Sarcastique et radical à la manière d’un Muray, contemporain et révélateur façon Houellebecq, l’écrivain-essayiste-reporter du chaos Benoît Duteurtre continue de pointer et de renverser habilement les grands paradoxes de l’époque dans son nouveau roman, « La Cité heureuse ». Dans le même temps, il publie un recueil de chroniques sur « l’air du temps ». Considérations sur l’époque.

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #39 (octobre 2007)-

Chronic’art : Dans cette contre-utopie qu’est La Cité heureuse, un entrepreneur rachète une ville et ses habitants pour en faire le complexe touristique ultime, « Town Park ». Ce monde factice, recréé sur un lieu déjà existant (contrairement à Disneyland), symbolise-t-il la victoire de la civilisation des loisirs, l’aboutissement de la « touristification » en cours ?

Benoît Duteurtre : Plus encore que le thème de la « touristification », ce qui m’intéresse ici, c’est la « privatisation » du monde : cette idéologie omniprésente qui veut faire de l’entreprise le moteur de la prospérité et du progrès, quand tout montre que la réalité se traduit par une société souvent plus chaotique, angoissée, précaire. Je me suis donc demandé ce qui se passerait si mon quartier était racheté – avec ses habitants – par une multinationale, puis « valorisé » selon les méthodes propres aux entreprises. J’ai raconté la naissance d’un tel projet, son essor puis son effondrement catastrophique ; et j’ai suivi l’histoire d’un personnage pris dans cette situation.

Le narrateur, d’abord opposé à cette conception du monde, passe par toutes les étapes avant de déchanter : adaptation, résignation, et parfois jouissance. Cette question de l’adaptation au monde, présente dans tous vos livres, comment la gérez-vous personnellement ?

J’ai une certaine capacité d’adaptation à l’évolution de notre société, même quand elle me paraît détestable. Heureusement, car tout refus de l’évolution du monde tel qu’il va a quelque chose d’irréaliste. Notre force de résistance est à peu près nulle devant les phénomènes en cours. J’ai donc mis en scène un personnage pragmatique, qui finit par accepter les choses après les avoir longtemps combattues. Ce qui rend d’autant plus cinglante sa désillusion, parce qu’il espère, par sa résignation, trouver enfin sa place dans le monde nouveau et que malgré tout, c’est la catastrophe qui finit par le rattraper. Moi même, je suis plein de contradictions devant mon époque : d’un côté je la trouve haïssable, de l’autre elle me passionne, au point que j’y consacre à peu près tous mes livres… En tout cas, ce moment de l’histoire nous soumet continuellement à la question du pragmatisme : on a beau le trouver désolant, il faut bien se soumettre à ses procédures. Dans Chemins de fer, je montrais une publicitaire qui détestait la liquidation du « service public », mais se voyait chargée d’expliquer le contraire pour gagner un contrat avec la SNCF. Dans ce nouveau livre, mon héros se laisse « acheter » par la multinationale de loisirs qui vient de mettre la main sur son quartier – parce que les gros chèques, les stock-options, les plus-values boursières, qu’on condamne par principe, peuvent nous mettre à l’abri du système financier qui les engendre.

Pensez-vous, comme se le demande le narrateur en relisant, perplexe, un pamphlet quasi situationniste rédigé lorsqu’il était jeune, que notre époque soit « objectivement minable » ?

L’idéologie relativiste voudrait nous persuader que tout a toujours été pareil, que chaque époque a ses qualités et ses défauts, si bien qu’il devient impossible de critiquer radicalement notre temps. Il existe partout un mouvement d’autodéfense du présent, spécialement dans les milieux « culturels » et « pensants », qui se sentent régulièrement obligés d’affirmer que la littérature, le cinéma, la télévision n’ont jamais été aussi florissants. Moi-même, je suis optimiste par nature, sinon par raison ; c’est pourquoi j’observe mon temps avec une certaine gourmandise. Mais je suis aussi persuadé que la civilisation mondiale est entrée dans une « basse époque » – à peu près aussi réjouissante que les profondeurs du Moyen Age. C’est comme si toute l’histoire humaine achevait de s’effondrer dans un chaos, sans autre horizon pour l’heure que le tourbillon de l’économie, de la finance, et l’angoisse de la fin du monde. Cela dit, en faisant ces observations par le biais de ce texte retrouvé sur un ordinateur, je cherche moi-même à relativiser. Le narrateur trouve finalement ces considérations trop pessimistes.
Il s’empresse de broder une théorie contraire sur les progrès de l’informatique ou de la médecine. A mon avis, dans un roman, le décor peut suggérer une vision du monde ; mais l’action, les personnages, gagnent à cultiver le paradoxe et la contradiction.

Le narrateur est scénariste pour la télévision, grassement rétribué – au départ – par une chaîne d’humour, liée à la compagnie qui gère Town Park. Trois de ses scénarios viennent s’immiscer dans le récit sous forme de nouvelles. On sent que vous vous êtes fait plaisir en imaginant ces trois stéréotypes du monde « moderne »…

J’adore écrire des nouvelles – et là ce sont presque des nouvelles qui s’insèrent dans l’action principale. J’en ai profité pour faire revivre certains personnages de mes romans précédents. Il n’est pas nécessaire de les avoir lus, mais on peut les reconnaître : Nicolas, le héros de Gaieté parisienne, désormais confronté à la question de la « famille gay » ; Eliane, l’héroïne de La Rebelle, qui connaît un brusque succès littéraire en racontant chaque détail de la sexualité de son amant ; et David, le héros du Voyage en France. C’est toujours un plaisir de relier ses différents livres (rêve balzacien) et de prolonger la vie de ses personnages dix ans plus tard. Mais c’était aussi une façon de me rapprocher du narrateur de La Cité heureuse qui, du coup, est l’auteur des mêmes histoires que les miennes, et peut donc subir les reproches qu’on m’a souvent fait : pourquoi ce cynisme ? Pourquoi vous moquer des femmes libérées, du microcosme gay ? Détestez-vous votre époque ? Etes-vous réac ? Face à ses employeurs, il doit toujours se défendre de telles accusations. Mais derrière tout cela, il y a surtout le jeu de construction qui est l’un des bonheurs du roman. On pose les pierres l’une après l’autre : l’embryon qui se développe, les histoires secondaires, comme ces trois fictions. Tout le jeu l’intérêt consiste ensuite à relier ces différents éléments dans une histoire cohérente.

A plusieurs reprises, vous évoquez la mort dans La Cité heureuse. L’angoisse noire de la mort explique-t-elle selon vous l’état du monde au présent et de l’humanité ?

C’est vrai que la fin des grands rêves de l’humanité, l’effondrement des croyances religieuses aussi (au moins dans le monde occidental) ont fait de la mort une angoisse plus noire que jamais. Et j’étais frappé par ce parallèle entre l’évolution de la vie individuelle (les rêves de l’enfance et de la jeunesse, puis la découverte de la maladie et de la mort) et celle du monde dans lequel nous vivons (les grands rêves de l’histoire, puis la découverte de l’incertitude sur une planète fragile et menacée).

A la fin du roman, vous réunissez vos trois personnages de fiction et le narrateur en imaginant un dialogue entre eux. D’où vient votre fascination, et même votre affection, pour ces caricatures a priori affligeantes de l’époque ?

Je ne sais pas si c’est le regard de l’homme ou celui du romancier, mais il est vrai que, d’une façon générale, j’aime les personnages tels qu’ils sont, dans leur ridicule, avec leurs limites, leurs contradictions. Les vrais héros ne m’intéressent guère, et j’ai d’ailleurs développé une théorie sur ce que j’appelle la « littérature de basse cour » : les poètes lyriques voient l’homme comme un grand fauve ou comme un aigle abattu ; moi, je me suis toujours intéressé davantage à la basse cour, à cette cohabitation des poules, des cochons et des moutons, ce jeu quotidien, drôle et cruel. J’évoque tout cela dans un texte sur Marcel Aymé repris dans Ma belle époque.

Recueil où vous affirmez, dans l’avant-propos, qu’on continue de vous qualifier de « réactionnaire ». Honnêtement, c’est toujours vrai ?

Dès l’instant où je me moque de mon époque, le comité d’autodéfense du présent réagit : il m’accuse un peu moins facilement aujourd’hui d’être réactionnaire, mais il continue, par exemple, de qualifier mes livres de pamphlets plutôt que de romans. Ce qui est une mauvaise façon de présenter les choses, car j’écris d’abord des histoires : j’aime créer des mondes, des décors, des lieux, des situations, des personnages. Tel est mon vrai plaisir dans La Cité heureuse : le désigner comme pamphlet revient à le réduire à une position politique. Bien sûr, on peut analyser l’arrière-plan de mes livres, leur trouver du sens, etc. ; mais les réduire à cela, c’est me désigner comme un idéologue (implicitement : un idéologue réac) et donc nier les plaisirs mêmes du roman – ce qui ne m’étonne guère dans un pays ou l’on oublie facilement ces plaisirs pour se gargariser de narcissisme littéraire et de préciosité pseudo-stylistique.

727 romans publiés en cette rentrée littéraire 2007. Vous y êtes-vous intéressé ? Qu’avez-vous lu, qu’avez-vous retenu ?

Je suis assez décalé de l’actualité littéraire. J’ai la chance de ne pas être critique, donc pas obligé de lire tout le temps ce qui paraît, ni de faire semblant. En fait je lis surtout mes amis (ce qui fait déjà bon nombre d’envois). Mais globalement, pour moi, l’événement majeur en France reste le succès de Houellebecq, qui nous a aidés à en finir avec trente ans d’avant-gardisme réchauffé, de fausse sophistication d’écriture, pour nous rappeler le lien entre le roman, l’Histoire, le monde, le réel, et l’imaginaire.
Son oeuvre soulève cependant plusieurs confusions : 1°) D’abord lorsqu’on rapproche Houellebecq d’autres écrivains « branchés », sous prétexte qu’ils parlent tous de sexe et de modernité… La différence, c’est que Michel est un vrai romancier, un raconteur d’histoires, quand la plupart des autres ne font que radoter leur autofiction ; 2°) Ensuite lorsqu’on affirme que Houellebecq n’a pas de style, sous prétexte qu’il ne fait pas d’effets de style… Ceux qui parlent ainsi confondent le style et la préciosité. Le style de Houellebecq est tout entier dans chacune de ses phrases, de ses situations, de ses personnages qui sonnent toujours d’une façon incroyablement personnelle, sous l’apparence de la simplicité ; 3°) Enfin, pour ce qui me concerne, lorsqu’on me désigne ici ou là comme un « houellebecquien ». En réalité, j’ai commencé à publier avant lui et trouvé ma voie en 1992, dans Tout doit disparaître. Je parlerais donc plutôt d’affinités et de parallélisme. Par ailleurs, nous sommes amis et je me réjouis de son succès mérité, notamment à l’étranger où il a permis d’évacuer l’idée du roman français rasoir et invendable (type nouveau roman). Je le mesure moi même au fil des voyages, dans la vingtaine de pays où je suis traduit.

Vous regrettez toujours que le roman soit devenu une simple « tribune d’expression », au détriment de sa fonction d’espace critique ?

Le rejet de l’élément social était la grande affaire des avant-gardes d’après guerre – Nouveau-Roman en tête -, qui se sont surtout intéressées à « l’écriture » et n’avaient pas de mots assez durs pour le roman « balzacien ». De ce culte de l’écriture à un roman expressif, dont les mots sortent des tripes, il n’y avait qu’un pas, largement exploité par une certaine littérature contemporaine, de Marguerite Duras à Christine Angot. Les bons élèves continuent de répéter que tout roman est désormais une question de mots, de langue, de style, et que les enjeux sociaux sont dépassés pour le romancier (drôle d’aveuglement, au moment où la société se transforme radicalement). L’ennui du roman « monologue », hélas, c’est qu’il dit toujours un peu la même chose, à savoir « je », c’est-à-dire rien… Alors que le roman « balzacien », lui, se renouvelle aussi souvent que le monde se transforme, inspirant à chaque moment de l’Histoire de nouveaux personnages, de nouvelles situations, de nouveaux décors, de nouvelles formes. Les écrivains, comme les peintres impressionnistes, devraient sortir de leurs ateliers et aller respirer l’air du monde.

Cette obsession de comprendre et d’analyser l’époque ne vous fait-elle pas courir le risque de vous répéter dans votre œuvre littéraire ?

Récemment, un journaliste de Livres Hebdo, expliquant que je m’adonnais une nouvelle fois à la « critique du monde moderne », concluait que j’aurais besoin de me renouveler pour accomplir une oeuvre… Curieuse observation : peut-on reprocher à un écrivain d’écrire toujours la même chose ? Balzac n’a-t-il pas obstinément décrit la société de son époque ? Et que dire de Molière, Proust, Gombrowicz, Aymé, Céline, Waugh, Maupassant, pour ne parler que de ceux que j’aime, toujours obsédés par les mêmes thèmes, les mêmes questions ? Ou, dans un genre très différent et plus proche de nous : Modiano n’a-t-il pas écrit d’innombrables variations sur le même sujet ? Faut-il le lui reprocher ? N’est-ce pas plutôt ce qui nous attache à lui ? En vérité, ce genre de critique, réduisant une nouvelle fois le roman à un pamphlet sur la modernité, trahit une certaine indifférence aux vrais plaisirs du récit, à la description d’un monde étrange et à tout ce qui différencie cette Cité heureuse de mes autres livres.

Vous êtes également essayiste. En 1995, avec Requiem pour une avant-garde (lire l’interview que Benoît Duteurtre nous avait accordé lors de sa réédition en 2006), vous avez été à l’origine d’une polémique à propos la musique contemporaine et de son institutionnalisation en France. Quels sont selon vous, aujourd’hui, les sujets qui fâchent, les non-dits que vous souhaiteriez développer dans le cadre d’un nouvel essai ?

Pas de projet pour l’instant. Mais j’ai repris dans Ma belle époque bon nombre d’articles polémiques sur des sujets divers (la gauche, le travail de deuil, la vache folle, l’anglais, la cigarette, le style…) qui résument certaines de mes obsessions, de mes amours aussi. Je crois cependant que le sujet de Requiem pour une avant-garde reste d’actualité, au delà de la musique : c’est la description d’une culture officielle qui, pour la première fois dans l’histoire, se prend pour une culture subversive et rebelle. C’est l’existence d’un milieu qui fait l’opinion, qui ne doute pas de lui, qui annone sans fin les mêmes dogmes (ceux de l’avant-gardisme béat, de l’écriture pour l’écriture, des Cahiers du cinéma) et bannit tout contestation comme réac et intolérable. J’en découvre chaque jour de nouveaux développements : tout récemment encore, dans le monde déprimant du « théâtre public », où le conformisme dans le choix des textes, la haine de la comédie et de l’esprit mordant, la négation des plaisirs du théâtre (les situations, le jeu d’acteurs) dépassent parfois l’imagination.
Moi, je rêverais d’écrire un boulevard mordant, ancré dans l’époque, à la fois drôle, parlant, vivant – plutôt que ces leçons de textes en noir, ces ressassements sans fin de la même esthétique expressionniste.

Vous évoquez souvent la question du goût. Comment définir le « bon goût » et le « mauvais goût » en 2007, si c’est possible ?

Le bon goût, c’est le goût dominant qui se croit original ; ce sont les journalistes, les intellectuels qui répètent en chœur les mêmes idées en se persuadant d’être dérangeants, c’est la « nouvelle nouvelle vague » qui fait la même chose que la « nouvelle vague » et qu’on présente pour cette raison comme insolente et novatrice – alors qu’elle est simplement académique. Ce sont les dix films ou les dix romans les plus rasoirs de la rentrée, simultanément à la une des Inrocks, de Télérama, de France culture, etc. Et qui, d’ailleurs n’auront généralement que peu de succès, mais forment le goût passager du milieu qui fait l’opinion. Ce sont les films des néo-Godard, les pièces des néo-Koltès, la musique des néo-Boulez. Toute cette purge qui vous tombe des mains et donne de l’art une idée si bourgeoise, si grise, si ennuyeuse. C’est aussi la façon qu’a ce milieu – officiellement épris d’audace et de liberté – de ne jamais évoquer ce qui n’entre pas dans ses cases (je le vois pour moi même, après dix romans et des dizaines de traduction, mais à peu près jamais une ligne dans la presse « pensante » !). Non seulement ce microcosme du bon goût ne montre aucune curiosité, mais il entretient des oppositions assez bêtes, par exemple entre roman-littéraire et roman-à-sujet. Dès l’instant où un livre se réduit aux jeux d’écriture, on le gratifie d’une véritable critique littéraire. Mais quand le romancier se donne la peine de parler aussi du monde, on juge ses idées en oubliant l’écriture, la construction, la forme de son roman.

Quels sont les choses, les sujets ou les thématiques qui vous passionnent véritablement aujourd’hui ?

Tout m’intéresse dans mon époque, mais seulement du point de vue concret. C’est à dire non pas selon les critères idéologiques (le progrès, la nouveauté, le bien, le mal), mais en regardant précisément ce qui se passe : qu’est-ce qu’un monde où les gens passent leur temps à téléphoner mais où les services téléphoniques sont injoignables, où les salaires diminuent et où le travail augmente, où tout le monde a peur de perdre son emploi, où l’on parle d’écologie dans des villes gangrenées par la circulation… Il y a là de quoi imaginer encore beaucoup d’histoires, dans cette manière où je prends beaucoup de plaisir et que je qualifie d’« anticipation légère » (c’est à dire juste sur le fil, là où la folie du réel rejoint les extravagances de l’imagination). J’ai également en tête une série de romans plus nettement autobiographiques.

Vous êtes passionné de musique classique et contemporaine. Vous intéressez-vous tout de même aux musiques actuelles ?

Mes goûts musicaux sont très divers. D’abord, j’aime passionnément la musique du début du XXe siècle (Debussy, Ravel, Stravinski) et certaines musiques contemporaines (comme Steve Reich). Dans mon émission sur France Musique (Etonnez moi Benoit, le samedi à 10h, ndlr), je passe aussi beaucoup d’opérette, des chanteurs de l’entre deux guerres, du tango, de la bossa, de la musique indienne style Bollywood, des orchestres de jazz anglais… Et, plus près de nous, j’ai toujours adoré certains groupes pop (Led Zeppelin) ou new wave (B-52’s), mais surtout le funk (James Brown, mon idole), la bonne variété sirupeuse (Barry White) et quelques groupes rap comme Cypress Hill.

Lisez-vous toujours autant la presse (papier et Internet) ? Quel regard portez-vous sur elle, à la fois en en tant que journaliste-chroniqueur et simple lecteur ?

En lisant la presse, je suis souvent frappé par le décalage entre les grands discours sur la noblesse de l’information et la réalité d’un métier facilement empressé de décliner les discours dominants. Dans Ma belle époque, j’ai repris un texte sur l’affaire d’Outreau et la façon dont la presse s’est dédouanée du scandale en accusant la « faillite de la justice »… alors même que les médias étaient les premiers à rebondir aveuglément sur n’importe quelle pseudo-affaire de pédophilie, sans chercher à distinguer le vraisemblable du délirant. Disons qu’il en va souvent de même dans la presse culturelle où tout le monde (mettons Chronicart de côté !) a cette extraordinaire façon d’encenser au même moment les mêmes choses, de rejeter au même moment les mêmes choses en faisant preuve d’un extraordinaire manque d’originalité (c’était déjà le sujet de mon roman Tout doit disparaître). Dans ce contexte, je crois qu’Internet peut jouer un rôle de presse indépendante, moins contrainte par des formats (c’est un lieu possible pour une vraie critique littéraire). Mais il ne suffit pas qu’une presse se dise indépendante et libre d’esprit pour l’être vraiment. Car, trop souvent, cette « liberté » consiste à répéter la même chose que les autres, en faisant comme s’il s’agissait d’une position risquée. Ce qui m’intéresse davantage, c’est de rencontrer parfois une vraie liberté éditoriale, aussi sévère pour les dogmes du bon goût moderne que pour les productions industrielles de la culture de masse.

Propos recueillis par

La Cité heureuse, de Benoît Duteurtre
(Fayard)

Ma belle époque, de Benoît Duteurtre
(Bartillat)