En 1987, paraissait une œuvre qui a changé davantage que le visage de la bande dessinée. « Watchmen », œuvre-monde et monumentale d’Alan Moore et Dave Gibbons, s’offre une nouvelle et luxueuse édition pour fêter cet anniversaire. Retour sur une référence, plus (post)moderne que jamais.
Et si la crise boursière d’octobre ou la réélection de Margaret Thatcher n’étaient pas les faits les plus mémorables de l’année 1987 ? Si cet événement, comme le conçoit Alain Badiou (s’inspirant de Mallarmé), qui tranche dans le réel par sa singularité pour prétendre à l’universalité, changeant la face du monde, était la publication de Watchmen ? Les vingt ans de cette œuvre ne sont pourtant pas son âge de raison, car Watchmem, c’est tout sauf une œuvre rationnelle, ou alors une raison qui éclaterait dans la folie. Alan Moore, au moment où il débute ce travail pour un éditeur de super-héros on ne peut plus classique (DC Comics), a derrière lui un passé de vendeur de LSD a la sauvette dans son lycée de Northampton, un mariage précoce, et une réputation de petit génie du scénario, pour s’être frotté à la SF et l’anticipation dans les pages de magazines anglais tels que 2000AD,Warrior ou Doctor Who. C’est là qu’il débute V pour Vendetta, le premier sommet de sa carrière (même s’il paraîtra après Watchmen), une fable uchronique se déroulant dans une Angleterre fasciste façon 1984, sorte de violent pamphlet antithatchérien et belle ode anarchiste dont l’adaptation cinématographique (2006) ne donne qu’une pale idée. En parallèle, Moore se frotte aussi au super-héros en reprenant le personnage de Marvelman, un vieux concurrent de Superman, dont il fait un personnage amnésique, retrouvant ses pouvoirs par hasard. Remarqué par les éditions américaines DC Comics, il se voit confier en 1984 la relance de Swamp thing (La Créature du marais), un titre horrifique et moribond auquel il donne une identité singulière, créant au passage le personnage de John Constantine, magicien chasseur du mal (Moore se présente d’ailleurs aujourd’hui comme un magicien, adorant une étrange divinité serpent). Le succès fulgurant – et inattendu – de Swamp thing illustre surtout deux caractéristiques propres à Alan Moore, et qui constitueront une permanence dans son travail : une aptitude unique à s’adjoindre les services du dessinateur idéal (et souvent inconnu) pour chacune de ses œuvres (David Lloyd et son trait poisseux pour V pour Vendetta, Dave Gibbons et son trait flamboyant et vicié pour Watchmen, Eddie Cambell et son style « tourmenté et flou », selon la définition de Moore, pour From hell) et la maîtrise parfaite des codes d’écriture propres à un genre pour mieux les détourner.
Qui gardera les gardiens ?
« Quis custodiet ipsos custodiet ? ». C’est une citation du satiriste romain du premier siècle Juvénal, inscrite au frontispice de Watchmen, qui donne son titre à l’oeuvre. Pour l’industrie du comics américain, autant dire qu’il s’agit déjà là d’une révolution. Le rapprochement avec Juvénal, comme souvent chez Moore, dont la culture, mêlant ésotérisme hard, humanités classiques et influences pop, est tout simplement prodigieuse, est tout sauf fortuit. Juvénal dresse le portrait, d’un pessimisme exacerbé, d’une société romaine décadente, en proie à une crise morale et politique profonde. Comme c’est le cas dans cette société américaine où évoluent les ex-Watchmen, des super-héros défroqués par la force d’une loi qui les a obligés, à deux exceptions près (le Comédien, un guerrier fasciste et ultraviolent, et Dr. Manhattan, un être capable de décomposer la matière et de voir passé et avenir indifféremment), à abandonner costumes et prérogatives. Ca ne vous rappelle rien ? Les Indestructiblesde Brad Bird (auteur aussi du très beau Géant de fer), joyau du studio Pixar, en reprend rigoureusement le pitch, à une échelle grand public toutefois. Mais avec Watchmen, comme le rappelle Lance Parkin dans une excellente monographie consacrée à Moore, on est plutôt du côté de Citizen Kane pour son côté mégalomane et techniquement irréprochable. Mégalomane, car cette confrontation entre un conflit nucléaire américano-soviétique imminent et l’insupportable impuissance des Übermenschen débouche sur une apocalypse inouïe et difficilement représentable, baroque et wagnérienne à la fois. Quant à l’impressionnante complexité du scénario, fait de chausse-trappes et de la multiplicité des points de vue, elle fait écho au découpage clinique de la page et des chapitres, qui renvoie à la maîtrise de la physique quantique du Dr. Manhattan, ce personnage qui concentre toutes les ambiguïtés d’un super-héros aux pouvoirs illimités et pourtant inopérants. L’adaptation cinématographique annoncée, œuvre de Zack Snyder (Dawn of the dead, 300) après avoir été longtemps entre les mains de Terry Gilliam, sera-t-elle à même de rendre compte d’une telle profondeur ?
20 ans après, rien n’a changé
Watchmen demeure encore aujourd’hui la meilleure bande dessinée d’Alan Moore, et même, pour certains, celle de tous les temps. Mystique par conviction, il semblerait que l’Anglais ait perçu la bande dessinée comme le media idéal où condenser le monde et composer des histoires à sens multiples. Plus qu’une réinvention du mythe du super-héros, Watchmen est la mise en place d’un nombre de niveaux de lecture abyssal, d’une structure narratives polyphonique enchâssant les récits les uns dans les autres, d’un vocabulaire le plus souvent polysémique (un peu affaibli avec cette nouvelle traduction, mais l’exemple nu de Watchmen se révèle significatif, qui se traduit par gardiens tout en suggérant délibérément l’idée du temps qui passe, un autre élément important du récit), de jeux de correspondance intellectuel entre mots et images… Bref, une bande dessinée cherchant, aussi, à repousser les limites de son langage. A suivre chronologiquement la carrière de Moore, il parait évident que l’homme s’est peu à peu désincarné, se repliant dans la rigueur et l’excellence poétique. Des récits comme From hell, Lost girls, ou La Ligue des gentlemen extraordinaires, si visionnaires et brillant soient-ils, ne libèrent plus cette inclination tendre pour l’espèce humaine qui amplifiait douloureusement ses peintures de fin du monde. Et le lecteur, toujours considéré ouvertement comme un interlocuteur, va perdre sa dimension de réflecteur moral pour se transformer en simple partenaire de jeu. Pour quelle conséquence ? Aucune de ses conclusions ne suscitera plus ce terrible dilemme qui étreint à la dernière page. A ceux qui ne l’ont pas lue, il est vivement conseillé d’arrêter là la lecture de cet article. Mais vous lecteurs, lectrices qui connaissez la fin, si vous étiez ce journaliste découvrant le journal du héros, désormais seul homme sur Terre à savoir pourquoi la moitié de l’humanité est morte et à connaître le coupable, le publieriez-vous, alors que personne n’est plus à sauver ? Ou garderiez-vous le silence par dépit en espérant, finalement, que le génie du mal a eu raison, qu’il était peut-être possible, désormais, de donner un nouveau départ à l’humanité ? Silence complice d’un massacre ou aveux inutiles, dangereux mais honnêtes ? Vingt après, la réponse est toujours aussi impossible à donner. Vraiment, rien n’a changé.
et
Les Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons
(Panini Comics)