sont aussi des périodes de remise en question. Les fondations s’effritent. Des brèches s’ouvrent. Et plus que jamais, c’est le moment d’oser, de proposer et d’inventer. A l’occasion d’une interview récente, je parlais avec Norman Spinrad de la perte de vitesse de la littérature prospective et d’anticipation. Ce qui illustre bien le sentiment général d’inquiétude devant un avenir de plus en plus imprévisible. Les quinze dernières années ont été le théâtre d’une déconstruction quasi complète de nos fondamentaux. De plus en plus de gens ont peur du futur. Et aujourd’hui, on ne peut plus se satisfaire d’une esthétique basée sur cette déconstruction. II ne suffit plus de se situer dans une dynamique de contestation nihiliste et dépressive. C’est trop facile. Nous sommes déjà devant le fait accompli. Les marges et les avant-gardes doivent maintenant repenser le monde en termes de construction. C’est sur ce terrain que se situe la transgression, la vraie rébellion. Mais il y a heureusement de bonnes raisons d’être optimiste. Je ne serais pas surpris que nous assistions prochainement à la renaissance de la cyberculture des pionniers du Net, celle de Mondo 2000, de Boing Boing dans sa version papier et du Wired de la première époque, une culture tolérante, enthousiaste, porteuse d’espoir et résolument tournée vers l’avenir. Nous devons refuser les dystopies dont on veut nous gaver, retrouver l’envie de croire en des lendemains qui chantent. Le problème n’est pas tant les outils technologiques que les consciences. Nous devons nous rapproprier notre futur. Et ce genre d’éveil passera avant tout par la culture et donc par les médias qui la véhicule. En somme, c’est aussi à nous de faire le boulot, d’apporter du sens et de l’espoir, de « réenchanter le monde » comme dirait une amie chère. La charge en incombe à Chronic’art et à La Spirale. Aux nouveaux médias, à toutes celles et à tous ceux qui revendiquent l’héritage des avant-gardes, des cultures marginales et de la contre-culture depuis les années 50 et au-delà.
Dans 10 ans, qui es-tu, où es-tu, que fais-tu ?
Après une pause de trois années, je m’emploie actuellement à relancer La Spirale pour en faire un vrai média bilingue, francophone et anglophone. L’idée reste la même depuis les premiers pas de la lettre d’information cyberpunk que je publiais au début des années 90 : « Plutôt que de nous plaindre des médias, devenons les médias ». En conclusion, j’escompte bien que nous soyons tous là dans dix ans, toujours sur la brèche, toujours curieux des dernières évolutions sociales, technologiques et culturelles, toujours attentifs à ce qu’il se passe dans l’underground, sur les marges, mais aussi à ce qu’il se trame du côté des centres de recherche scientifiques, des réseaux financiers, des instances décisionnelles et des cercles de pouvoir en tout genre. L’expérience aidant, j’ai bon espoir. Bon nombre d’intuitions et de schémas prospectifs exposés dans nos médias depuis la seconde moitié des années 90 se sont incarnés dans notre réalité quotidienne. Aussi farfelus que nous puissions paraître aux yeux de certains, nous ne nous sommes pas plantés sur toute la ligne. Loin de là. Et ça va finir par se savoir et payer en retour…
Propos recueillis par
Voir le site de Laurent Courau, La Spirale et BrainSushi.
(Re)lire aussi notre entretien réalisé en avril 2004 à l’occasion de la parution de l’anthologie papier Mutations pop et crash culture (Chambon / Le Rouergue)
Lire également nos interviews de Tristan Nitot, Geert Lovink, Thierry Ehrmann, Adam Greenfield et Thierry Théolier.
Ainsi que notre entretien fleuve avec Alexander Bard et Jan Söderqvist, les auteurs des Netocrates (février 2008).